L’image du pays dégradée
Maladie de Bouteflika
L’image du pays dégradée
El Watan, 13 avril 2016
C’est une image qui choque. Une épouvantable scène qui heurte la sensibilité nationale au plus haut point. Bien qu’elle n’ait duré que 40 secondes, la séquence télévisée montrant le chef de l’Etat, Abdelaziz Bouteflika, dans un état de santé intenable, a provoqué une «gueule de bois» nationale. L’émoi est transversal. L’indignation le dispute à la colère.
Un dur moment de malaise qui re-plonge brusquement le pays dans un désarroi total. Il révèle l’incurable maladie du système qui a définitivement atteint ses limites historiques. Et c’est tout le pouvoir qui se trouve alors embarqué sur un fauteuil roulant. Se pose alors l’inévitable question de la capacité du chef de l’Etat à assurer ses fonctions.
Il est vrai que le matraquage politico-médiatique officiel s’est employé instamment à rendre «normale» une situation exceptionnellement anormale et étrange. Mais il a suffi de quelques images pour la démolir. Elles accréditent fortement la thèse de «la vacance du pouvoir» soutenue par l’opposition. «Cela montre combien est grande la difficulté de l’Algérie à entrer dans l’Etat de droit. Le prestige de l’Algérie est terriblement atteint par un Président qui ne préside pas», a commenté l’ancien chef de gouvernement Sid-Ahmed Ghozali.
Ironie de l’histoire, c’est Abdelaziz Bouteflika qui a été rappelé au pouvoir en avril 1999 avec pour mission, entre autres, de redorer l’image de l’Algérie à l’international et qui, 15 ans après, renvoie celle d’un pays sans leadership. Trois ans après son accident vasculaire cérébral survenu le 27 avril 2013, le chef de l’Etat n’arrive plus à s’en remettre. Tout comme le pays, dont l’état est tout aussi vacillant. C’est la conséquence manifeste du quatrième mandat présidentiel imposé dans des conditions troubles.
Depuis, la maison du pouvoir est enferrée dans des contradictions entre les différents groupes influents. Les désaccords débordent souvent les murs du palais, comme l’illustre, entre autres, l’interminable «bagarre» entre les chefs du FLN et du RND. Une lutte acharnée par appareils politiques interposés, sur fond de scandales de corruption qui rythment la chronique nationale. Il s’avère de plus en plus que le choix du statu quo fait en avril 2014 rend inextricable la problématique du pouvoir. A l’incapacité de rapprocher les forces politiques autour d’un compromis politique et aux tiraillements entre les décideurs eux-mêmes se superposent un contexte politique économique délétère et un environnement régional des plus incertains.
D’évidence, ceux parmi les décideurs qui érigent le bouteflikisme en horizon indépassable font courir au pays un risque d’effondrement. «L’état dans lequel est apparu Bouteflika affaiblit considérablement les capacités de représentation de son pays. Je pense que le Président manque de discernement et que son entourage manque de dignité et l’Algérie en prend un coup», réprimande l’ancien ministre Abdelaziz Rahabi. Pour lui, «l’opposition a eu raison d’appeler à la tenue d’une présidentielle anticipée».
Cependant, cette opposition, qui porte une revendication de changement profond de la nature du système, se heurte au refus obstiné des décideurs, qui s’enferment dans le jeu dangereux des tractations dans «l’antichambre royale» en vue de préparer les conditions d’une succession contrôlée. Mais non sans difficulté, car les instruments d’arrangements claniques traditionnels dont ils disposent ne sont plus les mêmes depuis le départ du patron des Services secrets. Le rôle d’arbitre qu’assumait jadis Larbi Belkheir et, ensuite, le général Toufik n’est plus assuré depuis que ce dernier a été éjecté de l’orbite. D’où le blocage politique persistant et l’obstination à maintenir un Président impotent qui sert plus de rempart légal.
En bas, nombreux sont les Algériens désabusés, dégoûtés et surtout en colère, telle une cocotte-minute prête à exploser à tout moment. Mais ils restent lucides, sachant à juste titre que tout effondrement du pouvoir peut entraîner tout le pays dans l’abîme.
Dans ce paysage piégé et miné de partout, les rares voix qui font appel à la raison peinent à se frayer un chemin ; pourtant, elles sont l’unique voie de salut. Le temps n’est plus un allié. Il est urgent de sortir le pays de cette périlleuse impasse.
Hacen Ouali
Diffusion des images d’un Bouteflika malade
«Personne ne peut plus croire en l’alacrité du Président»
L’image choquante du président Bouteflika lourdement affecté par la maladie dévoile l’incapacité de ce dernier à gérer un pays comme l’Algérie. En diffusant une telle photo, le Premier ministre français savait quelle portée elle allait avoir sur les Algériens, mais surtout sur le clan qui dirige les affaires de l’Etat. Des sources bien informées y voient un acte de représailles, mais pas un lâchage de la France, parce qu’elle a encore besoin de l’Algérie en cette période de crise majeure.
Assis sur une chaise roulante, les yeux hagards, le regard perdu, la mâchoire crispée, la bouche entrouverte, la voix totalement éteinte et les bras fixes. C’est l’image, choquante, d’un Président — Abdelaziz Bouteflika — très affaibli, pour ne pas dire momifié, que nous a renvoyée en plein visage le twitter du Premier ministre français, Manuel Valls, dès son retour à Paris, lundi dernier, et reprise en boucle par une grande partie des médias français. Ce visage boursouflé renvoie malheureusement au drame de l’Algérie. Celui d’être présidée par un homme gravement malade, dont les prérogatives seraient entre des mains malsaines.
C’est en tout cas le sentiment que ressent une bonne partie de la société algérienne, qui a enflammé les réseaux sociaux en exprimant sa colère et son indignation. Mais que s’est-il passé pour que ceux qui avaient accusé, deux jours avant, les médias français d’avoir porté atteinte à l’image du Président, en publiant sa photo à la une du journal Le Monde, en traitant l’affaire Panama Papers, permettent la tenue d’une telle rencontre, dans l’état où était Bouteflika ?
Selon des sources bien informées, «l’état de santé du Président a atteint un point de non-retour. Il était impossible de le montrer sous un autre visage. Il semble ne plus décider depuis bien longtemps». La réponse rappelle étrangement les préoccupations exprimées par les membres du Groupe des 19, qui avaient dénoncé «une usurpation des prérogatives du Président» par des personnes de son entourage, soutenues par une oligarchie d’hommes d’affaires qui a pignon sur rue mais surtout sur les marchés publics.
«Les membres du cabinet ne peuvent pas trouver meilleure situation que celle dans laquelle ils ont mis le Président. Isolé, il n’est au courant que des faits qu’ils veulent bien lui montrer. Il est souvent en convalescence et son état ne pourra connaître une amélioration. Dans le meilleur des cas, il restera stationnaire. Ce qui permet à ceux qui tiennent les rênes de décider sans être mandatés, évitant ainsi toute responsabilité en cas de dérive ou de remise en question.
En clair, ils ont tous les pouvoirs sans être comptables», expliquent nos interlocuteurs. Pour ces derniers, «la course à la succession est ouverte. Tous les candidats, Abdelmalek Sellal, Ahmed Ouyahia, Ahmed Gaïd Salah, Abdessalem Bouchouareb et Amar Saadani, se voient déjà au poste de la magistrature suprême. Le frère du Président, Saïd Bouteflika, fait croire à chacun d’eux qu’il est le cheval gagnant. Mais en réalité, il n’y a rien à l’horizon, parce qu’un réel candidat à la succession aurait permis au clan de mettre de l’ordre.
Or, la visite de Manuel Valls a démontré clairement que rien ne va plus au plus haut sommet de l’Etat dont l’avenir est incertain. Plus grave, l’état de santé du Président s’est dégradé et n’est plus un secret. La photo qu’a publiée le Premier ministre français est parlante. Désormais, personne ne peut croire à l’alacrité de Bouteflika, et encore moins à ses capacités de gérer les affaires du pays. Son état augure une fin probablement proche, à laquelle le clan ne s’est pas encore préparé et risque d’ouvrir les portes à toutes les dérives possibles».
Un constat qui donne froid dans le dos, mais la question qui reste sur les lèvres des plus avertis est celle-ci : dans quel but Manuel Valls a-t-il mis les pieds dans le plat pour balancer une telle photo aux visages des Algériens, lui dont le pays est l’un des principaux alliés des dirigeants algériens ? Nos interlocuteurs répondent : «Tout le monde sait qu’en venant en Algérie, Manuel Valls voulait rentrer chez lui les valises pleines. Or, cela n’a pas été le cas. L’affaire Panama Papers a grillé une bonne partie des cartes et suscité une rupture de confiance. Valls est retourné chez lui bredouille. Il a twitté la photo de Bouteflika à titre de représailles.»
Peut-on croire que la France de François Hollande, le Président qui avait soutenu et appuyé le 4e mandat de Bouteflika malgré les lourdes conséquences de sa maladie sur ses capacités à gérer un pays comme l’Algérie, puisse lâcher ses alliés ? «Pas du tout», s’écrient nos sources. «Ce ne sont que des représailles et non pas un lâchage comme certains le disent. La France traverse une crise économique majeure et la cote du président Hollande a atteint son niveau le plus bas. L’Algérie est pour lui cette bouée de sauvetage, dont il a besoin. Il veut rafler le maximum de marchés pour sauver ses entreprises.
C’est dans une situation de vulnérabilité, de faiblesse, d’opacité et de désordre qu’elle peut influer et arracher ce qu’elle veut. La situation dans laquelle les proches du Président ont plongé le pays est propice à toutes les dérives et les atteintes à la souveraineté. C’est d’ailleurs une opportunité pour tous les prédateurs qui vivotent autour de la Présidence.» Le constat est sombre et n’augure rien de bon. L’image réelle du Président, celle d’un homme extrêmement affecté par la maladie, illustre parfaitement ce décor sinistre.
Les lois de la biologie ne permettent pas à un cerveau sans corps de gérer les affaires d’un Etat, de surcroît aussi complexe que l’Algérie. A en croire nos interlocuteurs, «nous sommes à la croisée des chemins. La fin d’une étape est si proche mais l’avenir reste malheureusement incertain en raison de l’entêtement suicidaire des faiseurs de décisions à vouloir réanimer un corps qui a perdu ses forces, dans le seul but d’accaparer le pouvoir et de se maintenir au plus haut de la hiérarchie de l’Etat. Une piètre image qu’ils donnent du président Bouteflika et surtout du pays, qu’ils prétendent défendre».
Salima Tlemçani
Des partis politiques dénoncent
«Une humiliation de trop pour la nation»
Les dernières images du président Bouteflika, prises à l’occasion d’une audience accordée dimanche passé au Premier ministre français, Manuel Valls, choquent et révoltent en même temps.
La vidéo de quelques secondes, montrant le chef de l’Etat diminué et incapable d’articuler le moindre mot, provoque une onde de choc chez les Algériens en général et la classe politique en particulier. Les responsables de parti que nous avons pu joindre hier ne cachent pas leur colère quant à l’image très froissée de l’Algérie renvoyée au monde entier à travers cette séquence. Ils réclament ainsi la vérité sur l’état de santé du Président, tout en demandant à sa famille de lui éviter ces rituels qui attentent à sa personne et à la Nation. «Je considère qu’il est inutile, comme s’acharnent à le faire certains, d’ironiser sur l’état de santé de Bouteflika. Le préjudice porté à l’homme, au-delà de l’institution présidentielle, est révoltant.
Le chef de l’Etat est otage d’un clan et il est du devoir en premier lieu, en l’absence de l’Etat, de sa famille de le soustraire à toutes ces apparitions qui portent atteinte à sa personne et à la nation», affirme Athmane Mazouz, chargé de communication au RCD. Selon lui, l’Algérie «est devenue la risée du monde. La nation est humiliée». «On veut que toutes ces mises en scène cessent et que l’Algérie ne subisse plus toutes ces dégradations.
Que ceux qui sont en charge, dans l’ombre, de la gestion de l’Etat pensent à l’image du pays qui subit décadence et humiliation. Laisser tourner en dérision l’image de l’institution présidentielle est inacceptable et les images plus que pitoyables que les médias ont relayées d’un Bouteflika très fatigué et au regard perdu portent sévèrement atteinte au pays», ajoute-t-il, estimant qu’à travers ces images «le pays s’affiche à la face du monde comme un bateau sans capitaine».
La secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT), Louisa Hanoune, dénonce de son côté «l’amateurisme» et «la faillite» de ceux qui gèrent la communication présidentielle. «C’est tout simplement une provocation qui suscite la colère et l’indignation. C’est du mépris», déclare-t-elle.
Louisa Hanoune s’interroge aussi sur la finalité d’imposer au chef de l’Etat la réception d’un Premier ministre étranger (Manuel Valls ndlr) alors que son homologue est habilité à le faire. «C’est un précédent très grave. D’un côté on conteste l’atteinte à l’institution présidentielle et, de l’autre, on laisse passer de telles images», condamne-t-elle.
Commission médicale, article 88 et transition
Estimant que l’état de santé du président de la République «est inconnu», certains partis politiques réclament la vérité. «Nous aurions aimé que la réputation de l’Etat algérien soit préservée. Mais ce n’est pas le cas avec cette image. Nous craignons que des parties nous cachent la vérité sur la santé du Président.
C’est pourquoi le conseil constitutionnel doit charger une commission médicale pour faire la lumière sur cette question. Et s’il s’avère que le président est incapable d’assumer ses missions, il faut alors procéder à l’application de l’article 88 de la Constitution», explique Mohamed Hadibi, chargé de communication du mouvement Ennahda.
Pour Jil Jadid, «l’application de l’article 88 est aujourd’hui d’actualité». «La vacance du pouvoir est vérifiée. Ces images font mal au cœur. Elles confirment que la fonction présidentielle est détournée, avec l’accord du Président», explique Younes Sabeur Cherif, chargé de communication de ce parti. Et d’ajouter que «cela confirme les doutes exprimés par l’opposition sur la capacité du Président à gouverner».
Le responsable de la communication au MSP, Benadjaimia Bouabdallah, abonde dans le même sens : «Nous sommes devenus la risée de la presse française et européenne. Seuls le pouvoir et les promoteurs du quatrième mandat assument la responsabilité de cette mascarade et de celles à venir», indique-t-il, déplorant les fuites en avant du pouvoir qui refuse de donner suite à la demande de l’opposition portant sur la nécessité d’«aller vers une période de transition graduelle et négociée».
Le FLN menace
Pour le président du Front national algérien (FNA), Moussa Touati, «l’incapacité du Président à gouverner est une évidence depuis 2014». «Une personne malade doit s’occuper de sa santé. Elle ne peut pas faire autre chose. Malheureusement, le Président gère le pays pas procuration ; c’est la nouvelle bourgeoisie qui a accaparé les institutions, qui gouverne et permet aux Français de recoloniser l’Algérie autrement», soutient-il. Contrairement à ces partis, le FLN crie au «montage» et met en garde la presse française «contre l’excès de la provocation». «Le Président se porte bien et son dossier de santé ne concerne pas la presse française.
Nous lui lançons, à l’occasion, un autre avertissement et nous lui demandons de ne pas jouer avec le feu, surtout que les relations entre les deux pays sont fébriles. Les plaies ne sont pas encore cicatrisées», menace Hocine Kheldoune, chargé de la communication au FLN, en demandant «l’interdiction des journaux français Le Monde et Le Figaro notamment en Algérie».
Madjid Makedhi
La famille Bouteflika interpellée
En l’absence de toute communication officielle sur de l’état de santé réel du chef de l’Etat, c’est vers la famille Bouteflika que les regards se tournent.
Les images montrées, avant-hier, par les médias du monde entier dépassent le cachet politique du problème. La dignité et le respect dû à un homme malade sont au cœur des discussions des Algériens. Sur les réseaux sociaux ou dans les cafés, les débats portent désormais beaucoup plus sur l’homme qu’est Abdelaziz Bouteflika et les conséquences de telles images sur la réputation du pays.
La famille du chef de l’Etat, qui l’a toujours entouré et a travaillé avec lui — ses trois frères et sa sœur sont conseillers à la Présidence — sont donc interpellés pour «soustraire» Abdelaziz Bouteflika à «ces apparitions qui portent atteinte» à son image et à la nation, pour ne reprendre que la déclaration du RCD (voir article signé Madjid Makedhi).
C’est avant tout une réplique aux déclarations de Abdelmalek Sellal qui, lors de sa récente conférence de presse avec son homologue français Manuel Valls, a évoqué «le respect de la dignité» du chef de l’Etat. Une dignité qui ne semble pas présente à travers ces images qui circulent depuis plusieurs jours dans les médias et sur les réseaux sociaux.
La famille Bouteflika est interpellée d’autant plus que le chef de l’Etat lui-même se sert de son entourage à chaque fois qu’il entend lancer des messages aux Algériens. Ainsi, c’est en famille qu’il avait reçu, en 2010, le footballeur français Zinedine Zidane lorsque des rumeurs sur la dégradation de son état de santé circulaient avec insistance dans le pays.
C’est également accompagné de sa famille qu’il accomplit son devoir électoral à chaque élection. Mais des informations recoupées indiquent que les frères et la sœur du Président ne sont pas de même avis concernant la gestion de son image. Certains proches, notamment sa sœur, n’apprécient pas de voir leur frère apparaître dans cet état devant les caméras du monde entier.
Ali Boukhlef