Bouteflika accuse l’opposition de pratiquer la «politique de la terre brûlée»
Dans un discours lu par son conseiller à Ghardaïa
Bouteflika accuse l’opposition de pratiquer la «politique de la terre brûlée»
El Watan, 21 mars 2015
Jamais depuis son arrivée au pouvoir, en 1999, Abdelaziz Bouteflika n’a usé d’un ton aussi violent et belliqueux envers l’opposition et la presse indépendante.
Qui plus est dans un discours censé être élaboré pour célébrer une date historique autour de laquelle s’unit toute la nation. Dans ce message envoyé à l’occasion de la célébration du 19 Mars, Abdelaziz Bouteflika accuse les opposants de pratiquer la politique de la «terre brûlée», en référence aux pratiques du colonialisme. Et la comparaison avec cette période funeste de l’histoire du pays ne s’arrête pas là.
Le chef de l’Etat relève que ces opposants veulent «arriver au pouvoir» même «en mettant notre Etat en ruine et en marchant sur les cadavres des enfants de notre peuple».
Le ton est violent, sec et menaçant. «De pseudo hommes politiques, soutenus par une presse qui n’a aucun souci de son éthique professionnelle, s’évertuent, matin et soir, à effrayer et démoraliser ce peuple, à saper sa confiance dans le présent et l’avenir. Ce peuple qui n’a pas accordé et n’accordera pas de crédit à leurs sornettes.» Rien de moins.
L’opposition est donc avertie à la fois de la colère présidentielle, mais aussi de l’estime que lui porte le Président de tous les Algériens.
La presse, pour sa part, celle qui a donc le tort de «soutenir» cette opposition, commet en le faisant des écarts condamnables à l’éthique et la déontologie. Abdelaziz Bouteflika, dont le discours a été lu par un de ses conseillers à Ghardaïa, a donc choisi la confrontation et l’accusation directe. Il annonce à ses opposants que l’Etat, confondu à l’occasion avec le pouvoir, s’apprête à prendre des mesures à leur encontre et promet la «rigueur» ce faisant.
«un surcroît de fermerté et de rigueur»
Alors qu’il a toujours prôné «la liberté d’expression», le chef de l’Etat sort la rhétorique guerrière et met en garde les opposants. La situation «nous met dans l’extrême obligation d’user d’un surcroît de fermeté et de rigueur pour défendre l’Etat. C’est un devoir constitutionnel, légal, légitime et moral qui ne peut souffrir ni report ni dérobade», a-t-il fulminé. L’attaque ne s’arrête pas là. Abdelaziz Bouteflika prend le peuple à témoin et rappelle que «d’aucuns sont, hélas, nombreux à se laisser aller, pour des motifs futiles, à commettre des actes de vilenie morale et d’incivilité totalement incompatibles avec les fondements et les constituants d’une citoyenneté authentique et responsable».
Le message de Bouteflika s’adresse ici, sans ambages, à l’opposition qui s’organise de plus en plus. La «fusion», réussie dernièrement, des partis et des hommes politiques avec le mouvement de protestation d’In Salah ne serait pas étrangère au courroux mal contenu du chef de l’Etat. Il sort un discours jamais employé, en tout cas trop rarement par le passé contre ceux qui n’adhèrent pas à ses choix politiques. La menace n’est plus voilée, elle est directe. Elle annonce d’autres tours de vis qui pourront s’opérer, dans les prochains jours, sur l’activité politique nationale.
Les restrictions contre l’opposition sont déjà à l’œuvre depuis des années. Des activités de certains partis politiques ont été interdites et des autorisations d’activités publiques refusées. Mais ce qui va venir, à se fier au contenu du discours, s’annonce encore plus dur.
Comment le pouvoir compte-il procéder ? On ne le sait pas encore. Dans le même discours, la presse également a eu sa part de menaces. La profession, elle aussi, connaît déjà les affres de cette nouvelle politique belliqueuse du pouvoir mais doit à son tour s’attendre à ce que s’abattent de nouvelles restrictions. Les rares journaux qui gardent encore leur indépendance souffrent déjà de pressions en tous genres qu’exerce le pouvoir.
A commencer par les pressions de plus en plus assumées sur les annonceurs privés en vue de les amener à boycotter certains journaux. Tandis que le 19 Mars 1962 est synonyme de cessez-le-feu mettant fin à la guerre d’indépendance, celui de cette année est le début d’une nouvelle guerre. Celle qui verra le pouvoir personnel de Bouteflika déclarer la guerre aux rares voix qui s’élèvent contre lui.
Ali Boukhlef
Abderrazak Makri, président du MSP : «Le pouvoir perd confiance en lui-même»
«S’il y a une menace à faire, elle doit être faite à l’adresse des corrompus et de la mafia qui sont en train de torpiller tous les efforts de développement du pays et qui ont détourné l’argent public. Monsieur Chakib Khelil n’est pas un étranger pour le président Bouteflika. Il est même un de ses proches. C’est à Chakib Khelil et à cette mafia que le chef de l’Etat doit s’attaquer et non pas à l’opposition. Cette dernière ne fait que son devoir. Les tableaux noirs qu’elle dresse ne sont pas des vues d’esprit. Le constat de l’opposition se base sur les données officielles fournies par le gouvernement, l’ONS, les Douanes et le gouverneur de la Banque d’Algérie.
Quand l’opposition dit que l’économie reste, malgré les dépenses faramineuses consenties ces quinze dernières années, dépendante des hydrocarbures, ce n’est pas une invention. Quand on dit que la balance commerciale est déficitaire, c’est aussi une réalité. Je pense que cette réaction traduit une situation de frustration chez les tenants du pouvoir, qui sont déstabilisés. Le pouvoir a perdu confiance en lui-même et je pense que l’opposition a réussi. Elle a pu faire sortir les tenants du pouvoir de leur réserve. Le stimulus de l’opposition a eu son effet.»
Opposition et presse indépendante : Le temps de la répression
En choisissant la fête de la Victoire pour régler ses comptes avec ses adversaires politiques, le chef de l’Etat divise en désignant l’opposition qui se laisse glisser sur «la dangereuse pente de la politique de la terre brûlée».
Une attaque jugée excessive et étrange de la part d’un Président qui dit vouloir renforcer «le front intérieur» pour faire face aux dangers extérieurs. Un discours belliqueux et un affolement qui semblent trahir la panique qui saisit le pouvoir de Bouteflika, à lui faire perdre le sens de la mesure et révéler son incapacité à se hisser à la hauteur de la gravité de la situation. Au blocage politique et économique dont la responsabilité incombe totalement à son pouvoir, le Président propose de verrouiller davantage les rares espaces politiques et mater une opposition qui a réussi son pari en forgeant une large coalition.
Mis en difficulté politique, le pouvoir de Bouteflika n’arrive plus à ouvrir des perspectives sérieuses et rassurantes pour le pays et cherche à désigner ses adversaires comme seuls responsables de la déliquescence de l’Etat. Toute critique est ainsi assimilée à une menace pour le pays. Bouteflika, à travers son discours du 19 Mars, envoie le signe d’un homme qui se confond avec l’Etat et la nation. Il «promet» des lendemains de répression.
Dans sa violente charge, le chef de l’Etat n’épargne pas la presse indépendante à laquelle il voue une aversion qui ne fait plus mystère. Le Président désigne ainsi une profession qui n’a «aucun souci de son éthique professionnelle». Une attaque qui s’inscrit en droite ligne de la guerre faite aux journaux et qui a pris une tournure ignominieuse depuis le quatrième mandat.
Après les insidieuses méthodes – qui ont échoué – visant à étrangler financièrement les journaux, Bouteflika va-t-il oser fermer les titres de la presse indépendante ? En tout cas, c’est ce que suggère son propos en affirmant que «cet état de fait nous met dans l’extrême obligation d’user d’un surcroît de fermeté et de rigueur pour défendre l’Etat. C’est un devoir constitutionnel, légal, légitime et moral qui ne peut souffrir ni report ni dérobade».
Le pouvoir de Bouteflika fait donc des menaces contre l’opposition et la presse libre son programme politique. «Pathétique. Il donne un fort sentiment qu’il n’a pas d’agenda politique et économique, à part celui de demeurer au pouvoir le plus longtemps possible», commente Abdelaziz Rahabi. «C’est un aveu de faiblesse, un signe de panique qui renseigne sur l’incapacité du Président, en ce moment, à diriger le pays.
En lieu et place d’expliquer aux Algériens les défaillances de sa gouvernance, la persistance de la corruption et l’impasse dans laquelle se trouve le pays, il accuse l’opposition de tous les maux», ajoute encore l’ancien ministre. M. Rahabi n’exclut pas que le discours du Président ait été «inspiré par son entourage immédiat, qui se substitue à lui dans la gestion des affaires». Dans un passé récent, de nombreux acteurs politiques n’ont cessé d’alerter sur le «délitement de l’Etat» et le «transfert de ses pouvoirs vers des cercles informels» qui échappent à tout contrôle et qui ont accumulé des fortunes colossales, rendant l’Etat impuissant.
Faut-il rappeler, à ce titre, les propos d’Ahmed Ouyahia, alors chef de gouvernement, qui a parlé de «l’argent sale qui gangrène l’Etat». La puissance de l’argent, avec ses ramifications à l’international, s’emploie à s’emparer du pouvoir en domptant ses traditionnels instruments. Les informations qui font état de l’éventuelle dotation de l’oligarchie d’un parti politique renforcent cette hypothèse.
«Ubuesque»
Il faut dire que la base politique du «parti du quatrième mandat» ne cesse de se réduire à mesure que des contradictions, voire des désaccords, s’expriment à l’intérieur même du sérail sur la marche à suivre. Le Parti des travailleurs, qui pourtant était de ceux qui ont appuyé la stratégie de Bouteflika, non seulement a fini par prendre ses distances, mais aussi par sonner la charge contre une «oligarchie» qui s’emploie à s’emparer des leviers stratégiques du pouvoir politique et économique.
Si Louisa Hanoune a «crucifié» le ministre de l’Industrie et des Mines, Abdessalem Bouchouareb, et son ami le président du Forum des chefs d’entreprises, Ali Haddad, elle a aussi fortement interpellé le frère cadet du Président. Mme Hanoune somme Saïd Bouteflika – qui apparaît comme étant le chef de file de «l’oligarchie» – de s’expliquer.
Des observateurs ont interprété la sortie politique de Louisa Hanoune comme une attitude révélatrice d’une guerre de tranchées entre les différents pôles du pouvoir, même si d’autres estiment que «tout le monde au sein du pouvoir s’accommode de cette situation». De toute évidence, le discours de Bouteflika censé apporter des réponses adéquates à la crise multiforme qui déchire le pays, a paradoxalement délivré un message étrangement provocateur. «Nous sommes dans un Etat ubuesque», résume un ancien dirigeant en rupture de ban depuis 1999.
Hacen Ouali
ALI BENFLIS DOUTE DE LA PATERNITÉ DU MESSAGE
«Qui fait dire quoi au premier responsable du pays ?»
Ali Benflis, fondateur du parti Talaîou El Houriyet (les avant-gardes des libertés), doute de la paternité du message menaçant à l’égard de l’opposition, lu au nom du président Bouteflika jeudi dernier.
«Outre tous les autres ravages qu’elle occasionne au pays, la vacance du pouvoir rend particulièrement difficile de savoir qui fait dire quoi au premier responsable du pays», écrit-il dans un communiqué rendu public hier. «L’on ne sait qui, du titulaire nominal de la fonction présidentielle ou des cercles occultes qui se sont constitués à la faveur de la vacance du pouvoir, est le véritable concepteur et l’instigateur réel de ces agressions politiques contre l’opposition nationale», ajoute-t-il, estimant que de telles réactions sont le propre «des régimes totalitaires» qui versent, «à l’approche de leur fin, dans l’irrationnel et perdent leur sang-froid et avec lui le sens des réalités».
Pour l’ancien chef de gouvernement, ce message «prétendument présidentiel» suscite quatre lectures politiques essentielles.
La première est, estime-t-il, que ce message n’est pas «manifestement celui de Bouteflika». «Il n’en a ni la hauteur de vue, ni le sens de la mesure et de la responsabilité, ni la vision toujours rassembleuse qui forment les traits distinctifs des messages présidentiels respectables», précise-t-il, jugeant que le discours lu à Ghardaïa «est le pur produit de semeurs de discorde et de porteurs de haine». La seconde lecture de Ali Benflis porte sur la réalité du régime politique en place.
Un régime qui, estime-t-il, est complètement déboussolé. «Ce message prétendument présidentiel révèle aussi un régime politique qui n’a plus prise sur les réalités et un régime politique qui ne sait plus quoi dire, quoi faire et quoi inventer pour cacher ses innombrables faillites politiques, économiques et sociales qu’il laissera pour seul héritage à la génération présente comme aux générations à venir. C’est donc d’un régime politique saisi de panique, d’un régime politique désemparé et d’un régime politique ayant perdu son emprise sur les événements dont il s’agit. Et cela n’augure rien de bon pour notre pays», ajoute-t-il.
Hommage à la presse
Poursuivant, Ali Benflis impute la responsabilité au régime en place la déstabilisation du front intérieur.
Mais au lieu d’assumer cette responsabilité, écrit-il, le régime cherche des boucs émissaires, en désignant du doigt «l’opposition nationale». «Rappelons donc aux rédacteurs égarés de ce message que la presse nationale a payé le tribut du sang pour mériter et arracher son droit de penser, de s’exprimer, d’écrire et de critiquer sans autres limites que celles de sa conscience, du devoir de bien informer et des règles éthiques propres à la profession», lance encore Ali Benflis, précisant que l’enjeu actuel, pour l’opposition, est «la préservation de l’Etat national».
Madjid Makedhi