F. Ksentini: «L’amnistie est la meilleure des solutions pour tourner la page»
Entretien avec Farouk Ksentini
«L’amnistie est la meilleure des solutions pour tourner la page»
Par Ghada Hamrouche, La Tribune, 9 mars 2005
LA TRIBUNE : Vous faites partie des défenseurs du projet d’amnistie au moment où des associations victimes de la décennie rouge s’y opposent, évoquant l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité commis durant la décennie susdite…
Farouk Ksentini : Mettons d’abord les choses au point. La notion de crime contre l’humanité n’existe pas en droit positif algérien. Et tant que cette notion n’existe pas et que le législateur ne l’a pas instituée, à mon avis, il est inutile d’en parler. On ne peut pas valablement et sérieusement parler de crime contre l’humanité dans un pays où cette notion et ce concept n’existent pas. Peut-être que d’ici à l’avenir, ce concept prendra corps et sera institué mais, en l’état actuel de notre législation, on ne peut pas évoquer le crime contre l’humanité dès lors que le droit positif algérien n’y fait pas allusion. Cela étant, il faut souligner que l’amnistie générale est un débat initié par le président de la République lors de son discours du 1er novembre dernier. Les parents des victimes du terrorisme et les parents des disparus ont un point de vue que je respecte mais qui n’est cependant pas le mien. Et je leur demande, en revanche, de respecter mon point de vue et ceux des gens qui, comme moi, pensent honnêtement que l’amnistie générale serait la meilleure des solutions pour tourner la page.
Pourquoi donc ?
C’est la meilleure des solutions parce que l’Algérie ne peut pas, en l’état actuel des choses, se permettre de nouvelles fractures politiques et de nouvelles fractures sociales. Si nous nous lançons dans une série de procès parce que finalement ces associations revendiquent que tous les gens qui se soient rendus coupables de crimes multiples et divers au cours de ces dix dernières années soient traduits en justice, cela impliquerait nécessairement un certain nombre de procès voire des milliers de procès. D’abord, il est difficile d’identifier des coupables en l’absence de toute archive. On ne dispose que de quelques témoignages indirects par ci-par là. Si l’Algérie se lance dans ce nombre considérable de procès qui dureront plus d’une décennie, car les mis en cause bénéficieront, ce qui est normal, de la présomption d’innocence, ils auront droit à une défense, ils auront droit à un procès équitable et ils auront droit aux voies de recours prévues par la loi. Je disais, donc, si l’on se lance dans ce processus, on en aura, dans le meilleur des cas, pour dix années. Est-il raisonnable, souhaitable et judicieux de lancer l’Algérie dans cette direction ? C’est un problème que je pose honnêtement. Est-ce que ça ne serait pas ajouter aux fractures sociales et politiques qui existent déjà et qui ont fragilisé le pays en nous livrant à ce genre d’exercice périlleux d’ici l’avenir ? A mon sens, ce n’est pas raisonnable. Mais encore une fois, je respecte le point de vue des partisans de cette option mais je réaffirme que ce n’est pas la mienne. Ce n’est pas mon choix car je considère qu’il est de l’intérêt supérieur de ce pays de tourner la page pour se libérer et affronter les vrais problèmes qui sont ceux du développement, ceux du chômage et des problèmes sociaux connus. Tous ces problèmes-là, si nous ne les traitons pas sérieusement, auront pour effet celui de faire renaître le terrorisme de ses cendres car, soulignons-le, les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets.
Et le sentiment d’injustice n’aurait-il pas ce même effet ?
C’est fort possible. Je ne le souhaite pas mais je le sais par expérience pour avoir contacté les familles des disparus. Il y en a beaucoup qui se disent prêts à pardonner à condition qu’on leur dise la vérité. D’ailleurs, dans la démarche que j’adopte dans le cadre du mécanise ad-hoc sur la question des disparus, je pose comme impératif celui de dire la vérité aux familles des disparus, quelle qu’elle soit. Mais il est évident que vous avez parfaitement raison de dire que ce sentiment d’injustice puisse lui-même nourrir de nouvelles révoltes ou de nouveaux abus ou un esprit de vengeance. Mais, dans la vie politique, il y a des moments où il faut faire des choix parfois douloureux et même hasardeux mais il faut les faire et les assumer car, sans ces choix et sans la volonté déterminée d’aller dans telle ou telle direction, on ne peut pas avancer. Sur un plan intellectuel, je n’envisage pas cette amnistie de gaieté de cœur car elle profitera nécessairement à un certain nombre de criminels et je suis conscient de cela mais que pèse la justice ou le sentiment d’injustice devant l’avenir, tout l’avenir de toute une communauté ou de tout un pays ? Moi, je pense que ces sentiments ne pèsent pas bien lourd mais, encore une fois, c’est une réflexion purement subjective, purement personnelle et cela reste mon point de vue. Je comprends parfaitement que les familles meurtries ne le partagent pas, comme on doit comprendre que je ne partage pas le point de vue de ces familles qui ont fait un choix autre que le mien… C’est cela la démocratie et cela la liberté de la conviction : respecter les règles du jeu, se respecter les uns et les autres et comprendre une bonne fois pour toutes que nous pouvons avoir des points de vue divergents sur l’appréciation et la résolution d’un certain nombre de problèmes.
Vous venez d’évoquer le dossier des disparus, un des dossiers sensibles dans la question d’amnistie. A trois semaines de la remise du rapport au président de la République, avez-vous réussi à cerner le problème ?
Cerner le problème, c’était relativement facile car les données sont d’une simplicité «coranique». Le vrai problème, ce sont les solutions à proposer.
Quel est le chiffre définitif alors des disparus ?
Le chiffre définitif est de 6 146 disparus et c’est un chiffre fiable. Il n’y en a pas plus. Les partis, les personnalités ou les ONG qui disent le contraire et qui affirment recenser plus de 18 000 dossiers n’ont qu’à nous apporter les dossiers correspondants. Quant à l’ONG Somoud, qui affirme avoir 10 000 cas de disparition du fait du terrorisme, elle est invitée à nous soumettre les dossiers. Je les ai déjà invités et ils n’ont jamais répondu. Ces chiffres ne reposent sur rien de concret. Le chiffre que je vous donne repose sur des dossiers concrets, circonstanciés et exacts. Il est définitivement arrêté et irréversible.
Et quelles solutions préconisez-vous pour ce dossier ?
Je laisserai tout de même la primeur au chef de l’Etat mais je vous livrerai les deux grands axes. D’abord dire la vérité. L’Etat doit dire la vérité aux familles des disparus et les familles des disparus ont le droit de connaître le sort de leurs proches.
Avez-vous réussi à établir cette vérité ?
Au cas par cas, non. Car nous n’avons pas les pouvoirs d’investigation nécessaires et quand bien même nous les aurions, c’est extrêmement difficile d’établir la vérité, encore une fois, en l’absence d’archives et de témoignages directs. Comment peut-on travailler sur un cas de disparition qui a eu lieu en 1992 ou en 1993 en l’absence de toute donne sauf un vague témoignage de familles des disparus et contre-témoignage des institutions incriminées ?Il faut rappeler à titre d’exemple que Ben Barka a disparu à Paris en 1964. 40 ans après, on ne connaît pas encore les circonstances exactes de sa disparition. Il est vrai que c’est un cas emblématique mais pour vous dire que c’est extrêmement complexe, d’autant plus que les disparitions sont quasiment immatérielles. Pas même de cadavres, pas d’archives, pas de témoin fiable ou visuel. Les personnes incriminées se défendent car, disent-elles toutes, leurs rôles s’arrêtaient aux arrestations. Les services incriminés affirment avoir relâché les personnes arrêtées après leur interrogatoire et les familles affirment qu’ils ne sont jamais rentrés. Il faut aussi noter que nous ne sommes pas une institution officielle et nous ne disposons pas de pouvoir judiciaire. La solution au cas par cas est impossible, cependant il existe une grande similitude entre les cas, qui ne lève cependant pas le mystère. Nous avons été à la limite du possible, on ne peut pas aller plus loin sinon on aurait versé dans la divagation ou le vagabondage. Nous avons fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle dans l’accomplissement de la tâche qui nous a été confiée.
Vous avez parlé de similitude des cas…
Oui. Elle se situe au niveau des services mis en cause. En fait, notre conviction est qu’il y a eu des disparitions imputables à certains agents de l’Etat. Il faut souligner que la guerre contre le terrorisme n’a pas été une bataille de fleurs. Il y a eu des excès de part et d’autre car la violence appelle la violence. La violence des terroristes a atteint un tel seuil que certains agents de l’Etat ont été ébranlés dans leur conscience et se sont mis à agir aussi également et aussi illicitement qu’agissaient les terroristes. Une espèce de règlement de comptes. Notre déduction est que les disparitions n’étaient pas le fait des institutions elles-mêmes, pas une politique délibérée, mais imputables à certains agents de l’Etat qui ont agit dans un état de désarroi ou d’excitation compte tenu de l’acuité des combats qu’ils ont menés et qui les ont poussés à agir illicitement et à commettre des dépassements. Il faut souligner que les institutions chargées de préserver la République n’ont jamais décidé de procéder à des disparitions délibérées. Mais, dans les rangs de ces institutions, il y a eu des agents qui ont commis des illégalités individuelles qui n’impliquent en rien l’institution à laquelle ils appartiennent. C’est aussi simple que cela.
Quand vous évoquez le droit à la vérité, vous engagez la responsabilité de l’Etat…
Oui. Il y a deux sortes de responsabilités. La Constitution algérienne fait obligation à l’Etat d’assurer la sécurité des citoyens dans leurs personnes et dans leurs biens. Les disparus sont des citoyens dont l’Etat n’a pas assuré la sécurité, donc l’Etat a failli à la mission dont il est responsable. Une responsabilité civile mais pas pénale. L’Etat est donc responsable mais pas coupable, voilà la différence. Il doit d’abord reconnaître qu’il a failli à sa mission, ça ne minimise en rien le mérite de l’Etat dans la lutte anti-terroriste ; d’ailleurs, les circonstances ont été telles que j’ai dit que le premier disparu dans ce pays a été l’Etat. Il a disparu dans un certain nombre de régions qui sont devenues des zones livrées aux terroristes. Cette responsabilité reconnue, il faut tenir alors une responsabilité sur un double principe. L’Etat est responsable des agissements illicites de ses agents, c’est dans le code civil, et donc l’Etat doit réparer matériellement le préjudice causé aux familles si celles-ci le demandent.
Sans reconnaître la culpabilité des agents incriminés ?
Oui parce qu’on ne dispose pas de preuves contre eux. Ce que je conseille aux familles qui affirment avoir des preuves formelles contre tel ou tel agent, c’est de s’adresser à l’institution judiciaire car, selon la Constitution, seule l’institution judiciaire peut rendre justice, en d’autres termes, condamner les coupables. Personne ne peut se substituer à l’institution judiciaire, ni le président de la République ni n’importe quelle commission d’enquête n’est habilité à rendre justice. C’est la volonté constitutionnelle. Famille de disparus, vous avez un doute ou vous suspectez tel ou tel agent. Vous devez vous adresser à la justice et déposer une plainte nommément contre l’agent soupçonné. Cela est incontournable et personne ne peut le faire à leur place. Et lorsqu’on engage un tel procès, il faut prouver ce que vous imputez à cet agent. Car ce dernier bénéficie de la présomption d’innocence et ses accusateurs doivent apporter les preuves de sa culpabilité. Ce mécanisme aussi bien que l’Etat ne peuvent se substituer à l’institution judiciaire. Elle est incontournable. Le droit des familles de s’adresser à la justice demeure entier. Tout le reste, c’est du bricolage. Les familles attendaient qu’on incrimine les gens et qu’on les incarcère, on ne le peut pas, c’est la tâche du pouvoir judiciaire. Mais les familles refusent ce recours en prétextant un manque de confiance. Pourtant ni la présidence de la République ni les commissions ne peuvent remplacer l’institution judiciaire. C’est une des conclusions du rapport que je remettrai au président de la République le 31 mars en cours. C’est une de nos recommandations. C’est comme cela qu’on bâtit l’Etat de droit. Les familles n’ont pas le droit de se méfier de l’institution judiciaire.
Cette méfiance résulte peut-être de leur conviction de la dépendance de la justice…
C’est vrai, mais il faut faire en sorte que la justice soit indépendante. Si elle ne l’est pas, il faut qu’elle le devienne. C’est par de telles pressions et sollicitations qu’on amène la justice à se prononcer sur ces dossiers. Il est bien entendu que la passivité n’amène à aucun résultat. Contraindre la justice à jouer son rôle en multipliant ces pressions légales. User de ces droits et des recours autorisés par la loi et persévérer dans cette voie. l’Etat ne s’auto-saisira. Jamais. Il ne faut pas attendre que l’Etat organise son propre procès.
Et quel est l’autre grand axe de vos solutions ?
L’indemnisation. La réhabilitation morale des disparus longtemps assimilés à des terroristes et la réparation matérielle du préjudice causé par la disparition de l’individu. C’est tout à fait légitime. Concernant les disparitions, il faut d’abord souligner le temps de l’absence et le tort causé par cette absence. Il faut mesurer le préjudice et le réparer forfaitairement ou par une autre formule, mais la réparation est indispensable pour compenser un tant soit peu la souffrance.
Donc l’Etat doit d’abord connaître le sort des disparus…
Bien sûr, l’Etat doit révéler la vérité au cas par cas. Cela fait partie du droit à la vérité. Il n’y a rien de déshonorant à reconnaître ses fautes, mais l’essentiel est de s’amender et de ne pas recommencer. C’est ce qui est important. Présenter, s’il le faut, des excuses solennelles à l’adresse de la population qui a souffert de ces agissements des agents de l’Etat, on indemnisera par la suite et on promet que de tels agissements ne se renouvelleront plus. C’est la seule manière d’évoluer. Seulement, il ne faut pas sur-culpabiliser l’Etat pour ne pas effrayer les responsables mais les aider à affronter la réalité des choses sans oublier que la guerre contre le terrorisme a été féroce. Le terrorisme a été ravageur et il a ravagé les esprits avant tout autre chose. Il ne faut pas oublier que la population a failli basculer de leur côté. Des quartiers entiers leur étaient acquis, ce qui a fait que la bataille a été terrible et, conséquence de cette situation, des agents de l’Etat engagés dans cette lutte ont perdu la boussole et ont combattu la violence par la violence. Ils se sont défendus comme ils ont pu en usant parfois de moyens illicites. Mais peut-être faut-il évoquer les chiffres pour relativiser les choses. Au cours de ces années-là, les services de sécurité ont procédé à l’arrestation de près de 300 000 personnes pour soutien logistique volontaire ou forcé au terrorisme. Ces personnes ont été traduites devant la justice. Cela veut tout simplement dire que, dans la grande majorité, les institutions ont suivi la voie normale, c’est-à-dire les livrer aux tribunaux pour qu’ils se prononcent sur la culpabilité des personnes incriminées. Sur ces 300 000 cas, seuls 6 146 n’ont pas été livrés à la justice. Si l’on compare les deux chiffres, on en conclut que les choses ont été dans l’ensemble régulièrement traitées. Seule une minorité de cas a dérogé à cette règle. Ça reste infime face aux 300 000 cas traduits devant la justice pour assistance aux terroristes.
En quoi pouvez-vous le reste de vos recommandations ?
Le droit à la vérité, la reconnaissance des faits, la réparation morale et matérielle, le respect des familles qui refusent l’indemnisation et le recours à la justice. On ne peut vraiment pas aller plus loin. Les acteurs de la société civile et les partis politiques ne nous ont pas apporté de meilleures solutions.
Avez-vous consulté les familles concernées ?
Oui. La majorité adhère à nos solutions. Il reste une minorité manipulée par les ONG qui réclament «Vérité et justice». Un slogan venant de l’Afrique du Sud. Seulement, les commissions de justice et vérité de l’Afrique du Sud ont été précédées de l’amnistie générale. Les gens qui y ont comparu ne risquaient rien.
Certains réclament un procès symbolique côté islamistes ou côté institutions ?
Alors, qu’ils formalisent leurs revendications ! Personne ne le fera à leur place. Que ceux qui veulent le procès de Zeroual qui était président de la République à l’époque l’avouent clairement, que ceux qui veulent le procès de Abassi et de Belhadj le réclament ouvertement, que ceux qui réclament tel ou tel général le fassent publiquement, qu’ils aient le courage de le dire et qu’ils n’attendent pas que je le fasse à leur place. Ce n’est pas mon rôle. Qu’ils expriment clairement leurs revendications avant le classement de tous ces dossiers.
Les familles des disparus ont pourtant réclamé le procès de celui qui avait dit que la «peur doit changer de camp»…
Oui. Ils l’ont réclamé. Il faut reconnaître que cette expression est d’une réelle stupidité. C’est une expression de Pasqua qu’il avait employé pour les terroristes en France lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Reda Malek l’a reprise. Il a été très mal inspiré à mon avis… mais, à mon avis, il l’a dit parce que, tout comme Pasqua, il n’avait rien à dire. Mais s’ils veulent son procès, qu’ils déposent une plainte contre lui. Seule la justice peut se prononcer là-dessus encore que M. Malek bénéficiera de la présomption d’innocence et aura le droit de se défendre. Que les revendications ne restent pas floues et c’est la cause principale du blocage de ces dossiers au long de ces dernières années. Ils ne s’adressent qu’à la presse. Or, la presse n’est pas un pouvoir d’action, elle peut être une caisse de résonance mais ce n’est pas l’institution judiciaire.
G. H.