Farouk Ksentini : Les internés du Sud doivent être indemnisés

Farouk Ksentini : Les internés du Sud doivent être indemnisés

par Yazid Alilat, Le Quotidien d’Oran, 4 juin 2012

Le rapport 2011 sur les droits de l’homme en Algérie de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH) est sur le bureau du Président.

Hier, le président de la commission, M. Farouk Ksentini, est revenu, longuement, sur la radio nationale chaîne 3, sur certains chapitres de ce rapport, qui traite de plusieurs dossiers, autant ceux des Harragas, de la bureaucratie ou de la détention abusive. Interrogé sur la situation du dossier des disparus, il a relevé qu’il y a eu des solutions, mais il reste un noyau de familles qui estime qu’il faut faire des investigations pour la recherche des disparus, et pour ce noyau, tant que la justice ne s’est pas encore prononcée, le dossier reste ouvert ». Pour moi, a-t-il dit,  »c’est un un point de vue », avant d’indiquer que le slogan de ce noyau de familles de disparus est  »justice et vérité sur les disparus ». Selon M. Ksentini, la commission a été saisie par 6.146 requêtes, soit autant de cas de disparus.

Il a tenu ainsi à lever la confusion sur les chiffres en indiquant que le nombre de 6546 requêtes ou de cas de disparus est celui des autorités, alors que la gendarmerie nationale, dans ses investigations, a recensé 7200 cas de disparitions forcées. Il a dès lors réfuté le chiffre de 8023 disparus.  »C’est un chiffre fantaisiste, le chiffre de la Gendarmerie Nationale est celui de 7200 cas ».  »La commission a été saisie de 6146 cas, le reste ont été traités, les familles ont été indemnisées, et seules 5 % d’entre elles n’ont pas été indemnisées car elles ont refusé l’indemnisation ».

LES OUBLIES DE LA RECONCILIATION

Dans son rapport 2011 sur les droits de l’homme en Algérie, la commission de M. Ksentini a, également, traité le cas des  »oubliés de la réconciliation », celui des  »déportés » dans le Sud du pays, selon la terminologie qu’il a utilisée.

Au nombre allant de 15.000 à 18.000 selon lui, ces  »déportés » dans le Sud du pays ont subi  »des préjudices moral et physique, et qui n’ont pas été indemnisés, ni jugés « .  »Ils ne sont accusés de rien. Ils ont connu des moments difficiles, pour la réconciliation nationale, c’est normal de les prendre en charge. Il faut faire un geste à leur endroit », a-t-il souhaité. M. Ksentini propose ainsi  »une indemnisation, fut-elle symbolique. C’est leur revendication ». S’agissant des enfants nés dans le maquis, il a souligné notamment qu’il faut  »prendre les textes nécessaires pour qu’on puisse leur attribuer une identité « . Il y a, également, les citoyens qui ont souffert du terrorisme, et dont les biens ont été détruits.  » Cette catégorie sociale existe, il faut donc tenir compte de leur situation et des préjudices qu’elles ont subis, et elle doit être également indemnisée ». Quant aux  »enfants nés sous X, il faut prendre les dispositions légales pour leur donner une identité, il faut les prendre en charge matériellement. C’est au ministère concerné de prendre les initiatives voulues pour les prendre en charge. On ne s’est pas encore approché des enfants, on n’a pas encore été saisis », a-t-il, notamment, relevé sur ce dossier.

L’ABUSIVE DETENTION PREVENTIVE

Par ailleurs, dans le même rapport 2011 sur les droits de l’homme en Algérie présenté au chef de l’Etat, M, Ksentini est, longuement, revenu sur la détention provisoire qu’il a qualifiée d’abusive. C’est en fait l’un des grands dossiers de ce rapport.  »Il faut apporter une solution le plus vite possible à la pratique abusive de la détention préventive. Il s’agit en fait de la détention provisoire qui est devenue la règle, elle dure très longtemps », a t-il martelé, estimant qu’il faut  »en finir avec cette façon de faire, qui devient illégale.

Elle va contre la loi, et elle est immorale. Il y a un abus de la détention provisoire ». Selon M. Ksentini, cette pratique  »est systématiquement appliquée, même pour les mineurs. On n’a pas de statistiques, qui sont au niveau du ministère, qui refuse de nous les communiquer », a-t-il dit. Pour lui, les 10 % de cas de détenus provisoires sur la population carcérale, estimée à 55.000 détenus ne correspond pas à la réalité des choses. Il y a plus que cela, car toute personne qui n’est pas encore condamnée ou jugée est considérée comme détenue préventive ». M. Ksentini a précisé ainsi que pour lui, le taux de détenus préventifs ou provisoires en Algérie se situe entre 20 et 30% de la population carcérale.  » Et 9 foi sur 10, la liberté provisoire est refusée à un détenu préventif. C’est contraire à la loi, on ne peut continuer ainsi », a-t-il dit. M. Ksentini a de fait préconisé la révision du texte sur la détention préventive.  »Il faut qu’on revoit ce texte de détention préventive. Si un détenu passe 18 mois de prison et après il est acquitté, il faut l’indemniser », selon lui. Plus catégorique, le président de la CNCPPDH estime qu’  » il faut se débarrasser de la justice Fast food, celle qui expédie les affaires pour faire des chiffres ». En Algérie, a-t-il dit, il y a quatre affaires criminelles dans le rôle. Peut-on juger quatre affaires criminelles en une seule journée ? », s’est-il interrogé, alors qu’en comparaison, en France, des magistrats avaient débrayé pour demander qu’on passe une affaire criminelle en deux jours.  »Nous, on fait quatre affaires en un seul jour. Il y a une situation dont il faut se débarrasser, il y a une politique pénale qu’il faut revoir », a-t-il encore préconisé.  »C’est du travail bâclé, et ne rend pas compte de la qualité de la justice ». S’il relève que la question de la peine de mort  »est délicate, difficile », il n’en souligne pas moins que  »c’est l’affaire du législateur pour se débarrasser de la peine de mort ». Quant à la torture dans les prisons, M, Ksentini est catégorique:  »Non, on n’a jamais torturé dans nos prisons. Je n’ai jamais entendu en 40 ans de barreau dire qu’un prévenu a été torturé alors qu’il était en détention. Je démens catégoriquement ». Enfin, si la corruption  »est devenue un sport national qu’il faut combattre », les dernières législatives  »sont une première expérience. S’il y a eu des irrégularités, ce n’est pas la fraude, dans l’ensemble les choses se sont très bien passées », a t-il encore affirmé, exprimant le souhait par ailleurs d’un rajeunissement  »au plus vite »des institutions de l’Etat.


FAROUK KSENTINI, PRÉSIDENT DE LA CNCPPDH

«En finir avec la justice fast-food»

Le Soir d’Algérie, 4 juin 2012

Le président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’Homme parle «de justice fast-food» dont il faut, dira-t-il, «se débarrasser et au plus vite pour en finir avec la politique des chiffres».
M. Kebci – Alger (Le Soir) – A la base de son cinglant diagnostic, Me Farouk Ksentini, qui était, hier matin, l’invité de la rédaction de la Chaîne III de la Radio nationale, fait référence au phénomène de l’expédition des affaires. Et de citer en exemple le nombre de trois à quatre affaires, de surcroît criminelles, traitées en une journée. «Un non-sens» pour l’orateur pour qui une telle affaire nécessite jusqu’à deux jours comme, d’ailleurs, revendiqué par des avocats en France qui ont déclenché, pour ce faire, une grève. Loin d’incriminer les magistrats, Me Ksentini dira ne jeter la pierre à personne, plaidant pour la refonte pure et simple de la politique pénale». Le président de la CNCPPDH dénoncera, une fois de plus, le recours excessif à la détention préventive qui tend à se prolonger indéfiniment. «C’est une aberration. C’est l’exception qui devient une règle immorale et illégale», regrettera-t-il, estimant que «les personnes non définitivement jugées et donc non condamnées représentent jusqu’à 20%, voire 30% de la population carcérale » au moment où la tutelle l’estime à seulement 10%. Mais le plus grave pour lui est le fait que la liberté provisoire ne soit accordée que dans un cas sur dix, ce qui est «contraire à la présomption d’innocence». Par ailleurs, Me Ksentini plaidera pour la prise en charge des «oubliés de la réconciliation nationale», les déportés du Sud en l’occurrence, au lendemain du balancement du pays dans la tragédie nationale. Estimant leur nombre à 18 000, il se dira favorable à un «geste» à leur endroit, «une indemnisation même symbolique», en réparation «des préjudices moraux et matériels qu’ils ont subis sans avoir été jugés». Il se fera également le défenseur acharné des enfants nés dans les maquis terroristes au profit desquels il dira lutter pour «des dispositions légales à même de leur permettre de retrouver leur entière citoyenneté en sus d’une prise en charge matérielle». Au sujet des disparus, Me Ksentini dira que le dossier n’a pas été totalement clôturé en raison, estimera-t-il, de l’entêtement d’un «noyau minuscule de familles qui refusent l’indemnisation ». Un noyau représentant 5% de l’ensemble des disparus estimés à 6 146 dont les familles ont saisi la CNCPPDH — la Gendarmerie nationale parle de 7 200 cas —, dont le président de la CNCPPDH avouera «ne pas saisir la revendication justice et vérité». «Comment traduire les hauts responsables en poste à l’époque ? Comment organiser 7 200 procès ?», s’interrogera Me Ksentini qui, dans le souci d’élargir la charte pour la paix et la réconciliation nationale, durant cette tragédie, se dira favorable à une réparation, même symbolique, pour ceux qui ont eu à perdre, qui une usine, qui un atelier, qui un autre bien.
M. K.