Les industriels ruinés par le terrorisme réclament justice
El Watan, 28 mars 2014
Leur usine a été incendiée, saccagée ou bombardée. La trentaine d’industriels qui ont perdu leur affaire pendant la décennie noire réclament à l’Etat une indemnisation. Ils sont en train de se constituer en association pour pouvoir être entendus.
«L’Etat accorde de la valeur à ceux qui ont détruit le pays. Les terroristes qui ont égorgé nos ouvriers, détruit nos entreprises et incendié nos biens sont aujourd’hui considérés par l’Etat et indemnisés. Nous, qui étions un facteur important de l’économie nationale, qui absorbions le chômage, sommes écartés. Nous sommes les oubliés de la charte pour la réconciliation nationale.» Dans la voix, il y a de l’inquiétude, de la déception et de la détermination aussi. Vingt ans après que leurs entreprises, usines ou locaux commerciaux aient été incendiés et saccagés, ils tiennent à défendre leur droit : celui d’être indemnisés.
Les industriels ruinés pendant la décennie noire se considèrent comme «des victimes du terrorisme». Ils appellent l’Etat à les prendre en charge pour qu’ils puissent relancer leurs activités. Ils sont une trentaine dans le pays. On les trouve notamment à Médéa, Aïn Defla, Blida, Alger, Bouira, Chlef, Sidi Bel Abbès, Tizi Ouzou, Boumerdès, Jijel… Ils se rencontrent, discutent et réfléchissent à la constitution d’une association nationale ou régionale pour faire entendre leur voix. «Nous nous sommes retrouvés confrontés à des obstacles administratifs et à beaucoup de bureaucratie. Le but est de créer une association qui parlera au nom de tous les industriels victimes de la tragédie nationale qui, aujourd’hui, ne trouvent aucune oreille attentive auprès du gouvernement», affirme Ramdane Adane, ancien industriel des appareils d’irrigation du goutte-à-goutte à Lakhdaria.
Son usine, fondée dans les années 1970, employait 220 travailleurs lorsqu’elle a été incendiée en 1995. «J’ai prévenu les terroristes que je ne leur donnerai pas cette fidya. Je leur ai dit que je leur verserai des impôts une fois qu’ils seraient au pouvoir», se souvient-il. Adane avait pourtant «l’assurance» que les groupes armés ne toucheraient pas son entreprise, puisqu’elle n’était pas étatique. «Ils passaient chaque matin devant mon usine au bord de la rivière en m’assurant sans cesse que je n’avais rien à craindre, car j’étais un privé…», raconte Ramdane Adane.
Mais alors qu’il devait recevoir le ministre de l’Hydraulique, les terroristes s’attaquent à son usine qui est, depuis, en ruine. Le décret exécutif 97-49 du 12 février 1997, publié au Journal officiel du 19 février 1997 sur l’attribution de l’indemnisation et l’application des mesures consenties au profit des personnes physiques victimes de dommages corporels ou matériels, subis suite à des actes de terrorisme ou d’accidents survenus dans le cadre de la lutte antiterroriste, ainsi que leur ayants droit, stipule dans son article 84 que «les personnes physiques dont les biens ont subi des dommages matériels suite à un acte de terrorisme ou à un accident survenu dans le cadre de la lutte antiterroriste, bénéficient d’une indemnisation, à la charge du Fonds d’indemnisation des victimes du terrorisme».
Loi
Puis dans son article 88 : «Les modalités de l’indemnisation des locaux à usage industriel et commercial, des biens de commerce, des exploitations agricoles, du cheptel et de tout autre élevage seront déterminées par texte réglementaire particulier.» Ramdane Adane s’emporte : «Nous n’avons jamais vu ce texte ! La loi existe, seulement un décret d’application est nécessaire pour son entrée en vigueur. Cela fait vingt ans que l’Etat nous fait attendre ! Qu’il promulgue ce décret et qu’il supprime la loi !» «Nous demandons seulement l’application de cette loi», réclame Deradji Kour, dont l’usine de transformation de verre à Sidi Moussa a été bombardée par les militaires.
Jusqu’à présent, chacun dans sa wilaya dépose un dossier complet pour bénéficier de cette indemnisation. Si l’Etat n’est pas en mesure d’indemniser tout le monde, les industriels se disent prêts à accepter d’autres compensations : crédits bancaires de longue durée à taux 0, terrains pour bâtir des usines, une indemnisation par tranches… Compte tenu de la dépréciation de la valeur du dinar, l’expertise réalisée il y a plusieurs années pour estimer les pertes subies par les industriels s’avère aujourd’hui «caduque», selon ces industriels.
Alger, à elle seule, dénombre 600 dossiers déposés, des petits commerçants jusqu’aux grands industriels. En l’absence de statistiques officielles, certaines sources affirment qu’ils seraient 3000 industriels et commerçants dans plusieurs wilayas à avoir été victimes d’actes terroristes. «Nous sommes fatigués par cette politique de mépris. Le gouvernement se cache dernière l’absence de textes d’application. Pourquoi n’arrive-t-il pas à le mettre en place ? Où est l’Etat de droit ?», se demandent Ramdane Abane et Deradji Kour. Avec d’autres victimes, ils manifestent leur colère : «Comment peut-on débourser 10 milliards de dinars pour indemniser les familles des terroristes ou attribuer d’autres enveloppes conséquentes pour prendre en charge les commerçants touchés par les actes de violence à Ghardaïa alors que depuis des années, nos droits sont bafoués ?» Les industriels victimes de terrorisme dénoncent «l’absence de volonté politique».
Respect
Or, si réellement, il n’y a pas d’argent, disent-ils, Sellal n’a pas à appeler les terroristes encore en activité à rendre les armes depuis Boumerdès. Une situation incompréhensible à leurs yeux. Destinataire de nombreux courriers, l’ex-Premier ministre, Abdelmalek Sellal, n’y a jamais répondu. Du côté de la Présidence et d’autres chefs de gouvernement depuis les faits, silence assourdissant. Documents à l’appui, Ramdane Abane dit avoir frappé à toutes les portes, à savoir tous les gouvernements depuis celui de Sifi, la commission de Ksentini et la Cellule pour l’application de la charte pour la réconciliation nationale, pour attirer l’attention des autorités. Les industriels confient aussi être confrontés à la même indifférence de la part des sociétés d’assurance qui affirment que les contrats multirisques industriels et commerciaux souscrits ne prévoyaient pas, à l’époque, les dégâts occasionnés par des actes terroristes.
«C’est un manque de respect de la part de l’Etat avec qui nous avons combattu le terrorisme. Durant des années, nous avons bravé les menaces des terroristes et nous continuions à faire tourner nos machines et payer nos travailleurs qui nourrissaient leurs familles. Parce que nous avons refusé de payer la fidya, nous sommes devenus leur cible. Aujourd’hui, nous subissons la hogra et le mépris», s’énerve Salah Hazi, qui a vu son unité de fabrication d’accessoires métalliques tomber en ruine en 1992. Et d’ajouter : «Nous voulons seulement rappeler à Sellal qu’à partir de Skikda, il a promis qu’il ne laisserait personne au bord de la route. Qu’il assume alors ses promesses !» Les usines de Salah Hazi et Deradji Kour ont été bombardées par l’armée lors de nettoyage de haouchs minés par les groupes armés. «J’ai résorbé le chômage de toute la localité de Ouled Allal et aujourd’hui je suis moi-même chômeur.» Ces industriels dénoncent la politique des deux poids, deux mesures de l’Etat et ce manque de considération.
«A des fin politiques, l’Etat règle les comptes aux terroristes mais nous marginalise», dénonce Mourad Boularabi, qui a perdu son usine de travaux publics à Sidi Moussa en 1994. Il a été d’abord enlevé et battu pour avoir refusé de donner de l’argent aux groupes armés. Pour l’intimider, ils lui ont pris tout le matériel de l’usine pour ensuite le brûler. «Dans cette localité où l’Etat était carrément absent, nous faisions seuls face à ces groupes armés», témoigne-t-il. Mourad Boularabi garde les séquelles physiques et morales de son enlèvement. Psychologiquement, il dit être encore atteint.
«Je suis encore un sinistré de la tragédie nationale. Sans travail et sans maison jusqu’à aujourd’hui. Le haouch où j’habitais et j’avais mon entreprise a été entièrement rasé par l’armée à cause des mines posées par les terroristes. Lorsque j’ai décidé d’y retourner, je n’ai pas reconnu les lieux.» Les larmes aux yeux, Mourad déplore également la complicité des ouvriers qui travaillaient chez lui le jour et se transformaient en tueurs le soir venu. Pour lui, les vraies victimes du terrorisme sont encore inconnues. Quant à ceux pris en charge par l’Etat, ils ne participent «qu’à un folklore donnant l’impression que l’Etat a réellement fait son devoir envers eux».
Fatma Halaïmia. Coordinatrice principale du collectif des victimes de terrorisme : Nous reprendrons la protestation après la présidentielle
-Après vingt ans de lutte pour votre indemnisation, aujourd’hui, espérez-vous toujours que le futur Président puisse apporter une réponse à vos doléances ?
Nous avons fait le tour des partis politiques et des différents candidats à la présidentielle pour connaître leur programme et ce qu’ils prévoient pour traiter la question des industriels et des commerçants ruinés par le terrorisme. Malheureusement, aucun d’eux n’a pensé à nous. Aucun candidat n’a évoqué la nécessité d’élargir la charte pour la réconciliation nationale. Je tiens à dire que pendant cette campagne électorale, nous suspendons toutes nos protestations, mais j’avertis qu’au lendemain de l’élection, nous arracherons nos droits par tous les moyens. Sit-in, rassemblements… tout est prévu. J’interpelle le prochain Président à prendre en considération notre dossier. Depuis vingt ans, nous n’arrêtons pas de réclamer nos droits.
-Que proposez-vous exactement pour répondre aux industriels et commerçants ruinés ?
Nous demandons que soit dégelé le décret d’application et que soient décidés des dispositifs et des mesures juridiques complémentaires pour indemniser les victimes des dégâts matériels. Nous demandons également à l’Etat de donner des instructions aux banques pour annuler les créances. Nous rendons responsables les compagnies d’assurances des pertes occasionnées, alors qu’à l’époque elles refusaient de nous assurer contre les actes terroristes. La réparation des dégâts et la protection de nos biens sont pourtant des droits préservés par la Constitution. Nous nous retrouvons dans l’obligation de payer et de vendre nos bien familiaux pour pouvoir payer les impôts. Aucune priorité n’a été accordée à ces industriels ruinés. Il est insensé d’accorder des avantages et des crédits d’investissement aux nouveaux entrepreneurs, dans le domaine du tourisme par exemple, au lieu de faire appel aux anciens qui cherchent comment se remettre debout à nouveau. Toutes nos demandes sont restées sans réponse.
-Y a-t-il eu une opération de recensement de toutes ces victimes ?
J’ai reçu 176 dossiers complets que j’ai remis à la présidence de la République via la Commission de la protection et la promotion des droits de l’homme. Il s’agit principalement des PME-PMI, des personnes physiques endommagées par des actes terroristes. Ces victimes se trouvent dans 17 wilayas. Pour limiter les cas de fraude, des dossiers très lourds sont demandés aux victimes qui doivent fournir des certificats de chiffres d’affaires, des actes de propriétés et des PV… A Aïn Defla par exemple, déclarée wilaya sinistrée par le terrorisme, je ne comprends pas comment l’Etat peut faire abstraction d’une prise en charge et d’une indemnisation. Il faut que l’Etat pense à l’exonération d’impôts, octroie des crédits bancaires à long terme pour aider le redémarrage des activités, à l’arrêt depuis la tragédie nationale, pour limiter au moins l’exode rural. Je ne comprends pas pourquoi l’Etat n’aligne pas les victimes du terrorisme au même titre que les agriculteurs et les entreprises étatiques en difficulté.
Merouane Azzi. Président de la cellule pour l’application de la charte pour la paix et la réconciliation nationale : « Nous avons les mains liées à cause du vide juridique »
Le dossier des industriels ruinés pendant la tragédie nationale est soumis à la présidence de la République depuis 2011, affirme le président de la cellule d’assistance judiciaire pour l’application des dispositions de la charte pour la paix et la réconciliation nationale. Me Merouane Azzi appelle les autorités à prendre des décisions concernant ce dossier et tant d’autres catégories oubliées par la charte. «Le dossier des dégâts matériels, c’est-à-dire ceux ayant perdu des usines, des entreprises, des champs agricoles, des biens industriels et commerciaux… doivent être pris en considération. Nous avons les mains liées à cause du vide juridique. Il faut absolument élargir les dispositions de la charte à d’autres victimes», explique Merouane Azzi.
Il ajoute que sa cellule a soumis des propositions concrètes à la Présidence qui devrait d’abord entamer une enquête détaillée pour décider de ce qui doit être fait ensuite. Même si sa cellule n’est pas habilitée à trancher, le président propose de traiter ces dossiers de manière à négocier, au moins avec les banques et les impôts, pour abandonner les créances et envisager des indemnisations. «Pour l’instant, nous avons reçu 25 dossiers et nous continuons encore à en recevoir», ajoute-t-il en regrettant que la Présidence n’ait pas encore répondu au rapport contenant 15 points détaillés.
Nassima Oulebsir