Les années 1990 ne meurent jamais

Les années 1990 ne meurent jamais

Ce que le pouvoir ne pourra pas acheter

El Watan, 11 mars 2011

Peut-on envisager un changement du système sans se pencher sur le terrible héritage des violences des années 1990 ? Non, selon les proches des victimes et des forces qui ont participé à la lutte antiterroriste. Vérité, justice et dignité demeurent des revendications qui transcendent les clivages… et les générations.

Les violences massives des années 1990 ne cessent de rattraper l’actualité – et la conscience – nationale. L’inédite démonstration de force des gardes communaux à Alger, la semaine dernière, revendiquant dignité et un meilleur statut social en regard de leurs sacrifices, en est un émouvant exemple. Mais ils ne sont pas les seuls, et les colères remontent aux oreilles chauffées de l’Etat, de partout : les patriotes démobilisés, les familles de victimes du terrorisme abandonnées, les proches de disparus harcelés, les licenciés «politiques», les internés des camps du Sud…

Les revendications de ces catégories – officiellement englobées dans «les victimes de la tragédie nationale» – semblent connaître un nouveau souffle au profit du tsunami de contestations qui secoue le pays – et toute la région. Même spécifiques à chacune de ces douleurs, on retrouve souvent des motifs communs, comme la dignité, la reconnaissance d’un statut, la demande de la vérité et de la justice. C’est dire que l’armada de textes d’applications de la charte pour la paix et la réconciliation – «approuvée» par référendum en septembre 2005 – et la propagande n’ont pas réussi à cicatriser des plaies béantes. Comme le font souligner les associations de victimes auteur d’une contre-charte en septembre 2010, la charte pour la paix et la réconciliation «ne peut être considérée comme le texte fondateur d’une paix solide et d’une réconciliation saine et durable.

La persistance de la violence, ces dernières années, montre que la charte de 2005 n’a pas atteint le but affiché par ses promoteurs. Il n’en pouvait être autrement avec un texte qui prône l’oubli et consacre l’impunité, s’inscrivant ainsi dans la tradition du régime de déni de l’histoire et de la mémoire, et de mépris des attentes et des besoins du peuple algérien en général et des victimes en particulier». Et c’est cette «tradition du régime» qui se révèle avec précision dans sa gestion du passif des violences massives. «Pour préserver l’unité sacrée de la nation, il a fallu passer par des raccourcis, éviter les règlements de comptes, juguler les profondes dissensions idéologiques qui ont brisé longuement le corps social et maintenir la cohésion des forces de sécurité», assure-t-on officiellement.

Traumatisme

Dans l’esprit des hauts cadres du système, «justice» équivaut à «règlement de compte», et «vérité» signifie «se déjuger». Sans oublier que la non-continuité de l’Etat n’est pas le principe le plus marquant de nos dirigeants. C’est dans cet esprit que la volonté d’occulter puis de «gérer» à la hussarde la décennie des violences (qui se poursuivent à une autre échelle d’intensité) a été adoptée et imposée à la société. Et les catégories de victimes ne sont pas les premières à faire jonction entre les colères actuelles et leurs revendications : les autorités puisent dans ces mêmes violences l’un de leurs arguments favoris pour casser les mouvements de contestation.

«La société est fatiguée par tant de violence, la société ne veut pas replonger dans le chaos des années 1990…» disent-ils. Mais si le moindre sondage renseigne effectivement sur le profond traumatisme de la société, il n’en demeure pas moins que, d’un côté, la dynamique contestataire semble intacte (l’actualité le prouve) et que, d’un autre côté, les dénis de justice, d’équité et de vérité, exacerbés par les violences massives, restent aussi fortement ressentis par la société. La Coalition d’associations de victimes (CFDA, SOS Disparus, Djazairouna et Soumoud) estimait la semaine dernière que «la revendication de vérité et de justice ne concerne pas uniquement les victimes directes des violations des droits de l’homme commises durant le conflit des années 1990. Comme le respect des droits de l’homme et des libertés publiques, l’égalité sociale et la lutte contre la corruption, la vérité et la justice sur les crimes du passé concernent l’ensemble de la société algérienne. Elles sont une question centrale dans la lutte pour la fin du régime actuel, la démocratie et la mise en place d’un Etat de droit dans notre pays».
Adlène Meddi


Adnan Bouchaïb. Secrétaire général de Soumoud, association des familles de kidnappés par les terroristes.

Dans sa logique de maintien,le système refuse la vérité et la justice

Dans un communiqué publié ce 8 mars, la coalition d’associations de victimes – CFDA, SOS Disparus, Djazairouna et Soumoud – insiste sur les «liens existants entre le conflit des années 1990, d’une part, et la forme du système politique actuel et le fonctionnement de la société, d’autre part». Pour les familles victimes de l’Etat et des groupes terroristes, la vérité et la justice sont indissociables de la «lutte pour la fin du régime».

– Votre coordination de familles de victimes a participé à la Coordination nationale pour le changement et la démocratie. Comment s’est-elle fait la jonction?

Nous avons participé depuis le début à la CNCD et nous y avons exposé la nécessité d’annuler la charte pour la paix et la réconciliation et l’importance du travail sur la vérité. Les membres de la CNCD ont été très réceptifs à nos revendications. Ces réclamations sont les conditions nécessaires au changement du système. Par la suite, et avec la scission de la coordination, lorsque certains partis ont tenté de récupérer le mouvement, nous avons décidé de nous retirer des manifestations de rue auxquelles appelle une fraction de la coordination. Nous pensons que l’organisation de marches ne peut avoir de résultats probants, car c’est une action précipitée et qui n’a pas été précédée d’un travail d’explication au niveau local et national afin que ces manifestations soient concrètement l’expression de la volonté de la société de changer de régime.

– En quoi le changement du régime est-il lié à la quête de la vérité et de la justice ?

Sans vérité et justice, sur les années des violences, la société n’avancera pas dans le bon sens : une société obligée – je précise – à ne pas connaître son passé est une société qui avance dans le noir. Nous devons payer notre dette du passé, sinon ce déficit en vérité et en justice engendrera un puissant sentiment de haine. Une haine qui se transmet de génération en génération, avec, entre autres, des actes de vengeance. Mais dans sa logique de maintien, le système refuse de revenir sur ce passé. Encore que, nous ne sommes qu’à l’étape de réclamer la vérité, on n’en est pas à la revendication de la justice (classique ou transitionnelle, quelle que soit sa forme). Il est impératif que les familles et proches des victimes sachent exactement le sort de leurs morts et de leurs disparus, comment cela est arrivé et dans quel but. Mais le système refuse cette revendication et semble ne pas vouloir ouvrir le débat ni dire la vérité aux Algériens. Donc, cette revendication ne peut être satisfaite qu’avec le départ du régime. Ce système s’est maintenu grâce à son alliance avec les islamistes : dire la vérité sur ce qui s’est passé revient à condamner les uns et les autres. Le pouvoir est condamné à ne pas dire la vérité !

– Vos revendications ont-elles un réel écho dans la société ?

Individuellement, les gens sont très réceptifs et sensibles aux revendications de vérité et de justice, mais pas globalement. Car l’Etat a tout fait pour désorganiser la société : une partie des partis et associations sont des antennes du pouvoir, l’autre partie est complètement désorganisée. Mais les Algériens ont conscience de la nécessité de savoir ce qui s’est passé.

Adlène Meddi