Constitutionnalisation de la réconciliation

Constitutionnalisation de la réconciliation

Les victimes du terrorisme crient au scandale

El Watan, 28 mai 2014

Le problème de voir interdire toute remise en cause du texte et des dispositions décrétées unilatéralement par le pouvoir pour le règlement des conséquences des événements tragiques de la décennie noire est entièrement posé.

Le peuple algérien fait siens les principes de la politique de paix et de réconciliation nationale. Il demeure convaincu que le respect de ces principes contribue à la défense des valeurs communes et constitue la voie consensuelle pour la protection des intérêts de la communauté nationale. Les valeurs de paix et de réconciliation nationale font partie des constantes de la nation qui doit tout entreprendre pour leur défense dans le respect de la République et de l’Etat de droit.»

Il s’agit là d’un paragraphe ajouté, à la faveur de ladite révision de la Loi fondamentale, dans son préambule et dans l’article 2 consacrant une constitutionnalisation de la réconciliation nationale. Plus encore, elle devient une «constante nationale» aux côtés de l’islam, de l’arabité et de l’amazighité. Quel sens donner à la transformation d’un outil juridique pour le règlement d’une crise donnée en un article dans le texte constitutionnel ? Un outil qui est pourtant décrié par les défenseurs des droits de l’homme ainsi que les victimes de la décennie dite noire (familles de disparus et victimes du terrorisme) qui réclament un processus de réconciliation garantissant justice et vérité et non pas une impunité et une consécration de l’oubli.

La crainte de voir interdire toute remise en cause du texte et dispositions décrétées unilatéralement par le pouvoir pour le règlement des conséquences des événements tragiques de la décennie noire est entièrement posée. Les défenseurs des droits de l’homme n’hésitent pas à exprimer leur refus de voir une réconciliation tronquée devenir une constante. «La réconciliation est un des moyens de règlement d’une crise causée par les dictatures ou une violence politique survenus par le passé. Par conséquent, une réconciliation ne peut être une constante de la nation», estime l’avocat Me Mostefa Bouchachi.

Ce défenseur des droits de l’homme souligne qu’il n’existe aucune Constitution dans le monde qui place la réconciliation nationale comme une constante nationale. «L’Etat est censé être le garant de la souveraineté des lois et le garant des droits et des libertés. La réconciliation intervient lorsque les institutions se trouvent dans l’incapacité de trouver des solutions par les moyens ‘‘traditionnels’’ à une grande crise donnée. C’est là que la justice transitionnelle trouve tout son sens en garantissant une réparation juste. Mais la réconciliation telle qu’appliquée en Algérie n’en n’est pas une, c’est même une loi consacrant l’impunité», déclare Me Bouchachi pour qui une réconciliation sans implication des victimes est une non-réconciliation et elle n’a pas sa place dans la Constitution.

«Du point de vue juridique, ça n’a aucun sens de constitutionnaliser un mécanisme juridique. On ne peut consacrer l’impunité et en faire une constante, il s’agit là d’une manœuvre malhonnête», assure-t-il en ne manquant pas de qualifier toute copie de la révision de la Constitution de preuve sur la volonté d’un régime de ne pas s’orienter vers la voie démocratique. «La copie en elle-même est plus une manœuvre de diversion du pouvoir pour gagner du temps», note Me Bouchachi.

«La charte sur la réconciliation est en contradiction avec la Constitution»

Maître Noureddine Benissad, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), estime pour sa part qu’un processus ne peut trouver sa place dans le texte d’une Loi fondamentale. «Partout dans le monde où il y a eu des événements douloureux semblables à ceux que nous avons vécus en Algérie, il y a eu un processus qui a duré dans le temps pour faire en sorte que ça ne se reproduise plus. Tout homme censé ne peut être contre la réconciliation nationale et la paix, mais on ne peut pas être d’accord avec une constitutionnalisation du contenu qui a été donné à la réconciliation en Algérie».

L’avocat et défenseur des droits humains estime que le contenu de la charte portant paix et réconciliation nationale est d’ailleurs en contradiction avec les principes énoncés dans la Constitution que sont la liberté d’expression, le libre recours à la justice et avec le concept de vérité et de droit à la réparation. «La charte portant paix et réconciliation nationale interdit formellement aux victimes du terrorisme du fait des groupes armés ou des victimes du fait des agents de l’Etat de parler de cette période. Pire, on considère le dossier clos et les victimes ne peuvent même pas recourir à la justice algérienne pour demander la vérité, la justice et la réparation. Il y a donc une contradiction flagrante entre les deux contenus : celui de la charte et celui de la Constitution», note Me Benissad en précisant qu’il n’y a aucun pays au monde qui soit passé par une période douloureuse comme une guerre civile ou une chute brutale d’un régime qui ne se soit arrêté un moment pour bien regarder son passé et essayer de panser les blessures.

«Connaître ne veut pas dire animer l’esprit de vengeance mais permettre aux victimes de passer par une étape de catharsis», indique notre interlocuteur, se disant non rassuré par cette constitutionnalisation de la réconciliation qui a pour arrière-pensée de placer dans l’oubli la période douloureuse que nous avons vécue. «Seules les victimes peuvent pardonner et personne d’autre ne peut le faire à leur place», ajoute Benissad. Le même refus de cet amendement étrange est exprimé par le président de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH), maître Mokhtar Bensaâd. «La réconciliation a été adoptée par référendum, je ne vois pas pourquoi l’introduire dans la Constitution comme constante nationale», dit-il.

Me Bensaâd, qui accepte pour sa part de prendre part aux consultations qui seront menées par Ahmed Ouyahia autour de cette révision constitutionnelle, affirme qu’il ne manquera pas de dire son refus de voir la réconciliation prendre place dans la Loi fondamentale. «Un texte qui a concerné juste une période terrible de notre histoire ne peut trouver sa place dans la Constitution. C’est un non-sens ! Il y a d’autres valeurs à hisser au rang de constante nationale, ce n’est pas ce qui est arrivé durant une période terrible que nous allons léguer aux générations futures», conclut-il.

Nadjia Bouaricha


Cherifa Kheddar : «Une aberration !»

Les familles des victimes du terrorisme ne sont pas rassurées par la transformation de la réconciliation en constante nationale.

Cherifa Kheddar, responsable de l’association Djazaïrouna des victimes du terrorisme, estime qu’il s’agit là d’une diversion pour détourner l’attention des Algériens des questions de fond. «La Constitution consacre et défend des principes universels contenus dans les conventions internationales de défense des droits de l’homme, la réconciliation n’est pas un de ces principes», indique notre interlocutrice qui qualifie cette démarche de «mélange des genres». «Il s’agit de détourner l’attention de l’opinion publique des scandales de corruption.C’est la corruption qui est devenue une constante nationale au point où cela ne m’étonnerait pas qu’on nous dise un jour ‘‘on va constitutionnaliser la corruption’’», dit-elle, non sans dénoncer le voile qu’on veut imposer sur les détournements des biens publics par l’entourage du président.

Cherifa Khedar considère que la Constitution est censée consacrer une réparation juste et équitable sur le préjudice subi durant les années de terreur. «C’est bien cela le principe universel à défendre. Toute la littérature liée à la justice transitionnelle consacre le principe de la réparation juste et équitable, c’est-à-dire garantir et consacrer le principe du respect de la mémoire, la quête de la vérité et l’instauration de la justice. Par contre, constitutionnaliser la réconciliation telle qu’appliquée en Algérie je trouve que ça ne veut absolument rien dire», indique Mme Kheddar en rappelant que les victimes n’ont pas eu accès au droit énoncé par le droit universel : celui du droit à la justice. «Cette constitutionnalisation de la réconciliation est une aberration.
L’objectif est à mon avis d’empêcher les Algériens de réfléchir sur le moyen de se débarrasser de ce système qui a érigé la corruption en constante nationale.»
Nadjia Bouaricha


Nacéra Dutour : «C’est le déni de justice qui devient une constante»

La présidente du Collectif des familles de disparus a qualifié l’introduction de la réconciliation nationale dans le nouveau texte de la Constitution comme constante nationale de «consécration de l’impunité».

«C’est pour réconcilier qui avec qui en fait ? Qui a été réconcilié avec qui ?» s’interroge Nacéra Dutour en rappelant que les familles de victimes n’ont été ni consultées ni associées à cette réconciliation sur mesure. «C’est le déni de justice qui devient une constante dans ce pays. D’ailleurs, dans la pratique, ça a toujours été une constante et aujourd’hui il sera ajouté à la Constitution», dit-elle.

Mme Dutour pense qu’il y a une volonté d’empêcher les gens de connaître la vérité sur ce qui s’est passé. «La réconciliation constante nationale veut dire qu’il n’y aura pas de justice, ni de vérité, en somme la consécration de l’impunité puisque la charte portant paix et réconciliation nationale et ses textes d’application prônent déjà l’impunité.» La représentante des familles de disparus précise que les textes d’application de la charte leur interdisent le recours à la justice alors que la Constitution l’autorise pour tous les Algériens. «La Constitution dit aussi que les Algériens sont libres de se réunir et s’organiser en association, alors que dans la pratique, nous n’avons même le droit à être enregistré comme association», fulmine Mme Dutour.

Cette dernière considère que c’est l’amnistie pour les criminels qui sera constitutionnalisée. «De toutes les façons, nous n’avons pas peur d’eux, un jour nous aurons ce que nous réclamons : la vérité et la justice. Ils peuvent écrire dix, trente ou cinquante mille lignes ou utiliser tout l’encre de la terre, ils ne nous empêcheront pas de chercher la vérité et nous la ferons éclater au grand jour. Justice sera rendue, je l’ai promis à mon fils qui a disparu et je tiendrai ma promesse», assure Mme Dutour.

Nadjia Bouaricha