Les conditions de la coordination des familles de disparus
AMNISTIE GENERALE
Les conditions de la coordination des familles de disparus
Le Quotidien d’Oran, 11 juin 2005
Si la coordination nationale des familles de disparus, selon son porte-parole Rabah Benlatrèche, appuie l’amnistie générale tout en excluant de celle-ci expressément les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité dont elle estime être victime, elle n’en souligne pas moins les mesures de cette amnistie qui ne doivent pas, à son sens, occulter les devoirs de vérité et de justice que l’Etat doit à la population en général et aux victimes de cette dernière décennie en particulier.
Dans ce contexte précis, une plate-forme de revendications a été adoptée le 12 mars dernier en commun par l’association nationale des familles de disparus ainsi que celles d’Oran, de Constantine et de Relizane, et adressée au président de la République. Une plate-forme dont elle a rendu également destinataires les membres du gouvernement, les membres du parlement, les ligues des droits de l’homme algériennes et les organisations internationales non gouvernementales des droits de l’homme. Ceci, compte tenu, estiment ces associations, de l’importance du débat que nécessite le projet de la réconciliation nationale qui reste, de leur point de vue, inéluctable. «Autant ouvrir nos coeurs et à aiguiser nos esprits pour ne pas servir d’alibi politique», affirmera à ce propos leur porte-parole, Rabah Benlatrèche. Pour bien asseoir leur position sur l’échiquier de la réconciliation nationale et appuyer leurs revendications, ces associations parlent d’abord le langage des chiffres. Des chiffres relatifs aux disparitions forcées du fait des forces de sécurité, tous corps confondus. Mais aussi des chiffres sur les enlèvements par les groupes terroristes. Sans omettre pour autant de soulever la question des fosses communes et charniers, autour desquels, disent ces associations, les autorités sont silencieuses.
En ce qui concerne les disparitions forcées, ces associations avouent, dans un document remis à la rédaction, n’avoir jamais reçu de listes des autorités, mais font référence au président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH) «qui reconnaissait dans l’une de ses déclarations publiques que les agents de l’Etat sont impliqués dans 5.200 disparitions forcées».
Et de préciser que »le président de la CNCPPDH révisant ce chiffre à la hausse déclarait à l’organisation Human Rights Watch: «je pense que le chiffre total se situe entre 7.000 et 10.000, peut-être même 12.000 (…)». Rapportant les déclarations de Human Rights Watch, le document précise que la source déjà citée avait souligné qu’»il parlait des cas dont étaient responsables les forces de l’ordre et leurs alliés». Abordant ensuite les enlèvements par des «groupes d’opposition armés», le document, s’il précise qu’il n’existe pas de statistiques fiables sur le nombre de victimes, se réfère cependant à l’organisation Soumoud pour annoncer que «le nombre d’Algériens et d’Algériennes enlevés par les groupes armés depuis 1992, se situe aux alentours de 10.000 dont la moitié reste manquante». Evasives sur les fosses communes et les charniers, les associations signataires de la plate-forme de revendications soulignent toutefois «que la seule certitude est l’existence de nombreuses familles de victimes désemparées et des spéculations sur la complicité des autorités dans ces assassinats collectifs dont on veut faire disparaître les traces».
Le décor ainsi planté, c’est une liste de 24 revendications qui sont mises sur le tapis et qu’on peut résumer, outre la reconnaissance par les autorités officielles de ces associations, dans des mesures d’ordre juridique, administratif et financier. La première revendication s’avère la pierre angulaire de toute la plate-forme, en ce sens qu’elle résonne comme un préalable puisqu’il s’agit de la libération immédiate de toutes les personnes, quelle que soit la date de leur arrestation ou enlèvement par les services de sécurité, qui n’ont pas été présentées à un juge dans le délai légal maximum de 12 jours en cas d’enquête en matière de terrorisme. Ceci d’une part, et, d’autre part, permettre dorénavant aux avocats choisis par les familles de rendre visite sans délai à la personne en état d’arrestation, avec droit de regard sur le registre dit «main courante» tenu dans tous les locaux de la police judiciaire en vertu du code de procédure pénale.
Ces associations ne s’en tiendront, bien sûr, pas seulement à la libération immédiate des personnes arrêtées, elles attendent de l’Etat à ce qu’il réserve à la victime directe de la disparition forcée, libérée, l’ensemble de ses droits, ainsi que sa prise en charge totale pour ses soins physiques, psychologiques ou psychiatriques. Dans le même sens, le document exige la comptabilisation des fosses communes et le déclenchement de procédures d’identification des restes des victimes avec la définition des protocoles d’analyse ADN. Mais aussi l’identification des personnes enterrées sous «X» à partir du dossier du parquet territorialement compétent qui a autorisé l’inhumation. A ce propos, le document indique qu’il y a au moins 3.030 personnes enterrées sous cette appellation anonyme.
En tant qu’associations des familles de disparus, elles revendiquent leur reconnaissance par agrément et la consécration de leur droit de réunion et de manifestation pacifiques. L’Etat ne sera pas pour autant quitte en accédant à ces revendications, selon le même document, «il doit, autant que les responsables des groupes armés ayant bénéficié de la grâce et d’amnistie, demander solennellement pardon aux familles des victimes». Et pour ponctuer ce chapitre, la réhabilitation de tous les membres des associations de victimes et les défenseurs des droits de l’homme ayant subi une condamnation pénale est revendiquée.
Au même titre que les «familles victimes du terrorisme», les signataires du document demandent l’institution, par voie légale, d’un statut de «victime de la violence de l’Etat» auquel tous les membres des familles victimes auront droit. L’institution de ce statut doit entre accompagné, à leur sens, par des mesures d’ordre administratif et financier destiné à leur réinsertion. Parmi ces mesures, les associations demandent la résolution des problèmes de logement, de travail ainsi que les problèmes sociaux dus aux tracasseries administratives et policières.
D’autres mesures, financières celle-là, sont réclamées, comme l’attribution d’une somme forfaitaire à toutes les familles de disparus forcés ou enlevés, l’attribution de bourse à tous les enfants des victimes scolarisés ou étudiants, le règlement des arriérés des allocations familiales, la restitution des sources de revenus et des biens perdus…
La première des mesures d’ordre juridique revendiquées par ces associations consiste en la levée de l’état d’urgence. La pénalisation du crime de disparition forcée avec une peine correspondant à sa gravité est une autre mesure juridique qui est déroulée, autant que le sera la nécessité de modifier l’article 51 du code pénal et l’abrogation de l’article 25 du code de justice militaire, permettant ainsi aux personnes arrêtées de se prémunir contre tout abus. Toujours dans la même veine, le document demande l’abrogation des dispositions du code de justice militaire et du code de procédure pénale lesquels, affirment les associations, ont rendu possibles les disparitions forcées.
Enfin, ces associations réclament l’ouverture d’enquêtes pour des poursuites judiciaires transparentes, pour tout nouveau cas signalé de disparition forcée ou d’enlèvement et la poursuite de ces enquêtes, aussi longtemps que le sort de la victime reste inconnue. Comme elles réclament la révision de toutes les décisions judiciaires civiles et pénales ayant procédé, soit au classement sans suite des plaintes, soit à la déclaration de la mort civile des victimes, ainsi que la reprise des poursuites judiciaires pénales contre les auteurs et complices de disparitions forcées et d’enlèvements et classées ou oubliées.
Mohamed Salah Boureni