L’indispensable catharsis collective
Réconciliation nationale
L’indispensable catharsis collective
Les débats du 2-8 mars 2005
Les initiatives tendant à la réconciliation dans les sociétés qui ont vécu de grandes crises sont peut-être aussi nombreuses que les crises elles-mêmes. On cite comme cela, à l’emporte-pièce, l’Afrique du Sud, le Maroc ou le Chili. Dans tous les cas, la nécessité de l’expression passe par la reconnaissance de la souffrance. Il ne s’agit pas forcément d’évaluer les dédommagements des douleurs, mais bien une reconnaissance publique des drames vécus pour justement offrir une écoute, à défaut d’offrir une issue judiciaire. Le tout avec en toile de fond un profond ancrage de ces sociétés dans les principes universels de respect des droits de l’Homme. Il reste que, dans tous les cas, ce qui saute aux yeux c’est surtout un passage d’un régime à un autre, d’un système à un autre.
En Afrique du Sud, le TRC (Truth and Reconciliation Committee, comité vérité et réconciliation) a été créé en juillet 1995 sur la base d’un texte juridique le, “Promotion of National Unity and Reconciliation Act n°34” de 1995. Selon la doctrine de ce document, il s’agit d’instituer “un pont historique entre le passé d’une société profondément divisée caractérisée par les différends, l’incommunicabilité des souffrances et de l’injustice avec le futur fondé sur la reconnaissance des droits humains, la démocratie et la coexistence pacifique pour tous les Sud-Africains indépendamment de leurs couleurs, races, classes, croyances ou sexes”.
En fait, le texte de préambule a dessiné tout de suite les grands contours que devait prendre ce déballage de la souffrance rencontrés par tous les Sud-Africains, sans mettre dans la balance qui a souffert le plus et quelles qu’en furent les raisons. Le but étant certes de concrétiser la réconciliation entre les populations d’un même pays, mais surtout d’éviter que de tels drames puissent se reproduire.
Le TRC est structuré sur la base de trois comités : celui de l’amnistie ; celui de la réparation et la réhabilitation ; le comité de violation des droits de l’Homme. A chaque comité est dévolue une mission, notamment les enquêtes sur les violations des droits de l’Homme commis entre 1960 et 1994. Des enquêtes qui déterminent l’identité des victimes et évaluent les séquelles des atrocités subies.
Une fois les victimes clairement identifiées, elles sont orientées vers le comité “réparation et réhabilitation”. Ce comité est chargé de s’assurer que le TRC restaure effectivement la dignité des victimes, formule de manière claire les moyens et recommandations liés à la réhabilitation et soulage les survivants, leurs familles et la communauté.
Un fond mis en place par le Parlement est destiné à payer les réparations nécessaires aux victimes de manière urgente (dans les cas de disparition ou de meurtre, voire même de séquelles de tortures, certaines familles ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins une fois que le chef de famille était mort ou handicapé à vie).
Le comité d’amnistie reçoit en fait les demandes d’amnistie pour tout acte répréhensible – dans le cadre de l’objet du TRC – commis entre le 1er mars 1960 et le 6 décembre 1993. Les demandes étaient recevables jusqu’au 30 septembre 1997. L’amnistie accordée signifie une libération de toute poursuite judiciaire pour quiconque reconnaît son implication dans une atteinte aux droits de l’Homme.
En tout état de cause, si la structure du TRC paraît simple, elle a permis d’aborder en profondeur les effets du régime d’apartheid. Dans le même temps, autant policiers que miliciens, hommes politiques ou responsables blancs tortionnaires ont été “blanchis”, autant les victimes ont pu faire état de ce qu’ils ont subi. Par ailleurs, les exactions commises par certains militants de l’ANC ont été également mises au jour.
Il est intéressant de noter que le TRC sud-africain a entériné le principe de la responsabilité dans les atrocités commises sous les gouvernements précédents. Il s’agit là d’une quête permanente des citoyens et une façon on ne peut plus précise pour annoncer le changement de régime.
A la fin du système d’apartheid, certains anciens militants de l’ANC ont voulu mettre en place des tribunaux spéciaux, à l’image de celui de Nuremberg à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour juger les criminels nazis.
Le TRC aura eu donc le mérite de ne pas lancer une sorte de chasse à l’homme blanc (après celle de la chasse à l’homme noir durant la période d’apartheid) avec tous les risques de fuite et de déstabilisation de l’Etat encourus, tout en favorisant le débat au sein de la société. Pour Mandela, ce procédé a permis d’aller de l’avant une fois que la vérité sur ce qui s’est passé a été connue et que la réconciliation nationale a commencé.
Quant aux adversaires du TRC, il évoquent que celui-ci a été trop mou et a consacré le principe que les atrocités commises étaient celles d’un gouvernement en lutte contre des groupes rebelles.
Maroc : le changement dans la continuité ?
L’Instance équité et réconciliation (IER) mise en place au Maroc en janvier 2004 s’inspire certainement de ce qui s’est fait en Afrique du Sud, même si l’objet de cette instance est différent de celui du TRC.
Il s’agit essentiellement pour l’IER de mettre en évidence les atteintes aux droits de l’Homme sans entrer dans des procès sans fin. L’instance a été mise en place sur la base d’un discours prononcé par le roi Mohamed VI et d’un dahir (décret royal) signé en janvier 2004.
Le discours est, selon la déclaration publiée à la création de l’IER, la “référence d’orientation des activités de l’IER”. En déballant les atteintes aux droits humains commis sous le règne de Hassan II, l’IER veut “parachever le règlement équitable et extrajudiciaire des violations du passé”, le but étant de mener à terme “un processus empreint d’audace, de sérénité et de raison pour assurer la cicatrisation des blessures, la réparation des préjudices subis, la réhabilitation des victimes et leur réintégration sociale et la mise en lumière d’enseignements permettant aux Marocains de se réconcilier avec eux-mêmes et avec leur histoire, tout en poursuivant la libération de leurs énergies”.
Concrètement, l’IER, indépendante dans la manière de mener à bien sa mission et totalement libre de mettre en place son règlement intérieur et de l’adapter en fonction des nécessités du terrain, a tout le soutien des moyens de l’Etat pour parachever sa mission. Aux termes de l’article 5 de son règlement intérieur, l’IER marocaine se penche sur les “violations graves des droits de l’Homme” limités dans les disparitions forcées et les détentions arbitraires. Le même texte définit les disparitions forcées, les détentions arbitraires, les victimes.
L’instance détermine aussi les réparations des préjudices.
La même instance établit la nature des violations, détermine la responsabilité des organes de l’Etat coupables et indemnise les victimes.
Il est utile de noter que nous sommes face à un Etat, coupable d’exactions, qui reconnaît ses torts et fait amende honorable. Est-ce que seule continuité de l’Etat ou du pouvoir sont en cause ? Probablement que la pérennité du royaume est en question, d’autant que le Maroc veut demeurer un Etat fréquentable, mais au-delà, s’il y a réconciliation, elle se fait de part et d’autre d’une frontière, certes diffuse mais bien réelle, qui sépare le pouvoir représenté par les démembrements de l’Etat, d’un part, et la population victime d’atteintes graves aux libertés, de l’autre.
Chili : la réconciliation inachevée
Engagée dès 1988, la réconciliation nationale au Chili a buté d’abord sur une loi d’amnistie qui lavait l’ancien dictateur, le général Pinochet.
Le blocage du système judiciaire, la corruption, l’immixtion permanente des Etats-Unis dans les affaires intérieures de l’Etat ont réduit à néant les efforts de la commission de réconciliation nationale mise en place en 1990. Celle-ci s’est limitée à faire état du sort réservé aux disparus, sans autre possibilité de permettre à la justice qu’elle juge les coupables.
La particularité de la commission de réconciliation chilienne était en fait de soumettre ses conclusions à la justice pour que les procès publics soient tenus. En fait, la réconciliation elle-même passait par les prononcés des jugements préalables à toute amnistie ou dédommagement.
Les quelques procès qui se sont tout de même tenus ont rarement satisfait les familles des victimes, alors que d’anciens tortionnaires tenaient toujours les rênes du système judiciaire, pénitentiaire ou les services de sécurité malgré le départ de Pinochet.
En fait, dans les années 1980, partout dans les pays d’Amérique du Sud sont mises en place des commissions “vérité et justice”. En Argentine, une commission spécialisée sur les disparitions a mis en relief les mécanismes d’Etat permettant de faire disparaître les personnes hostiles au système. Des procès eurent lieu, avant que ne soit prononcée une amnistie générale en 1987.
Au Chili, le général Augusto Pinochet, sentant le vent tourner, avait, dès 1978, promulgué une amnistie pour lui-même avant d’organiser, en 1988, un référendum lui permettant de perpétuer sa dictature. La “réconciliation nationale” lancée dès lors n’a pas enregistré d’avancées notables liées à une justice nécessitant une réforme de fond.
Le gouvernement du président Aylwin, démocratiquement élu en 1990, a même concocté une Constitution qui évite aux anciens militaires de se retrouver dans les tribunaux.
Par ailleurs, la meilleure manière de bloquer la réconciliation nationale dans ce pays a été de faire passer toute possibilité d’entente par la justice.Cette même réconciliation se conjugue aux poursuites des luttes armées, menées notamment par le mouvement Lautaro et, bien entendu, la poursuite des arrestations et détentions politiques. Les prisons chiliennes qui maintiennent des quartiers de détention pour les politiques résonnent des rumeurs des grèves de la faim menées par les prisonniers pour améliorer leurs conditions de vie.
En fait, après l’élection de Aylwin en 1990, certains groupes de gauche ont refusé de déposer les armes. Par ailleurs, le général Pinochet, arrêté en 1998 à Londres, est rentré dans son pays en 2000 pour être jugé suite à 14 plaintes déposées contre lui. La levée de l’immunité parlementaire a été prononcée la même année, mais sans résultat. En fait, au centre du débat il n’y a pas que Pinochet, et il semble que la polémique judiciaire soulevée autour de l’ancien dictateur sert surtout à mieux masquer d’autres problèmes autrement plus cruciaux, liés au respect des droits de l’Homme.
En juin 1997, malgré la mise en place de la commission de réconciliation, Amnesty International dénonçait 20 cas de torture commis par la police en 1996.
La Commission de défense des droits du peuple (Codepu) chilienne avait, pour sa part, dès avril 1994, recensé 140 cas de torture postérieurs à 1991.
Dans ce pays, rien n’est réglé et les méandres judiciaires dans lesquels se sont engouffrés les politiques rendent la réconciliation, dans l’état actuel des choses, quasiment impossible.
Amine Esseghir