«Certaines puissances affaiblissent des pays africains pour mieux les recoloniser»
Venant Mboua. journaliste et membre de l’Observatoire africain du Canada (OAC)
«Certaines puissances affaiblissent des pays africains pour mieux les recoloniser»
El Watan, 19 décembre 2017
Présenté en première mondiale dans le cadre de Vues d’Afrique en avril dernier à Montréal, le film documentaire sur la crise centrafricaine, intitulé L’industrie de la rébellion, propose un regard critique sur les différentes interventions de la communauté internationale dans ce pays rarement en paix depuis son indépendance. Venant Mboua, l’un de ses auteurs, explique ici pourquoi la Centrafrique et d’autres pays du continent sont devenus, avec le temps, des centres commerciaux de la violence.
Vous venez de produire un documentaire d’une heure sur la crise centrafricaine qui s’intitule L’industrie de la rébellion. Qu’est-ce qui a concrètement motivé ce projet ?
L’idée de produire un documentaire sur la permanence des rébellions et de la violence en République centrafricaine est née après ce qu’on a appelé la 3e guerre civile centrafricaine, déclenchée le 5 décembre 2013 et qui a connu un arrêt important le 23 juillet 2014, avec la signature de l’accord de cessation des hostilités entre les belligérants à Brazzaville, en République du Congo.
Des milices appelées anti-Balaka (porteurs de machettes ou invulnérables aux balles de fusils) qu’on a présentées comme des chrétiens (parce que constituées de non-musulmans) ont attaqué la coalition de milices au pouvoir, présentées comme des musulmanes (parce que constituées en majorité de musulmans), regroupées au sein d’un mouvement appelé Seleka (union, en langue Sango).
La Seleka était au pouvoir depuis mars 2013 et ses hommes avaient saccagé le pays par des pillages indescriptibles et des assassinats atroces. C’est ainsi que les médias au Canada présentaient la situation. Cela nous a un peu intrigués, le réalisateur Emery Noudjiep et moi. Il est très douloureux d’être à l’étranger et de voir comment les faits sur nos pays sont rapportés avec autant de facilité.
Vous vouliez donc rétablir certains faits ?
Effectivement. En général, les conflits armés en RCA avaient leurs origines dans les intrigues politiciennes, bien souvent une question de lutte d’influence entre individus précis. Emery a été metteur en scène de théâtre et moi comédien et journaliste pendant des décennies en Afrique. Nous connaissions bien ce pays où nous avons séjourné plusieurs fois et où nous avons des amis qui sont presque de la famille pour nous.
Nous n’avons pas compris que subitement la haine s’empare des communautés et les pousse à se déchirer ainsi. Nous avons donc voulu en savoir plus en allant interroger les acteurs et les témoins afin d’apporter un autre discours aux publics d’ici et d’ailleurs. Nous avons voulu dévoiler les origines réelles de ce conflit.
Nous avons ainsi pu constater que la RCA, frontalière des pays où prolifèrent des milices armées, le Soudan, l’Ouganda, le Tchad, la République démocratique du Congo, la République du Congo et aujourd’hui le Cameroun aux prises avec Boko Haram, est devenue un centre commercial de la violence.
La privatisation des guerres en Afrique a trouvé ses meilleurs comptoirs ici. Nous avons présenté la candidature de ce film au Festival international de cinéma Vues d’Afrique de Montréal où il a été sélectionné et diffusé les 17 et 22 avril 2017. Nous pensons avoir ainsi commencé à atteindre nos objectifs.
Ce film d’une heure soutient globalement l’idée que les guerres qui ravagent nombre de pays du continent africain, ou du moins la majorité d’entre elles, sont en réalité des conflits créés et entretenus par d’anciennes puissances coloniales ou de puissants acteurs non étatiques.
Quels sont les éléments qui vous permettent de soutenir une telle assertion ?
Effectivement, les guerres que nous connaissons en Afrique ont leurs origines au-delà des motifs souvent évoqués par les belligérants. Dans le cas de la guerre centrafricaine, il est curieux de constater que ce pays bat le record d’assistance internationale en période de conflit. Pas moins de 14 missions répertoriées depuis 1976, de nombreuses interventions françaises et toujours pas de solution durable à la crise. Sur le terrain, le reportage d’une télévision française a dévoilé la collusion entre les militaires français et les miliciens anti-Balaka, sans que cela n’émeuve Paris.
Et lors de nos enquêtes, un de mes guides, ancien membre des services de renseignement centrafricains, m’a appelé à deux reprises, la nuit, dans le but de me conduire à des lieux où la force française était supposée distribuer des armes et des vivres tantôt aux anti-Balaka tantôt aux Seleka.
Mais mes partenaires sur place m’ayant averti que c’était dangereux pour ma vie et celle de mon équipe de tournage, j’ai renoncé à l’idée de les espionner. Aujourd’hui, chassés du pouvoir central à Bangui, les chefs de guerre sont allés occuper les zones minières du Nord-Est et du Centre, d’où ils mènent tranquillement des affaires avec des groupes internationaux.
En RDC, en 1996, Laurent Désiré Kabila n’avait pas encore pris le pouvoir qu’il signait déjà des contrats avec des multinationales pour l’exploitation des mines du Congo. L’histoire nous dit aujourd’hui que par Rwanda et Ouganda interposés, les Etats-Unis et leurs alliés anglo-saxons étaient au centre du financement et du soutien de la rébellion congolaise.
Enfin, faut-il rappeler que le mouvement Seleka, qui a déclenché les hostilités contre le pouvoir de François Bozizé en 2012, avait ses services de communication à Paris d’où son porte-parole, Eric Massi, parlait régulièrement jusqu’à la prise du pouvoir en mars 2013 ? On peut observer le même scénario pour la guerre du Mali. Les responsables touareg étaient bien installés à Paris. Enfin, des chefs de guerre centrafricains sont sous le coup des sanctions de l’ONU mais ils circulent librement en Afrique et, parfois, discutent avec des responsables des institutions internationales
Quel est donc le principal moteur de ces opérations de déstabilisation. La course aux matières premières, des enjeux géopolitiques ? Peut-on parler de néocolonialisme ?
Les matières premières certainement, mais aussi la stratégie de leadership par le chaos. Pour les puissances internationales, plus les Etats sont fragiles, plus les gouvernants sont fébriles et soumis. Dans le documentaire, il y a un observateur qui parle de la stratégie du pompier-pyromane, vieux de l’époque romaine.
C’est une nouvelle forme de colonisation qui fait reposer toutes la responsabilité sur le néocolonisé. Toutefois, je relève qu’il n’y a pas que les puissances non africaines qui alimentent l’industrie de la rébellion en Afrique. On a bien vu que pour le cas de la Côte d’Ivoire, le régime de Blaise Compaoré du Burkina Faso était au centre des intrigues, ce qui a obligé Laurent Gbagbo à négocier directement avec M. Compaoré, au même niveau qu’avec les rebelles de Guillaume Soro.
En RCA, les présidents Déby du Tchad, Denis Sassou Nguesso de la République du Congo ou même Omar El Béchir du Soudan ne sont pas moins influents sur les milices et certains politico-militaires.
Les seigneurs de la guerre qui, à chaque fois, mettent à feu et à sang des pays comme la Centrafrique, ne seraient donc que de simples sous-traitants des employés de multinationales du crime, c’est ce que vous voulez dire ?
Oui, je reste convaincu que c’est le cas. D’abord, d’où leur viennent les armes de guerre qu’ils utilisent ? Comment en Côte d’Ivoire, Guillaume Soro, sortant à peine des amphithéâtres où il n’a pas achevé ses études a pu se retrouver chef d’une rébellion plus armée que les forces étatiques ? Ensuite, si les puissances internationales qui disent vouloir aider à la résolution des conflits le voulaient, elles mettraient une énorme pression sur les rebelles centrafricains pour qu’ils déposent les armes et négocient. Bien plus, il leur serait facile aussi de les attaquer et de les chasser du pays.
Voyez combien de temps il a suffi pour voter une résolution contre la Libye et l’appliquer. Souvenez-vous que la France a initié et obtenu une résolution pour aller bombarder le palais du président ivoirien et l’en extirper, en 2011. En Syrie, les Etats-Unis ont plusieurs fois bombardé les forces qu’ils estimaient hostiles à la paix ou nuisibles aux droits de l’homme.
Comment penser que les forces internationales seraient incapables de mettre fin au conflit centrafricain et de capturer les rebelles ? Du moins c’est la question que se posent les Centrafricains, notamment les membres de la société civile qui ont plusieurs fois organisé des manifestations contre la Minusca et la communauté internationale. Mais si vous voulez, dans la chaîne de construction de l’industrie de la rébellion, les chefs de guerre connus sont en fait des cadres d’une industrie dont les investisseurs sont inconnus du public.
La multinationale du crime et de la violence en Afrique emploie des chefs de guerre qui circulent entre plusieurs fronts de guerre. En 2013, on retrouvait Moussa Assimeh, un officier de l’armée soudanaise, à la tête d’une milice membre de la Seleka ; mais il y avait aussi des Tchadiens, des Camerounais, des Nigériens, etc. La plupart d’entre eux avaient déjà servi ailleurs.
Les problèmes religieux et ethniques souvent mis en avant pour expliquer la crise en Centrafrique ne seraient que des arguments montés de toutes pièces pour justifier le contrôle du pays par des spécialistes du crime…
Nourredine Adam, chef militaire de la Seleka, est certes fils d’un imam centrafricain mais que représente-t-il de l’islam ? Il est cependant soupçonné de liens très étroits avec certains lobbies des monarchies du Golfe. L’attitude des autres chefs de guerre se disant défenseurs des musulmans en RCA n’est pas différente de celle des voyous de Boko Haram au Cameroun et au Nigeria. Ils tuent autant de non-musulmans que de musulmans.
Quant aux anti-Balaka, ils n’ont aucun lien avec les églises chrétiennes qui prolifèrent pourtant dans le pays. Bien plus, les représentants des musulmans et des clergés chrétiens n’ont eu de cesse de renier ces groupes armés. En réalité, il faut noter qu’il y a une construction classique du discours sur les conflits dans les pays d’Afrique noire : c’est toujours le Nord contre le Sud, chrétiens contre musulmans, etc. Nos pays ont encore de sérieux problèmes de vivre-ensemble certes, mais il est constant que ceux qui convoitent les richesses de ces pays utilisent certains de leurs points faibles pour mieux diviser les communautés.
Ce documentaire, réalisé par Emery Noudjiep Tchemdjo, défend l’idée aussi que si les Nations unies et la communauté internationale ne font pas grand-chose pour arrêter le «massacre» en Centrafrique, c’est parce certains trouvent leur compte dans l’anarchie qui y règne. Comment des fonctionnaires de l’ONU en poste à Bangui tirent-ils profit du conflit centrafricain ?
Tout d’abord, mettons une nette différence entre l’Organisation des Nations unies, les fonctionnaires des Nations unies et les pays leaders de la communauté internationale. Les fonctionnaires des Nations unies n’ont aucune responsabilité individuelle dans les nombreux échecs de leurs missions. Ils appliquent les consignes.
Off the record, des entretiens que j’ai eus à Bangui avec des officiers africains de la force onusienne ne cachaient pas leur agacement face au double jeu de certaines puissances dans la lutte contre les rébellions qui tiennent le pays en otage. Un officier très important dans le dispositif décisionnel de la Minusca m’a confié que la force internationale peut bien débarrasser le pays des groupes armés, «mais nous n’en avons pas le droit», m’a-t-il soufflé, l’air résigné. Toutes les rébellions partent des frontières centrafricaines poreuses.
La question que nous posons est la suivante : pourquoi les interventions internationales ne ciblent pas et ne s’investissent pas à sécuriser les frontières afin de limiter les mouvements des rebelles ? Regardons de plus près les missions militaires des Nations unies.
Elles engagent les pays conviés à s’équiper en armement et matériel de guerre, ces engins leur sont loués à la journée. Les salaires des soldats engagés sont directement payés aux gouvernements.
Certains pays africains, comme le Rwanda, le Burundi, le Sénégal en ont fait un business à la fois économique et géopolitique. Le Sénégal dispose de tout un avion spécialement voué à ses forces au sein des missions onusiennes.
Les véhicules et l’ensemble des matériels sont achetés auprès des entreprises des pays nantis et non des pays africains. L’Onu et ses agences sont un vaste marché du travail que le système international ne peut négliger. Mais mettons un bémol à ce que vous venez de dire. Le film indique qu’il y a une économie de la guerre qui profite non seulement aux chefs de guerre mais aussi à d’autres acteurs locaux et internationaux, dont les Nations unies et ceux qui y travaillent.
Pourquoi l’industrie la violence et de la rébellion est-elle florissante en Afrique ? Que faut-il faire pour l’arrêter ?
L’Afrique est très vulnérable, à cause de son histoire récente, de son environnement économique et, disons-le, des incuries de ses dirigeants. On sait déjà que les matières premières attirent beaucoup de convoitises. Mais on sait aussi qu’il y a un problème de gouvernance qui provoque des mécontentements, des frustrations qui conduisent à des conflits armés. Et bien souvent, les rébellions naissent desdites frustrations et son entretenues par ceux qui peuvent tirer profit de la fragilité du pays.
Le long règne sans partage de Mobutu a servi de prétexte à ceux qui voulaient les richesses du Congo pour armer un vieil opposant politique presqu’oublié, Laurent Désiré Kabila. En RCA, en 2012, c’est un contentieux électoral, né en 2010, qui a mué en contentieux de sang. En Côte d’Ivoire, des militaires nordistes frustrés par le rejet permanent de la candidature d’Alassane Ouattara aux différentes présidentielles et disant les leur marginalisés par la politique de « l’ivoirité » initiée par Konan Bédié et exploitée par Laurent Gbagbo, ont tenté un coup d’État qui s’est transformé en rébellion soutenue par le Burkina Faso.
À l’observatoire africain du Canada, on a toujours prôné des changements systémiques en Afrique. Il faut changer de paradigmes de gouvernance. Donner plus de possibilité aux populations de participer à la gouvernance et au contrôle de la gestion des ressources de leurs pays. En clair il faut plus de démocratie et de transparence, renforcer l’éducation car c’est au sein de la jeunesse désœuvrée et non éduquée que l’industrie de la rébellion recrute ses ouvriers. Évidemment cela demande un travail de sensibilisation et de pression des sociétés civiles, des médias mais aussi des partis politiques. Il faut aussi que les dirigeants africains cessent d’attendre des solutions des pays étrangers pour que les Africains soient eux-mêmes capables de définir leurs méthodes de règlements des différends.
Zine Cherfaoui