K. Nezzar: “L’Algérie n’a pas besoin d’un nouvel Etat à ses frontières”
Khaled Nezzar:
“L’Algérie n’a pas besoin d’un nouvel Etat à ses frontières”
Samir Sobh , La Gazette du Maroc, 10 Mars 2003
Le général major Khaled Nezzar – actuellement à la retraite, sans pour autant être loin ni du centre de décision ni de la scène politique algérienne – a été ministre de la défense. l a commandé l’armée de son pays pendant les années terribles qui ont vu la montée de l’islamisme.
Lors de son passage la semaine dernière dans la capitale française pour accompagner la sortie de son livre “Le procès de Paris – l’armée algérienne face à la désinformation”, édité chez Médiane, La Gazette du Maroc l’a rencontré. D’où l’entretien, à bâtons rompus, avec celui qui a passé plus de sept ans aux frontières du Sahara.
La Gazette du Maroc : Je voudrais commencer cet entretien par un sujet délicat pour vous : le Maroc. Ceux qui vous connaissent de près affirment que vous avez toujours eu une position objective du problème du Sahara. Ceci étant, comment voyez-vous la sortie de l’impasse qui perdure, continuant à envenimer les relations avec vos voisins marocains ?
Khaled Nezzar : Cette question paraît, d’un côté, facile à résoudre ; de l’autre, assez complexe. Pour ce qui est du premier point de vue, j’estime que cette affaire ne doit plus séparer les deux pays frères. Notamment, avec l’existence des grands blocs régionaux où il n’y a plus de place pour les faibles. L’Europe est en face de nous, ce qui implique la nécessité de créer, coûte que coûte, notre propre espace maghrébin. Quant au deuxième point de vue, il faut reconnaître qu’il y a de part et d’autre, un manque de confiance. Ce qui empêche de trouver jusqu’ici une solution.
Le problème est, certes difficile, mais on n’a jamais essayé sérieusement par le passé de sortir de l’impasse.
Je comprends par-là que les chances se présentent à l’heure actuelle ?
Je suis certain qu’on peut, ensemble, aider à trouver la solution souhaitée. Les responsables aussi bien marocains qu’algériens sont maintenant plus disposés à aller dans ce sens. Je pense que les choses ont évolué. Il faut faire preuve d’esprit d’intelligence et trouver les mécanismes adéquats pour débloquer cette situation. Nous payons tous le prix du colonialisme qui a divisé pour régner.
Plus concrètement ?
Ma position a toujours été claire concernant la question du Sahara : l’ONU a ce problème en charge. Il faut qu’elle le règle comme elle le conçoit. Personnellement, je pense que la meilleure des solutions serait d’aller vers la thèse du ni perdant ni gagnant. Il faut trouver la formule adéquate permettant d’intégrer les Sahraouis, rejoindre le pays dans le cadre d’une entente.
De toute manière, l’Algérie n’a pas encore besoin d’un nouvel Etat à ses frontières. La création de l’espace maghrébin aidera sans aucun doute à une sortie de cette impasse. Là, je vais vous raconter cette histoire : lors de la visite de S.M. feu Hassan II à Oran, en 1990, j’étais alors ministre de la défense. Lors des discussions au dîner offert par le président Chadli à son invité de marque, j’ai parlé de la nécessité de l’espace maghrébin. De parler d’une seule voix avec l’Europe. A ce moment le souverain me répond :“si c’est ça votre pensée, envoyez dès demain une brigade de l’armée algérienne s’installer à Rabat”. Il était sincère.
Je reviens à la question du Sahara. Comment évaluez-vous la position du Maroc à l’égard de l’Algérie ; plus particulièrement dans les périodes difficiles, voire de tension entre les deux pays ?
Je suis témoin de cette période où j’étais à Tindouf et à Béchar. En toute sincérité, j’affirme que le Roi du Maroc n’a jamais insulté l’avenir. Je vous dis plus. Il a ordonné à son aviation de ne pas s’approcher de plus de 20 km des frontières algériennes.
Pour moi, c’est un signe important. Malgré les confrontations, il avait toujours en tête de régler le problème pacifiquement. Il n’avait aucunement l’intention de s’attaquer à l’Algérie. Ce qui montre que le Roi était intelligent, qu’il était homme de dialogue. De plus, je témoigne pour sa simplicité, notamment concernant son comportement avec les officiers marocains, qu’il a invités à venir casser la croûte lorsqu’il a appris qu’ils n’avaient pas encore déjeuné.
En tout état de cause, on accuse l’armée algérienne d’être derrière le blocage du processus de paix portant sur le problème du Sahara. Quel est votre point de vue là-dessus ?
Il faut que vous sachiez une chose : la position de l’armée suit le politique. Maintenant, si le président de la République ne peut ou plutôt ne veut pas aller dans le sens du déblocage, l’armée ne pourra pas y faire face ; elle est à la disposition du politique. De toute manière, croyez-moi, les Algériens n’ont aucune ambition sur le Sahara. Quel est l’intérêt pour nous, qui avons un pays aussi vaste d’avoir de petites visions sur un territoire qui ne nous appartient pas. De plus, quel besoin de créer de nouvelles frontières ? Ce n’est pas parce que cette armée était issue de la révolution, qu’elle a mené la guerre de l’indépendance, qu’elle aura le droit de décider du politique. C’est vrai qu’elle était sous feu Boumediène, l’otage du pouvoir politique. Ce dernier a fait de l’armée sa chose. A l’époque, on faisait passer le programme politique avant tout. Je l’admettais, parce que je connaissais la situation du pays.
Je reviens au fond de la question ?
Pour vous confirmer le principe que je viens d’évoquer, je reviens à des faits historiques. Le Sahara, je le connais mieux que personne, car j’ai passé quatre ans sur les plateaux de Tindouf et trois ans à Béchar. Lorsque j’étais ministre de la défense, feu Boudiaf m’avait demandé de se débarrasser de ce fardeau.
“Cette situation n’est pas claire, moins encore la position ; ce problème du Sahara était un faux problème”, m’a-t-il dit. Par la suite, j’ai reçu Mohamed Abdelaziz qui était accompagné de Ould Salek et du frère d’Al-Wali, qui était un fin politicien. J’ai essayé de discuter avec eux pour essayer de faire avancer les choses. A ce moment-là, Ould Salek- qui était ministre des Affaires étrangères du Polisario – s’est emporté : “si c’est comme ça, nous allons nous battre jusqu’à la fin”. Ce qui m’avait choqué. Réponse : “A partir du territoire algérien ?”. Abdelaziz a tenté d’arranger les choses. J’ai répliqué à ce moment : “Je n’ai rien à vous dire”. Je n’étais pas diplomate, c’était plus fort que moi. Depuis, je ne les ai plus revus. Ce que je tiens à préciser, c’est que le Sahara ne concerne pas l’armée sur le plan stratégique.
Je reconnais que du temps de Boumediène, il avait des craintes de débordement vers le sud. Maintenant, nous cherchons un espace maghrébin. Nous ne voulons pas, comme le disent certains, le partager avec le Maroc. Nous avons une politique de conciliation. Comment expliquez-vous donc le passage du gazoduc par le Maroc ? Si nous n’avions pas cette vision maghrébine, nous l’aurions fait passer ailleurs.
Le but est de s’approcher les uns des autres dans ce Maghreb.
On ressent ces derniers temps comme un dégel, certes relatif, au niveau des relations entre l’Algérie et le Maroc. Estimez-vous que l’ouverture des frontières est pour demain ?
Le problème n’est pas uniquement l’ouverture des frontières. Je me rappelle lorsqu’a été arrêté le numéro 2 du GIA à Oujda fin 1992, je me suis rendu à Rabat où j’avais rencontré le Roi Hassan II. Le dîner était offert par l’actuel Roi Mohammed VI, alors Prince héritier, en présence de Driss Basri et d’Abdellatif Filali, côté marocain, j’étais seul côté algérien. On parlait de passage d’1 million d’Algériens, touristes et autres. Le Prince héritier s’est demandé : “est-ce de notre côté, la même chose ?”. Ce qui montre l’intérêt qu’il accordait aux liens entre les deux peuples. Toutefois, j’aimerais vous dire que ce qui retarde l’ouverture des frontières aux yeux des Algériens, c’est la difficulté de les contrôler. Malheureusement, pendant la guerre menée contre les terroristes, nous avons remarqué que ces derniers passaient par le Maroc. L’Etat marocain n’a, bien entendu, rien à voir avec cela. Là, je vous donne mon point de vue, moi qui suis actuellement à la retraite : si nos frères marocains s’engagent à donner des garanties sur le contrôle des frontières, les Algériens les ouvriront demain. Pourquoi la Tunisie, qui a une frontière plus vaste avec nous, arrive à la contrôler et pas le Maroc ? Si l’Algérie tombe sous la coupe des islamistes, ce serait grave pour ses voisins. En plus, l’imposition des visas n’a fait que compliquer les choses. Il faut vite finir avec cette situation inconcevable.
Comment évaluez-vous la visite du président Jacques Chirac en Algérie ? Peut-on espérer qu’elle pourrait réussir à tourner la fameuse page de l’histoire douloureuse entre les deux pays ?
Je ne peux que positiver. Le voyage du président Chirac est la première visite officielle d’un chef d’Etat français depuis l’indépendance. Je peux dire que c’est déjà quelque chose. Pour nous Algériens, nous avons tourné la page depuis que nous avons atteint notre but en 1962. Malheureusement, ce qu’on a vu depuis, c’est que les Français n’arrivent pas à tourner la page. C’est peut-être aujourd’hui l’occasion. Mais cela à condition de mettre tout sur la table. Je suis un homme réaliste. De ce fait, je ne suis pas très optimiste. Il faut qu’il y ait de chaque côté des hommes de bonne volonté pour régler tous les problèmes, ce ne sont plus les relations avec un pays colonisé. On s’est aperçu que le mal est venu durant les dix dernières années d’une partie des Français ; plus particulièrement de la gauche. Cette dernière ne voulait pas de ces relations avec l’Algérie. Elle a réussi même à tromper plusieurs pays européens. La droite, par contre, nous a apporté son aide. Des hommes comme Séguin, Pasqua ont joué un rôle dans ce sens.
Vous êtes connu pour être la bête noire des islamistes, pourtant vous êtes un Haj. Croyez-vous que ce phénomène de la violence en Algérie est entré dans sa phase finale ?
L’enjeu est gagné. C’est sûr. L’Algérie sortira de cette violence. Oui, c’est la dernière phase. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est une sorte de baroud d’honneur.
De toute façon, ils trouveront toujours le moyen de faire un coup par ci, un coup par là. Mais je pense qu’ils changent d’attitude partout là où ils se trouvent. Ils ont compris la leçon. D’ailleurs dans mon livre, j’explique comment l’armée algérienne a fait face aux désordres qui s’étaient emparés du pays et en quoi l’interruption du processus électoral en janvier 1992 a garanti la poursuite du processus démocratique. Il éclaire enfin les dessous de la tentative de déstabilisation de l’Algérie menée par les milieux alliés objectivement à l’intégrisme. Je reviens avec ce livre au procès qui s’est déroulé à Paris, du 1er au 5 juillet 2002, qui est véritablement un procès pour la vérité contre ceux, aidés par ces mêmes milieux, qui ont voulu entacher l’honneur de l’armée.