La « sale guerre » en Algérie : responsables et coupables

Point de vue

La « sale guerre » en Algérie : responsables et coupables

par François Gèze et Salima Mellah, Le Monde, 17 mai 2005

Interviewé par Le Monde (4 avril 2005), à l’occasion de la remise au président Abdelaziz Bouteflika de son rapport sur la question des disparus au cours de la « sale guerre » algérienne, Me Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative pour la protection et la promotion des droits de l’homme, a affirmé que 6 146 disparitions avaient été le fait d’agents des institutions de l’Etat. Selon lui, si l’Etat en est « responsable » , il n’est pas « coupable » : « La guerre menée par les terroristes a été si sauvage que le premier des disparus a été l’Etat lui-même. Personne ne commandait plus à personne. Cette rupture dans la chaîne du commandement et la panique expliquent en grande partie ce qui est advenu. »

Il s’agit là d’une parfaite contrevérité. Il n’y a eu ni « rupture dans la chaîne de commandement » ni « panique » lors de la mise en œuvre de la « répression antiterroriste ». Dès 1992, le commandement militaire a planifié une politique de terreur d’Etat clandestine, fondée sur la généralisation de la torture, des exécutions sommaires et des disparitions forcées d’opposants (ou présumés tels).

La pratique des disparitions forcées a été systématisée de 1994 à 1998, sans complètement cesser par la suite (voir les rapports »Algérie, la machine de mort », publié par Algeria Watch, et « L’organisation des forces de répression » , sur www.algerie-tpp.org). De nombreux témoignages attestent le rôle actif joué dans la mise en œuvre de cette politique par les chefs des services secrets de l’armée (le DRS, département de renseignement et de sécurité), le général-major Mohamed »Toufi » Médiène et son adjoint, le général Smaïl Lamari.

Ils ont travaillé en étroite liaison avec les autres responsables de la « lutte antisubversive », en particulier le général-major Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée, le général Saïd Bey, responsable du Centre de conduite et de coordination des actions de lutte antisubversive (CCC/ALAS) et commandant de la Ire région militaire, et le général Brahim Fodhil Chérif, commandant adjoint du CCC/ALAS puis chef d’état-major de la Gendarmerie nationale.

L’exécution des enlèvements, suivis le plus souvent de tortures et d’assassinats, a été confiée à des unités sélectionnées de l’armée, du DRS, de la police et de la gendarmerie. La coordination de ces actions était principalement assurée par les antennes du DRS dans les six régions militaires, les centres territoriaux de recherche et d’investigation (CTRI), dépendant directement du général Smaïl Lamari.

Pas moins de 95 centres de détention secrète, de torture et d’exécutions ont pu être répertoriés. Les plus importants sont : le CTRI de Blida (Centre Haouch-Ch’nou), commandé de 1990 à 2003 par le colonel Mehenna Djebbar ; celui d’Oran (Centre Magenta), commandé par le colonel »Abdelwahab » puis par le commandant Hamidou ; le CTRI de Constantine (Centre Bellevue), commandé par le colonel Kamel Hamoud, puis par le colonel Karim ; le Centre principal militaire d’investigations (CPMI) de Ben-Aknoun, dirigé de 1990 à 2001 par le colonel Athmane »Bachir » Tartag.

Contrairement à ce qu’affirme M. Ksentini, les chaînes de commandement de la « machine de mort » ont été ­ – et restent ­ – strictement contrôlées par les chefs de l’armée. Même si les plus « voyants » de ces responsables ont été récemment « démissionnés » (comme les généraux-major Mohamed Lamari et Brahim Fodhil Chérif, en août 2004) ou mutés, la plupart sont toujours en activité, à commencer par les chefs du DRS, les généraux Mohamed Médiène et Smaïl Lamari. Tous pourraient facilement être mis en cause si une authentique justice indépendante décidait de donner suite aux plaintes des familles de victimes.

M. Ksentini entend minimiser l’ampleur des disparitions forcées. « Au total, plus de 500 000 Algériens ont été déférés devant les tribunaux pour terrorisme, affirme-t-il. En rapprochant ce chiffre énorme de celui des disparus (6 146 cas), nous concluons que les choses ont été correctement menées dans l’ensemble. » Cette banalisation de l’horreur est une autre contrevérité, choquante de la part d’un avocat qui prétend œuvrer pour la « promotion des droits de l’homme ».

D’une part, ce chiffre considérable de jugements ne correspond à aucune réalité et n’a même jamais été avancé auparavant par la propagande officielle. Juste après le coup d’Etat de janvier 1992, les milliers d’opposants islamistes (ou présumés tels), placés en détention administrative, n’ont jamais été présentés à la justice. Il en a été de même pour la plupart des dizaines de milliers de personnes arrêtées de 1993 à 1998. Comme l’ont rapporté plusieurs officiers dissidents, l’ordre donné par les chefs de l’armée et du DRS aux responsables des chaînes de commandement était alors de ne pas faire de prisonniers…

D’autre part, ce chiffre de disparus est notoirement sous-estimé, car basé principalement sur les « plaintes déposées entre 1992 et 1998 » , alors que de nombreuses familles n’osent toujours pas porter plainte par peur de représailles. La Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme avance le chiffre, bien plus plausible, de 18 000 disparus. M. Ksentini pratique donc un scandaleux déni de la réalité.

Ses déclarations attestent que le projet d' »amnistie générale » que le président Bouteflika entend soumettre par référendum au peuple, en s’appuyant principalement sur le rapport de la commission Ksentini, n’est rien d’autre qu’une entreprise de blanchiment des crimes contre l’humanité organisés et perpétrés par les responsables des forces de sécurité et par certains groupes armés se réclamant de l’islam.