Jean-Louis Bruguière: « Le risque d’attentats en France reste élevé »

TERRORISME. — Entretien exclusif avec Jean-Louis Bruguière, le juge antiterroriste le plus célèbre de France

«Le risque d’attentats en France reste élevé»

Recueilli par Christophe Lucet, Sud-Ouest Dimanche, 7.1.07
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Sud Ouest Dimanche ». L’année qui s’achève n’a pas vu d’attentat majeur sur le sol français. Pourtant, vous êtes inquiet…
Jean-Louis Bruguière.
Oui, car le risque reste élevé. La volonté des réseaux terroristes de frapper la France est intacte. Nous en avons eu la preuve cet été juste après la guerre du Liban lorsque Ayman al-Zawahiri, numéro 2 d’al-Qaida, a menacé la France au même titre que les États-Unis. Or on sait que les annonces médiatiques de Zawahiri sont souvent suivies d’effet.

Rien de plus précis ?
Si. L’autre élément très inquiétant, c’est l’alliance objective entre al-Qaida et le GSPC, Groupement salafiste pour la prédication et le combat. Le GSPC est l’héritier direct des Groupements islamiques armés (GIA, auteur des attentats de Paris en 1995), et surtout la seule organisation régionale affiliée à al-Qaida : al-Zawahiri a officialisé cette alliance cet été. Ces filières sont devenues encore plus dangereuses pour nous.

Faut-il attribuer cela au rapprochement franco-américain après la brouille sur l’Irak ?
Non, le contexte politique est sans incidence. Pour les salafistes, la France, pays mécréant, est un ennemi exactement au même degré que la Grande-Bretagne ou les États-Unis. C’est même une cible prioritaire en raison de la vieille confrontation de notre pays avec les GIA, et du grand nombre d’arrestations auxquelles la France a procédé depuis dix ans dans les milieux islamistes.

Vos enquêtes confirment-elles l’accroissement du danger ?
Incontestablement. L’élément nouveau est l’apparition de groupes mixtes dont les activistes appartiennent au GSPC et aux filières irakiennes. Le démantèlement récent d’un réseau nous a convaincus que certains avaient des objectifs précis à Paris. Nous avons affaire à des individus opérant en France, et qui, après un séjour sur le théâtre syro-irakien, reviennent par des voies détournées pour commettre des attentats en Europe, notamment en France ou au Maghreb.

Au Maghreb ?
Oui. Car l’objectif d’al-Qaida est double : créer un lien opérationnel entre les groupes Abou Moussad Zarqaoui (1) opérant en Irak et le GSPC ; et faire de celui-ci l’outil d’une déstabilisation en Afrique du Nord et dans la zone sahélienne (Niger, Mali). La plate-forme irakienne permet d’organiser le djihad à l’intérieur en attirant des moudjahidin pour le combat contre les forces dites « d’occupation » et de l’exporter vers les pays d’origine de ces recrues.

Ce mécanisme, vous le connaissiez déjà…
Oui, car nous l’avons observé sur toutes les terres de djihad depuis 1994. Le Gang de Roubaix était composé de militants passés par des camps des brigades internationales en Bosnie. Le Kosovo et surtout l’Afghanistan ont servi de terrain d’entrainement, comme l’ont montré nos enquêtes sur les filières afghanes. Enfin, le Caucase a également fourni des filières tchétchènes qui s’apprêtaient à commettre des attentats en France avec des substances chimiques : ces militants-là s’étaient entraînés dans les camps codirigés par la mouvance Zarqaoui et des groupes tchétchènes. Aujourd’hui, nous avons changé de dimension.

Pourquoi ?
Parce que nous faisons face à des groupes de plus en plus éclatés au sein desquels les initiatives individuelles ne sont pas absentes. L’Irak, nouvelle terre de djihad qui a supplanté les précédentes, exerce une très puissante force d’attraction sur la mouvance islamiste d’origine européenne, drainant de nouvelles recrues très radicalisées. Ces recrues bénéficient de l’aide de passeurs pour pénétrer en Irak. Leur détection est d’autant plus difficile. La structuration des réseaux se fait généralement après coup ; avant, il existait des filières constituées, ce n’est plus le cas.

Peut-on s’adapter à ce genre de situation ?
Il le faut. La seule solution est de poursuivre dans la stratégie fixée : anticiper et développer nos partenariats, déjà très forts, avec les États-Unis, les pays européens, mais aussi avec le Maghreb et au-delà. Car la menace terroriste n’épargne plus aucun pays de la planète. D’importants réseaux existent en Indonésie, en Australie, voire au Japon.

Vous dites que l’antiterrorisme français est un des meilleurs, sinon le meilleur du monde. Comment justifier cela ?
Je n’ai pas la prétention de dire que nous avons le meilleur système. Et la France n’est pas à l’abri d’un attentat majeur, surtout en période électorale. Mais force est de constater que notre dispositif regardé avec intérêt par nos partenaires anglais et américains est performant. A preuve, le fait que nous n’ayons pas eu d’attentat en France depuis 1996. Ce succès repose sur trois ou quatre facteurs essentiels : 1. La centralisation des poursuites des enquêtes et du jugement des affaires de terrorisme à Paris ; 2. Un réel partenariat entre le parquet de Paris et les juges d’instruction antiterroriste ; 3. Une synergie opérationnelle tout à fait originale entre les services de renseignement au premier rang desquels la Direction de la surveillance du territoire (DST) et les magistrats chargés de la lutte contre le terrorisme. Enfin, j’ajouterai le principe de la « cosaisine ». En effet, les magistrats instructeurs de la section antiterroriste, dont je suis le coordinateur, travaillent de façon collective. Habituellement, un juge officie seul. Mais sur des matières lourdes le séparatisme, l’islamisme mettant en cause des réseaux, le travail en équipe est crucial pour comprendre les phénomènes et réagir efficacement.

Comment cela fonctionne-t-il ?
Par des réunions de cabinet en lien avec les services de police spécialisés et de renseignement dont évidemment la DST. Nous y croisons les informations, nous fixons ensemble les stratégies et les plans d’interrogatoire. Tout est fait de façon thématique et systématique. Un dossier moyen de terrorisme représente un volume de 50 tomes de papiers et de plusieurs milliers de pages. Pour préparer un interrogatoire de quatre heures, il faut une à deux journées de travail.

Vous vous êtes mis à l’étude de l’arabe…
Oui. Outre qu’il s’agit d’une langue magnifique, j’estime qu’il est indispensable de faire cet effort compte tenu des dossiers que je traite.

La coopération internationale, dont vous avez fait un cheval de bataille, est-elle suffisante ?
Entre Européens et avec les États-Unis, elle est de très bon niveau même s’il faut aller plus loin. Nous avons maintenant des équipes communes d’enquête avec l’Espagne (sur ETA et les stupéfiants), avec la Belgique, bientôt j’espère avec l’Allemagne. Le système des magistrats de liaison, initié par la France, a été généralisé. Si j’ai besoin, par exemple, de travailler avec mon collègue Baltasar Garzon (NDLR : magistrat antiterroriste à Madrid), je m’appuie sur le magistrat français en poste au ministère de la Justice espagnol, et lui sur son collègue espagnol en poste à Paris. C’est un excellent système que nous avons étendu aux États-Unis, et également à d’autres pays extra-européens comme le Maroc et la Russie.

Et le mandat d’arrêt européen ?
C’est évidemment une avancée fondamentale, qui est une conséquence du 11 septembre. Il fonctionne bien avec certains pays comme l’Espagne. Avec d’autres pays, comme l’Allemagne, les choses sont moins faciles.

Pourquoi ?
Dans le cas de l’Allemagne, les blocages sont d’ordre constitutionnels. En matière d’entraide judiciaire internationale, le problème réside dans la disparité des législations, surtout quand il s’agit de perquisitions, saisies, écoutes. D’un pays à l’autre, les exigences de procédure ne sont pas les mêmes alors qu’il faudrait obtenir des éléments en temps réel.

Ce problème a-t-il une incidence sur l’efficacité de la lutte contre le terrorisme ?
Non, sans doute parce qu’en France, nous disposons d’un système particulièrement réactif, devenu un pilier de notre stratégie : une synergie entre le judiciaire et le renseignement. Un service comme la DST est à la fois service de contre-terrorisme mais doté de capacité judiciaire : la création d’une division d’enquêtes judiciaires au sein de la DST, forte de plusieurs dizaines de fonctionnaires, permet un partenariat avec des services de renseignement étrangers que l’on n’aurait pas avec des services de justice classiques.

N’y a-t-il pas là un mélange des genres ?
Je ne crois pas. Notre action s’exerce avec des armes légales, dans le respect des missions fixées aux autorités engagées dans la lutte contre le terrorisme. La France n’a pas de législation d’exception. En matière terroriste, distinguer entre prévention et répression nous semble dépassé : identifier les auteurs d’attentats déjà commis est bien sûr notre rôle, mais il s’agit surtout de prévenir les attentats. La force de notre système est justement de conjuguer l’efficacité et la légalité.

Sans dérogations ?
La seule dérogation accordée à la justice antiterroriste, c’est la compétence nationale et la garde à vue à quatre jours, portée à six dans des conditions restrictives. Mais nous sommes très peu consommateurs des quelques mesures exceptionnelles prévues par la loi. Nous n’avons, par exemple, utilisé la perquisition de nuit que deux fois et pour des raisons motivées. Dans une procédure relative à un projet d’attentat contre l’ambassade des États-Unis à Paris, quand des individus informés de l’avancée de l’enquête étaient en train de détruire des pièces à conviction (2). Et dans une enquête sur le GSPC quand nous avions découvert en région parisienne des armes et des explosifs pouvant servir à une action terroriste en France.

Certains vous accusent pourtant de céder à des excès d’action préventive…
Je réponds que nous avons mis en place un système proactif où l’action judiciaire vient en soutien de l’action de renseignement, tout en s’en nourrissant. C’est une exigence. Cela suppose d’utiliser l’arsenal dont nous disposons. Par exemple, l’infraction « d’association de malfaiteurs » permet d’intervenir en amont de la menace : en s’attaquant à l’appareil logistique et financier des réseaux terroristes. Elle est capitale pour nous, même si c’est une arme juridique complexe. Néanmoins, j’observe que les cas de nullité n’ont pas été nombreux dans nos dossiers.

Et le reproche de céder à la justice spectacle ?
Je connais les arguments de mes détracteurs. Mais vous savez, il est difficile de mobiliser 1 400 policiers comme dans l’affaire des moudjahidin iraniens d’Auvers-sur-Oise sans attirer l’attention (3). Notre souci est d’éviter autant que faire se peut la médiatisation de nos affaires, génératrice de fuites, préjudiciable à la conduite des enquêtes.

Le risque de dérive sécuritaire est-il écarté ?
En homme attaché au service public et à celui de l’État de droit, ma conviction est qu’une démocratie se doit d’apporter une réponse sécuritaire adaptée à la loi. Et dans le cadre de celle-ci. La France n’a pas pris d’option ultra-sécuritaire et a peu légiféré dans cette matière après le 11 septembre 2001, au contraire d’autres États. Je note d’ailleurs qu’aux États-Unis, la Cour suprême a sanctionné plusieurs mesures antiterroristes, et qu’en Angleterre, l’ « anti-terrorism act » qui permettait la détention sans délais ni garanties judiciaires d’étrangers soupçonnés de porter atteinte à la sécurité, a été sanctionné aussi. D’ailleurs, à mes yeux, le point capital n’est pas d’avoir des armes sophistiquées mais de savoir utiliser celles dont on dispose.

(1) Du nom de l’ex-chef d’al-Qaida en Irak liquidé en 2006 par les Américains.

(2) Djamel Beghal, jugé début 2004, était soupçonné de préparer un attentat contre l’ambassade américaine à Paris.

(3) L’opération Théo de juin 2003 au cours de laquelle 150 moudjahidin du peuple iraniens furent arrêtés.