L’Otan et le gaz

Sécurité des approvisionnements énergétiques

L’Otan et le gaz

El Watan, 12 mars 2007

Un rapport confidentiel de l’état-major de l’Otan à Bruxelles a été généreusement diffusé dans les journaux et autres publications européennes et américaines, puis repris par la presse nationale, faisant état d’un « danger potentiel » de la création d’un cartel algéro-russe du gaz naturel à l’instar de l’OPEP pour le pétrole.

Examinons les pièces du dossier afin d’en évaluer le bien-fondé et évacuons rapidement le fait que des rapports confidentiels se retrouvent dans… la presse. En matière de fuite organisée, on nous a habitués à mieux, pour le transit des messages que l’on veut diffuser, entre officines de différentes obédiences et les luttes sourdes auxquelles elles se livrent. Le recouvrement progressif mais soutenu de la Russie de ses moyens stratégiques, politiques, militaires et économiques ne peut, ne pas, attirer l’attention des USA et de ses alliés. L’effondrement de l’URSS n’a pas créé le chaos dans ce pays comme le prédisaient certains analystes américains de renom, ou en tout cas, réputés comme tels. Bien au contraire, il semble que la « refondation » de la Russie, sur son espace utile (indo-européen), et la « gestion par télécommande » des Etats satellites, qui ont été rattachés à elle historiquement (faut-il de rappeler que Staline, avant son intronisation, occupait le poste de commissaire aux nationalités !), commencent à porter leurs fruits tant et si bien que le reste du monde, stratégiquement utile, s’en émeut et tente de mettre en œuvre des politiques de confinement (délimitation des périmètres concédés) de l’« ours russe » qui souhaite sortir de sa léthargie hivernale, longue de 70 ans. Bien entendu, la Russie est loin d’avoir fini les réformes structurelles drastiques qui lui permettront de gommer les années de plomb. En effet, cette période longue de plusieurs décennies arrangeait bien les affaires des USA et de ses alliés occidentaux qui, guerre froide oblige, avaient permis aux différents pouvoirs qui se succédaient de faire avaler, aux opinions publiques respectives, tous les fantasmes et les peurs collectives des uns et des autres. Toutes les guerres internes et externes ont été justifiées par cette conviction profonde d’une impossible coexistence pacifique entre systèmes antagoniques. L’effondrement de l’un des protagonistes laisse l’autre dans une situation tout à fait singulière, puisque toutes les stratégies, tous les efforts idéologiques, militaires, économiques, financiers… s’effondraient en même temps que disparaissait l’ennemi d’hier ! Les USA et ses alliés sont donc obligés, aujourd’hui, de procéder à une révision totale de la doctrine usitée jusque-là. Il s’agit d’un déchirement complet qui nécessite un ressourcement total avec forcément des idées, des hommes et des outils à imaginer et à produire. Plusieurs générations complètes, des gammes entières de matériels, sont à jeter et/ou à recycler (lorsque c’est possible) afin de se projeter vers 2020 (voir rapport de la CIA sur la situation du monde en 2020). Il n’est donc pas inenvisageable que des « spasmes nostalgiques » se fassent rappeler à leurs bons souvenirs, en agitant des ombres sournoises, en caressant des ambitions obsolètes, en stigmatisant des événements conjoncturels ou en renouant avec les anciens réflexes désuets. « La bête immonde est blessée mais elle n’est pas morte… il faut l’achever », croirait-on entendre dire ! Peut-on achever un peuple, une civilisation, une culture ? Est-ce le but assigné au départ, ou bien cette volonté s’est construite en fonction des événements enregistrés sur le terrain ? Quoi qu’il en soit, la Russie, en enterrant l’URSS, n’a pas pu dissiper l’antagonisme originel ni la course au leadership. Dès lors, la voie est ouverte à d’autres passes d’armes, dont une des manifestations peut se cacher derrière ce rapport confidentiel de l’Otan sur le gaz, qui a défrayé la chronique dernièrement. Le problème de d’énergie et de la sécurité des approvisionnements n’est pas nouveau, mais leur acuité sera de plus en plus perceptible dans les 20 prochaines années. Il est donc normal que les stratèges, du monde entier, consacrent une partie substantielle de leurs réflexions à ce thème. En effet, la production, les réserves, les énergies de substitution, la sécurité des approvisionnements, le transport, les industries de transformation… bref, tous ces dossiers, deviennent incontournables dans les relations économiques internationales actuelles et surtout futures. Il faut noter, cependant, que le pétrole et ses dérivés ont tenu, pendant très longtemps, le haut de l’affiche, le gaz n’avait comme mission, que celle d’indiquer l’endroit des champs d’exploitation, à travers les torchères, puisqu’il était tout simplement brûlé. Son intérêt sur la scène internationale et son introduction dans les bilans énergétiques des nations sont récents. Il date d’une trentaine d’années et l’augmentation relative des prix du pétrole, sa rareté annoncée à moyen terme, son effet sur la pollution et son impact sur le réchauffement de la planète ne sont pas étrangers à sa stature actuelle et future dans le concert des nations. En outre, l’industrie gaz chimique prend une place de plus en plus importante par la valorisation du produit brut. L’acheminement du gaz naturel (qui pèse lourd dans sa structure de prix) est un élément majeur, puisque les modes de transport les plus usités, sont le gazoduc (c’est le plus fréquent) et le transport maritime (après des opérations de liquéfaction et de regazéification qui obèrent les prix). A partir du moment où le moyen de transport par gazoduc est retenu, il est évident que les itinéraires de passage deviennent un problème stratégique qui dépasse très largement celui du coût des investissements et les problèmes techniques (gazoduc sous la mer). Rappelons-nous du tracé du premier gazoduc entre l’Espagne et l’Algérie via le Maroc et les controverses qu’il avait suscitées entre les tenants d’un passage direct par la mer et ceux qui estimaient qu’il devait traverser le Maroc obligatoirement (dont je faisais partie), arguant du fait qu’« un daîr royal » ne pouvait fermer l’approvisionnement de pays européens, consommateurs finaux (Espagne, Portugal et France) qui, en cas de tension algéro-marocaine, seraient les premiers à user de leur influence pour défendre la sécurité de leurs propres approvisionnements. Le temps nous a donné raison et le tracé du second gazoduc peut maintenant relier directement l’Espagne à l’Algérie, sans poser un problème de casus belli avec notre voisin qui aurait eu, à cette époque, des préoccupations légitimes si le premier tracé l’évitait. En outre, plus cette veine énergétique arrosera le Maroc, plus la place de notre pays, dans la construction inéluctable du Maghreb, sera confortée. Cela est d’autant plus vrai que le tube stratégique, pour les dix prochaines années, c’est certainement le tracé du gazoduc qui va relier les gisements du golfe de Guinée (en particulier, le Gabon et le Nigeria) à l’Algérie, via le Mali et ou le Niger (quelque 10 000 km de pipelines). Cet ouvrage fondamental pour notre pays et pour l’Afrique apportera des réponses sérieuses aux problèmes de développement durable de la région avec son impact sur les flux migratoires, sur l’environnement des zones sahéliennes et sur la diversification, tant recherchée par l’Otan, de l’approvisionnement de l’Europe. Les chiffres sont têtus et l’Agence internationale de l’énergie (l’AIE) a publié récemment un rapport qui fait état de la situation énergétique mondiale dans les 30 prochaines années avec une demande probable de 118 millions de barils/jour (l’Inde et la Chine seraient les pays les plus gourmands). De toutes évidence, il faut croire que le gaz naturel affichera les mêmes tendances à la hausse. Dès lors, les pays européens (dans l’Union ou encore à l’extérieur) deviendront de plus en plus dépendants des principaux fournisseurs de la région, c’est-à-dire la Russie 40%, l’Algérie 30% et la Norvège 25%. La dépendance énergétique de l’UE atteindra, en 2030, les 70%. Ces chiffres ont de quoi inquiéter les pays de l’UE et leur allié américain. Cette préoccupation majeure de la réflexion de l’AIE a migré jusqu’à l’Otan, institution de défense et de sécurité, faut-il le rappeler. Comment un problème, somme toute économique, se transforme en un enjeu de défense et de sécurité par le biais de la notion de la sécurité des approvisionnements énergétiques et des zones de transits d’acheminement (les pays producteurs et ceux consommateurs). Un avant-goût nous a été donné ces derniers jours, à travers les différents bras de fer entre la Russie et ses ex-Etats satellites et ou de transit. Le rapport de force étant très favorable à la Russie et ses arguments probants, jusque et y compris devant un tribunal international (s’agissant de prix), cette dernière rappelle à tout un chacun qu’elle entend bien redéfinir elle-même sa profondeur stratégique dans la région, en pénalisant les pays qui lui sont devenus hostiles et en récompensant ceux qui sont acquis à ses thèses. A l’évidence, les déclarations de Sonatrach, dans ce dossier, sont pour le moins singulières, voire angéliques. En effet, considérer que la signature d’un mémorandum avec Gazprom et que la réception des compagnies Roseneft et Lukoil encadrées par le ministre russe de l’Energie (1) ne relève que de la « …coopération, la recherche d’opportunités d’investissement et de partenariat…et ne représente que du simple business… » (2) nous paraît tout simplement puéril et ne rend pas compte des problèmes géopolitiques et stratégiques inhérents. A la limite, afficher ouvertement la constitution d’un cartel de type OPEP pour les producteurs de gaz est moins dangereux et suspect pour l’UE et son allié américain que de ne pas intégrer qu’implique un rapprochement entre l’Algérie et la Russie dans ce dossier. Dès lors, il nous paraît impératif, pour les intérêts bien compris de notre pays, d’élargir le champ de compréhension du problème en mettant en œuvre une politique offensive consistant à conforter notre position dans l’un des camps, en exigeant les contreparties subséquentes et nécessaires dans de pareilles circonstances. Toutes politiques, qui ménageraient « la chèvre et le chou » en faisant appel à un équilibrisme dangereux, nous conduiraient à une perte de crédibilité de la part des deux protagonistes simultanément qui nous rappelleront, le moment venu, notre place relative dans le combat de titans qu’ils se livrent. La confusion entretenue entre le transport du gaz par pipelines et celui par méthaniers (GNL) n’est pas de mise dans l’analyse géopolitique du dossier (le contrat Sonatrach et Sempra Energy). Les équilibres sont précaires et nécessitent des ruptures à un moment dicté par les intérêts du pays. Il s’agit de choisir le bon moment et il nous semble que l’Algérie est actuellement dans une phase propice, choisira-t-elle le patriotisme économique, pour une fois, dans son histoire ?

– Notes de renvoi

– (1) Victor Khristenko
– (2) Déclaration du PDG de Sonatrach au Quotidien d’Oran.

L’auteur est Docteur, membre fondateur de l’Association des universitaires algériens pour la promotion des études de sécurité nationale (Asena)

Dr Mourad Goumiri