La collusion franco-algérienne

Livre. Les services secrets des deux Etats travailleraient presque en osmose.

La collusion franco-algérienne

Par José Garçon, Libération, 12 juillet 2004

Françalgérie, crimes et mensonges d’Etat
par Jean-Baptiste Rivoire et Lounis Aggoun, La Découverte, 600 pp., 23 €.

L’ambition de Jean-Baptiste Rivoire et Lounis Aggoun, journalistes et auteurs de Françalgérie, crimes et mensonges d’Etat peut paraître démesurée : montrer sur 600 pages que «la violence du régime algérien ne s’est pas exprimée seulement au cours de la lutte contre l’islamisme de la décennie 1990, mais trouve ses sources dans une longue tradition de gestion du pouvoir par la force brute». C’est à travers une analyse des «trois guerres» menées contre le peuple algérien que les auteurs illustrent ce constat : la guerre de conquête menée par la France ­ 1830 à 1848 ­ qu’ils estiment «d’essence génocidaire» pour avoir vu l’élimination du quart de la population algérienne ; la guerre d’indépendance ­ 1954-1962 ­ marquée par les atrocités commises par l’armée française, mais aussi par les violences au sein même du camp algérien et enfin «la troisième guerre d’Algérie», celle menée par les généraux contre les civils. Mais l’aspect le plus passionnant et novateur de l’ouvrage, qui fourmille de révélations, est ailleurs : dans la plongée au coeur de la «Françalgérie, cette puissante intrication des réseaux de corruption algériens et d’une partie de l’establishment politique et économique français, dont le centre est la collaboration, pour ne pas dire l’osmose, entre les services secrets des deux pays». Les méthodes répressives des généraux algériens semblent elles-mêmes s’inscrire dans la continuité de celles des paras de Bigeard lors de la bataille d’Alger de 1957 : torture généralisée, faux maquis, action psychologique et désinformation… Cette permanence remonte loin, estiment les auteurs, en faisant un terrible parallèle : «Des têtes, apportez des têtes», avait demandé en 1832 le duc de Rovigo, gouverneur d’Alger. «Ils voulaient qu’on ramène des têtes. Certains officiers ramenaient les têtes au général Saïd-bey», raconte aujourd’hui un ancien officier engagé dans la lutte antiterroriste.

La collaboration entre la DST (Direction de la surveillance du territoire) française et la Sécurité militaire (SM), les services secrets algériens, est plus récente et avérée. Elle s’est renforcée dans les années 1980 quand la seconde a aidé la première à gérer la crise des otages français au Liban. La SM devient alors «notre maître en affaires arabes», explique Yves Bonnet, le patron de la DST qui impulsa ce rapprochement. Commandité par la SM, l’assassinat le 7 avril 1987 à Paris de l’opposant Ali Mécili va être «l’acte fondateur» de la complicité des deux Etats. Alors que son meurtrier est réexpédié en Algérie, Charles Pasqua, le ministre de l’Intérieur de l’époque, s’empresse de rassurer Alger le jour même du crime. Appelant au téléphone l’ambassadeur d’Algérie, il lui affirme : «Je tenais à vous dire que l’Algérie n’a rien à voir dans cette affaire.» Pour Rivoire et Aggoun, la portée de ce forfait est d’importance : «Les chefs de la SM ont alors gagné un formidable coup de poker : piéger les responsables de la DST en leur livrant le tueur, les obligeant à le leur renvoyer pour qu’un éventuel procès ne vienne révéler d’inavouables compromissions franco-algériennes.» A partir du déclenchement de la «sale guerre», en 1992, les responsables politiques français, entraînés dans une spirale de compromissions ­ comme l’infiltration en 1993, couverte par Charles Pasqua, d’agents secrets algériens au centre d’écoute des Invalides ­ ne vont pas seulement fermer les yeux sur les atrocités commises par les généraux au nom de la lutte anti-islamiste. Paris va devenir leur principal soutien. La France ne sera pas épargnée pour autant. Les généraux, cherchant à l’impliquer toujours plus dans la lutte anti-islamiste et le soutien au régime, vont la frapper à plusieurs reprises par GIA (Groupes islamiques armés) interposés.

Les récits-enquêtes de Rivoire et Aggoun sur les assassinats de ressortissants français apprendront peu aux dirigeants français. En privé, ces derniers ne cachaient pas leurs interrogations, voire leurs soupçons, quant à «l’autonomie» de Djamel Zitouni, le chef des GIA de l’époque, à l’égard des «services» algériens. Mais ces récits sont indispensables et édifiants pour qui veut comprendre l’ampleur de la collusion entre les deux Etats et de ce que les auteurs estiment être une «soumission de Paris aux généraux». Celle-ci obéirait à deux raisons majeures : l’une est un chantage aux attentats, l’autre, sonnante et trébuchante, porte sur les commissions et les rétrocommissions réalisées sur les faramineux contrats d’importation. Et de citer l’Observer qui, en mai 1997, remarquait : «Le pouvoir algérien tient le gouvernement français par les couilles. Ils ont fait des dons aux partis et hommes politiques qui leur permettent de les faire chanter.» En 2002, racontent Rivoire et Aggoun, un «homme d’affaires français longtemps proche de Jacques Chirac» complétait l’analyse en évoquant le «club des généraux» et les grands massacres de 1997. «Qui commet ces massacres ? Ce sont les quelques membres du club. Mais je préfère avoir le club que d’avoir Benhadj, Madani (les chefs du Front islamique du salut, ndlr) et les talibans.» La messe est dite.