Un ancien du contre-espionnage algérien livre ses souvenirs

BIBLIOGRAPHIE
Un ancien du contre-espionnage algérien livre ses souvenirs

Le Monde, 25 septembre 2003

Mohammed Samraoui a été un témoin privilégié d’une lutte trouble.
Chronique des années de sang de Mohammed Samraoui. Denoël Impacts, 316 p., 19 €.

Tous ceux qui assistèrent au procès intenté à Paris, en juillet 2002, par l’ancien ministre algérien de la défense, le général Khaled Nezzar, à Habib Souaïdia, l’auteur de La Sale Guerre (éditions La Découverte), se souviennent du témoignage exceptionnel de Mohammed Samraoui, l’un des anciens responsables de la fameuse Sécurité militaire (SM, les services secrets de l’armée). Les cheveux courts, sanglé dans un costume civil qu’il portait comme un treillis, s’exprimant avec clarté et concision sur un ton neutre, l’homme, âgé de 50 ans, en imposait. On devinait le professionnel, marqué à jamais par l’institution militaire, son code, ses rites.

GUERRE TOTALE

A Khaled Nezzar, l’ancien ministre de la défense, assis à quelques mètres de lui, il donnait le plus naturellement du monde du « mon général ». Les deux officiers sortaient du même moule, même s’ils n’étaient plus du même bord : le général Nezzar était venu à Paris défendre « l’honneur » de l’armée ; le lieutenant-colonel pour raconter ses « années de sang » dans les services de renseignement.

Dans un autre contexte, la raideur du lieutenant-colonel Samraoui, ses réponses abruptes, sans fioriture, auraient peut-être desservi l’officier cité comme témoin par Habib Souaïdia. Là, devant les juges, elles donnaient au contraire une force exceptionnelle à son témoignage. Il avait raconté comment une poignée de chefs militaires, sans en référer au pouvoir politique, avaient décidé, dès la fin des années 1980 – donc bien avant l’interruption du processus électoral -, de mener une guerre totale aux islamistes. A l’écouter, on les voyait manipuler les hommes, travestir les faits, comploter, tuer, torturer sans vergogne leurs ennemis réels ou supposés. Devant un auditoire silencieux, Mohammed Samraoui avait raconté cette aventure couleur de sang telle qu’il l’avait vécue de l’intérieur – et au premier rang -, jusqu’à ce qu’il décide, en 1996, de déserter.

Un tel témoignage ne pouvait que déboucher sur un livre. C’est désormais chose faite avec Chronique des années de sang, au sous-titre dépourvu d’ambiguïté : Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes.

Trois cents pages remplies de faits, de noms, de dates, de sigles – au risque d’étourdir le lecteur – par un témoin privilégié. Numéro deux du contre-espionnage à Alger du printemps 1990 à l’été 1992, Mohammed Samraoui côtoie « Toufik », le patron des services ; il travaille avec son adjoint, Smaïn Lamari, coordonne l’activité de dizaines d’officiers sous ses ordres, épluche les dossiers confidentiels qui aboutissent sur son bureau, participe à des réunions aux allures de complot où se décide l’avenir d’une nation.

« ÉMIRS » DE PACOTILLE

La période est brève mais capitale pour qui veut comprendre la suite. C’est l’époque où les militaires se débarrassent du président Chadli, accusé de vouloir s’accommoder des islamistes, et de son premier ministre réformateur ; c’est l’époque aussi où les services de renseignement, selon l’auteur, créent de toutes pièces ou manipulent des groupes islamistes. Il devient difficile de faire le tri entre les agents doubles et les agents retournés. On baigne dans l’opacité. Les services de renseignement propulsent des « émirs » de pacotille ou des agents de sécurité militaire à la tête de groupes armés.

« COMPLICE DES BOURREAUX »

Tous les moyens sont bons pour dresser l’opinion publique algérienne et internationale contre la « barbarie des islamistes ». L’assassinat politique, les exactions deviennent un outil de gestion de la crise comme un autre. L’histoire oscille. Les islamistes ont le nombre pour eux, les militaires disposent de la force.

Le récit est tel que le lecteur en vient à regretter que Mohammed Samraoui, dégoûté par les méthodes utilisées par le pouvoir pour combattre son adversaire, ait demandé une autre affectation.

L’officier sera nommé responsable de la Sécurité militaire à l’ambassade d’Algérie en Allemagne. Le poste est plus paisible mais réserve des surprises : un jour de septembre 1995, Mohammed Samraoui reçoit la visite de son ancien chef, Smaïn Lamari, venu lui demander de préparer rien moins que la liquidation de deux dirigeants islamistes installés en Allemagne. Mohammed Samraoui refuse. « L’Allemagne n’est pas la France », dit-il dans une allusion à la connivence, décrite par le menu dans le livre, entre les services algériens et la DST française.

La coupe est pleine. L’ancien officier décide de ne plus être « le complice des bourreaux du peuple algérien ». Il demande à l’Allemagne l’asile politique, et l’obtient.

Florence Beaugé et Jean-Pierre Tuquoi

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 25.09.03