Bâtonnier Silini: «80% des procès de la justice sont expéditifs»

GRAVE ACCUSATION DU BÂTONNIER SILINI

«80% des procès de la justice sont expéditifs»

L’Expression, 14 juin 2007

Entre les avocats et le ministère de la Justice, c’est le bras de fer. Les 13 barreaux d’Algérie sont unis, intransigeants et déterminés à mener leur combat, qu’ils considèrent comme étant celui de tous les justiciables, jusqu’au bout. Quelle sera maintenant la réaction du ministre de la Justice?

La crise de la justice induite par la grève des robes noires n’est pas seulement un malentendu passager, mais pose le problème de fond de la pratique de la justice en Algérie. Les avocats, en effet, soulèvent le voile sur les conditions dans lesquelles travaille l’appareil judiciaire algérien d’une manière générale, la défense plus particulièrement. Des conditions matérielles jugées insuffisantes aux procès expéditifs, c’est tout un tableau noir de la pratique de la justice qui est ainsi mis en lumière et donne sa justification au mouvement de révolte des robes noires. Celles-ci mettent en avant un certain nombre de griefs qui font obstacle à une défense sereine du justiciable tout en mettant en porte-à-faux la justice. Parmi ces obstacles, les avocats recensent les difficultés d’accès aux dossiers des justiciables, le fait que souvent, ils ne disposent pas de renseignements actualisés ou adéquats, quand ils ne font pas défaut, du fait de la tendance à vouloir réduire les droits de la défense avec, pour conséquence, de diminuer le droit du justiciable à se défendre. Cela d’une manière générale qui est la revendication de l’ensemble des robes noires du territoire national. A cela, se greffent les revendications spécifiques des avocats d’Alger choqués par le fait que la profession ait été oubliée lors de la construction du nouveau tribunal d’El Annassers dépourvu des conditions indispensables de travail pour les avocats, qui sont une salle de conférence et de réunion, une bibliothèque avec la documentation idoine pour l’exercice de leur métier.
Enfin, notons que 13 barreaux d’Algérie déplorent l’absence d’infrastructures pour la formation et le recyclage des avocats, c’est-à-dire les instruments qui permettent aux robes noires de se maintenir à niveau pour un exercice correct de leur tâche.

L’Expression: La «crise des avocats» ne date ni d’hier ni d’aujourd’hui, le même scénario s’est produit l’année dernière. Quels sont les facteurs qui ont déclenché la colère de la défense?
Me.Abdelmadjid Silini: En effet, il existe bel et bien un ras-le-bol généralisé qui s’est exprimé à travers et lors du procès de Me Chatri au tribunal de Remchi, à Tlemcen. Cette vague de protestations est le résultat de l’accumulation d’un certain nombre de problèmes liés particulièrement aux atteintes aux droits de la défense. L’absence de dialogue vient envenimer la crise. L’ordre des avocats est complètement marginalisé car nous ne sommes ni écoutés, encore moins associés. Cette voie sans issue a été soldée par une journée de boycott à travers le territoire national. C’est la résultante d’un nombre de problèmes qui grippent l’appareil judiciaire qui tente de mettre l’avocat dans une position d’ennemi du magistrat. En réalité, la détérioration des droits de la défense est faite pour que la justice soit gérée par des circulaires et des injonctions qui sont faites aux magistrats. C’est, en quelque sorte, la troisième force en matière civile. Second résultat: 80% des décisions de justice en pénal sont des décisions par défaut. Car on nous demande de liquider le rôle, mais on finit par liquider la justice. On est en train de faire croupir les magistrats par des centaines de dossiers. Des magistrats viennent aux audiences avec 140 à 200 dossiers. De ce fait, il est humainement et matériellement impossible qu’un magistrat consulte, en une semaine, 140 à 200 dossiers. Il est aussi impossible, dans une telle situation, qu’un avocat puisse développer des moyens de défense. C’est une justice de statistiques.
L’accumulation de tous ces facteurs et autres, aggravée par l’interdiction d’accès pour les avocats aux greffiers, ont conduit à l’explosion. Ce n’est pas de cette manière qu’on peut réformer et administrer une justice. Ce n’est pas une réforme de la justice, c’est une déformation pure et simple de l’appareil judiciaire. Dans tout cet amalgame, les droits de la défense sont massacrés et, par ricochet, le citoyen n’est pas défendu. Je pèse mes mots et les gens le savent très bien.

Le même diagnostic a été établi l’année dernière. Des passerelles ont été jetées pour instaurer un dialogue avec l’autre partie. Que s’est-il donc passé pour que les avocats se retrouvent dans la même situation?
Les choses, en réalité, ont empiré. A chaque fois que les avocats manifestent leur ras-le-bol et mécontentement, on nous fait croire qu’on va engager un semblant de dialogue. Mais le dialogue et la concertation n’ont jamais eu lieu, en l’absence d’une réelle volonté de débattre des vrais problèmes. C’est au niveau de la chancellerie que se situe le blocage. Le conseil de l’Union des barreaux d’Algérie a saisi le ministre de la Justice, au début du mois de février, mais, malheureusement, aucune suite n’a été donnée aux doléances des avocats. Ce silence a débouché sur un mouvement de protestation et une journée de boycott. Je vous fais part du dernier exemple d’exclusion: dans la conception initiale du nouveau Palais de la justice, un espace, une bibliothèque et une salle de conférence ont été réservés aux avocats, mais finalement tout cela a été enlevé. C’est ce qui a poussé les avocats d’Alger à boycotter tous les procès qui sont tenus au sein de cette nouvelle infrastructure.

Vous avez été destinataires, récemment, d’une convocation de la part du ministère de la Justice que vous avez rejetée. Peut-on connaître les raisons?
Après le ras-le-bol affiché par les avocats et la décision du conseil de l’ordre d’aller vers une grève, le secrétaire général du ministère de la Justice nous a envoyé, en catastrophe, une invitation à une réunion avec, uniquement, le secrétaire général du ministère. Le conseil de l’Union a estimé que le seul interlocuteur avec lequel on devait engager une discussion c’est bien le ministre. Cette invitation a été faite d’une manière précipitée, à savoir le jour où le gouvernement a présenté sa démission. Comment voulez-vous vous réunir avec un ministre qui présente sa démission? Il faut s’asseoir et poser les problèmes qui portent atteinte à la justice et son fonctionnement. On ne peut pas continuer dans cette piste. Il y a une manière de régler les problèmes dans un cadre de concertation et de dialogue. Des avocats sont poursuivis illégalement et pour des motifs infondés, d’autres sont privés des moyens de défense. Tout cela ne peut être autre chose qu’une volonté de rétrécir le champ de défense. Le comble, des magistrats s’aventurent à dire: «Vous plaidez ou vous ne plaidez pas, c’est la même chose.» C’est justement ce glissement dangereux qui nous a poussés à réagir en urgence et à solliciter l’arbitrage du président de la République, car nous étions sur une piste extrêmement dangereuse. On est loin de la justice des justiciables.

Comment le président de la cour et le procureur général appréhendent-ils cette affaire?
C’est une situation qui les dépasse. En d’autres termes, l’impasse est du fait du ministère. Ils peuvent intervenir dans la gestion courante des affaires du tribunal, mais toute la justice, au niveau national, obéit aux circulaires et aux injonctions.

Quelle évaluation faites-vous après les deux actions de protestation organisées par les avocats?
Il n’y a eu strictement aucun écho de la part du ministère. C’est inexplicable. Nous ne savons pas quelle démarche compte appliquer le ministère. Dans cette situation, nous ne pouvons comprendre que deux options, ou bien la démarche du pourrissement ou bien celle de l’escalade qui risquerait de déraper sur autre chose.

Deux tendances sont constatées chez les avocats. Certains veulent dialoguer, tandis que d’autres revendiquent un débrayage ouvert. Selon vous, quelle est la tendance qui va prévaloir dans les jours à venir?
Si nous devons parler concrètement, se référant à l’état d’esprit des avocats, 95% de l’effectif opte pour la radicalisation. Cela en raison des humiliations quotidiennes qu’ils subissent. Nous continuons à privilégier le dialogue, mais il faudra qu’il y ait une volonté de se mettre autour d’une table pour remédier à cette situation.

L’assemblée générale extraordinaire des avocats d’Alger, qui devait avoir lieu hier, a été ajournée et remplacée par la réunion, les 21 et 22 juin, des 13 barreaux d’Algérie, peut-on s’attendre à l’option d’une grève illimitée?
Je souhaite que les instances concernées puissent se pencher avant cette date et prendre en charge réellement les préoccupations des avocats qui sont partenaires de la justice. Je parle en tant que responsable et je connais l’état d’esprit des avocats qui en ont ras-le-bol.
Le silence du ministère risque de nous conduire à des actions très graves. Nous avons essayé de tenir le coup, maintenant c’est la base qui doit parler et ça risque d’aller au durcissement. J’aurais aimé dire que la justice de mon pays se porte bien, mais, malheureusement, on nous ne donne pas la chance pour essayer de faire avancer les choses dans le sens positif et dans l’intérêt général.
La grève est préjudiciable, mais ils nous ont poussés vers ce choix.

Entretien réalisé par Ali TITOUCHE