Les codes de l’incohérence

Les codes de l’incohérence

Par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 9 septembre 2004

On change les lois par paquets. Aussi facilement qu’on change d’entraîneur de l’équipe nationale. Mais un «thabita» (constante) demeure: l’incohérence.

Après Khalida Toumi, Boudjemaa Haïchour a promis, à son tour, d’amender le code de l’information. Abdelaziz Bouteflika s’attaque, lui, au code de la famille, et le ministère des Transports, soutenu par les services de sécurité, promet de changer le code de la route. Quant à Noureddine Boukrouh, il en est à examiner une nouvelle version du code du commerce, pour l’adapter aux impératifs de la mondialisation.

Cette frénésie des codes, à adopter ou à amender, signifie, selon les commentateurs algériens, une «intense activité parlementaire». Elle traduirait également une volonté évidente de réforme, pour changer des textes inadaptés, et projeter ainsi le pays dans la modernité.

Les faits prouvent pourtant qu’il n’en est rien. Pour des raisons variées, sur lesquelles ni le gouvernement ni les députés n’ont de prise réelle. Et aussi parce que les lois, comme les décisions prises au niveau politique, répondent plus à un rapport de forces conjoncturel plutôt qu’au souci d’aller vers un projet politique déterminé.

Les récentes expériences l’ont largement prouvé. Tous les ministres qui se sont succédé depuis une décennie ont promis des changements de la loi sur l’information de 1990. Finalement, aucun d’entre eux n’a pu y toucher, sauf pour en détruire quelques fondements, notamment l’aspect libéral et les facilités pour lancer de nouvelles publications.

Pourquoi tant de difficultés à changer cette loi ? Simplement parce que c’est une loi largement libérale, presque libertaire. Et tout changement ne peut donc aller que dans le sens des restrictions. Khalida Toumi s’en est bien rendue compte. Elle a tenté de transférer ce pouvoir d’exercer les restrictions au ministère de l’Information, un objectif qui s’accorde mal avec la nature du système algérien, dans lequel le pouvoir s’exerce dans l’opacité. Elle n’a pu mener son projet à terme, car il était impensable de transférer ce pouvoir exorbitant à des personnages de second plan.

Le code du commerce se débat dans le même cambouis. Les différents changements qui ont eu lieu visaient à satisfaire les uns et les autres, à ménager les lobbies sans inquiéter les détenteurs d’argent, à faire semblant de s’adapter à l’OMC sans toucher au trabendo. En essayant de ménager le chou et la chèvre, on finit par adopter un texte de circonstance, dont la durée de vie est très courte. Il sera forcément revu lorsque les rapports de forces auront évolué.

Là encore, le pays a souffert d’un manque de vision. Certes, l’Algérie est en phase de transition, mais vers où ? L’existence d’un projet politique clair devrait apporter la réponse. Et la préparation d’un code de commerce allant dans cette direction deviendrait alors un simple exercice technique, en dotant le pays d’un texte solide, cohérent, peu susceptible d’être changé dans les semaines qui suivent.

Quant au code de la famille, il amène le pays à friser l’absurde. Sur plusieurs volets. Le texte, adopté il y a deux décennies, a été probablement le plus décrié dans l’histoire de l’Algérie récente, mais c’est le texte qui a eu la durée de vie la plus longue. Il a survécu à trois constitutions, cinq chefs d’Etat, et une dizaine de gouvernements.

Les changements proposés cette fois-ci ont été décidés dans des cercles qu’on ne connaît guère. C’est un texte qui introduit quelques avancées. Trop selon les uns, pas assez selon les autres. Il ne s’agit pas d’en juger le contenu, mais de voir à quel point il est déconnecté du réel, tout comme les autres codes. Le pays a connu des mutations qui ont bouleversé la société algérienne. Mais le projet de loi n’en tient guère compte. Tout comme les propositions de changement du code de la route sont totalement déconnectées de la réalité de la route algérienne. Conduire, en Algérie, est devenu une épreuve. La route est une véritable agression.

Sur la route, dans le commerce, dans le domaine de l’information et dans la famille, de nouvelles normes se sont établies. Des relations particulières se sont instaurées avec le temps, mais la loi les ignore totalement. Le trabendo en est l’illustration la plus évidente. Il fait vivre près du quart de la population du pays, mais il est à côté de la loi. Il est toléré, admis, psychologiquement intégré et économiquement pris en compte. Et pourtant, quand on parle de code de commerce, on l’ignore.

A quoi cela servirait de changer les lois si, au bout du compte, on sait que le conducteur ne respecte pas le code de la route, si le commerçant n’a aucune contrainte, et si les règles sociales pèsent plus dans les rapports familiaux que la loi ? Une loi sur l’information est-elle aujourd’hui nécessaire quand on sait où sont gérés les dossiers relatifs à la presse ?

Il est vrai qu’un pays ne peut vivre sans loi. Mais il est tout aussi vrai que la loi doit avoir un sens. Que le citoyen doit être convaincu de son utilité, même si elle lui impose des contraintes. Et que les lois doivent avoir une certaine cohérence, pour aller dans le même sens.

Encore faudrait-il que ceux qui sont supposés préparer le texte soient en cohérence avec eux-mêmes. Il suffit de voir que le MSP, ex-Hamas, parti de la coalition gouvernementale, est la formation qui critique le plus le projet de code de la famille. Parions que Hamas restera dans son incohérence: il continuera de critiquer le texte, mais le votera. Comment les députés Hamas pourront-ils ensuite convaincre un Algérien de respecter la priorité sur la route ?