La véritable histoire des moines de Tibéhirine

La véritable histoire des moines de Tibéhirine

Florence Aubenas, Nouvel Observateur, Semaine du 26 août 2010

L’assassinat des sept moines de Notre-Dame-de-l’Atlas, en 1996, a horrifié le monde. Il reste l’une des pages les plus mystérieuses de la guerre civile algérienne. A la veille de la sortie du film de Xavier Beauvois «Des hommes et des dieux», Florence Aubenas a reconstitué le destin de ces héros si humbles qui, au temps des assassins, choisirent de rester jusqu’au bout au côté des «écrasés de la vie»

C’est une nuit calme, ou plutôt une nuit sans peur, ce qui est encore moins fréquent. Cela fait au moins deux mois que la région de Médéa n’a pas vu d’attentats, de têtes coupées dans les rues, d’arrestations, de tortures, de groupes armés ou de forces de sécurité. Rien, juste le printemps de cette année 1996. Tout paraît si normal, en somme, ce 26 mars, qu’une rencontre a été organisée au monastère trappiste de Tibéhirine, et sept Pères blancs, quelques nonnes, un prêtre de Fès ont fait la route jusque-là, ce qui n’était pas arrivé depuis des années. « On dirait des vacances », a même plaisanté une soeur.
Sur une carte, Tibéhirine paraît tout près, à 5 kilomètres de Médéa et deux petites heures en voiture d’Alger. En réalité, depuis le début de la décennie sanglante en Algérie, les moines de Notre-Dame-de-l’Atlas sont comme suspendus au bout du monde. Au bord de l’Atlas, le monastère est le dernier poste habité au milieu d’un cirque de montagnes frisées de forêts où dégringolent des gorges et des à-pics. C’est l’un des champs de bataille de la « sale guerre ».
Il doit être plus de minuit, 1 heure et demie peut-être. Dans la maison du gardien, contre l’enceinte ouest du monastère, Mohamed se réveille en sursaut. Sa femme le secoue : « On frappe chez nous. » Mohamed soutient que c’est la porte en fer de la mosquée, qui claque quand il y a du vent. Il finit quand même par se lever et bute sur un homme en armes.
«Qu’est-ce que tu cherches demande le gardien.
– Je cherche les moines. »
En traversant la cour, vers le monastère, Mohamed se rend compte que les inconnus sont une vingtaine, embusqués, en tenue de combat.
«Et vous leur voulez quoi, aux moines ? risque à nouveau Mohamed.
– On veut le docteur. »
A Tibéhirine, c’est toujours la même chose : tout le monde veut le docteur. Dans la région, frère Luc est, à lui seul, plus célèbre que l’Eglise d’Algérie tout entière. Certains le vénèrent comme un saint, d’autres comme un marabout. Des médecins d’Alger jugent ses diagnostics les meilleurs du pays. Depuis plus de cinquante ans, frère Luc soigne gratuitement tous ceux qui se présentent à son dispensaire.
Mohamed remarque qu’il n’y a aucun blessé parmi les intrus. En cas de danger, comme c’est déjà arrivé, frère Christian lui a souvent répété qu’il fallait s’adresser à lui. Au village, les habitants appellent Christian « le responsable en chef ». Au monastère, on dit « le prieur ». Mohamed frappe donc chez Christian, puis tout le monde s’engouffre dans la chambre de frère Luc, où la dernière livraison de médicaments, offerte par une association allemande, déborde des cartons en vrac autour de son lit. Luc, 82 ans, dort en position assise, la seule qui laisse son asthme en repos.
« Bonjour docteur, tu me connais ? lance un combattant.
– Bien sûr que je te connais », bougonne frère Luc, qui connaît tout le monde.
Sous le bonnet usé du vieil homme, dans sa houppelande sans forme, nul ne devinerait le jeune médecin, beau et brun, arrivé à Notre-Dame-de-l’Atlas en 1947 et aussitôt chargé de la porcherie par le père supérieur. A l’époque, le hasard d’un accident avait conduit frère Luc à soigner un visiteur. Le supérieur avait alors consenti à lui laisser ouvrir un dispensaire, bien que cela lui parût fort présomptueux – pour qui a fait voeu d’humilité – de vouloir guérir les humains plutôt que de nourrir les cochons.
Dans la chambre, Mohamed voit l’un des combattants trancher le fil du téléphone, puis glisser quelque chose dans sa poche. Leurs yeux se croisent. « Regarde ailleurs. Je crois que tu ne sais pas encore qui est le GIA [Groupe islamique armé, NDLR]. Nous ne sommes pas un groupe comme tu les connais ici » Et l’homme rosse le gardien. Mohamed remarque qu’il a volé un tout petit transistor.
Christian et Luc sont déjà dans la cour. Aucun n’a l’air d’avoir peur. « Présentez-moi votre chef que je puisse lui parler », demande Christian. Un petit roux s’avance dans la lumière. Il a une barbe, des lunettes et une kalachnikov. Un autre combattant empoigne Mohamed. « Toi, conduis-nous aux moines ! » Au premier étage, ils en réveillent cinq. « Ils sont sept en tout, n’est-ce pas ?» « C’est comme tu le dis », répond le gardien. Les hommes ordonnent aux religieux de prendre leurs affaires. Alors chacun saisit la petite valise qu’il tenait préparée sous son lit depuis des mois, avec un passeport et un peu de linge, c’est-à-dire tous leurs biens. Entre eux, ils s’étaient souvent dit : si le danger devient trop grand, on partira tous ensemble.
En les voyant s’approcher, frère Christian change d’expression pour la première fois. Un combattant lui crie : « Il faut partir maintenant, nous sommes en retard. » Et, les hommes en armes encadrant les moines, la petite troupe s’éloigne sur le sentier qui monte à travers la forêt vers une ferme isolée.

Qui est Zitouni ?

Dans le monastère, les visiteurs et deux autres moines n’ont pas été inquiétés. L’un des survivants, frère Amédée, dira le lendemain aux gendarmes algériens : « S’ils avaient voulu les tuer, ils auraient pu les égorger sur place, personne ne se serait réveillé. Il devait y avoir autre chose. »
Quatorze ans plus tard, le mystère de cette «autre chose» est toujours intact. Mais, loin d’avoir été oubliée, l’affaire des moines resurgit sans cesse. Cette fois, c’est le film – magnifique – de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux », grand prix du Festival de Cannes, qui sort le 8 septembre. Parallèlement, à Paris, l’enquête judiciaire française sort de sa léthargie. A l’époque, Djamel Zitouni, émir du GIA, avait revendiqué l’enlèvement, puis, deux mois plus tard, l’exécution des moines. « Djamel Zitouni ? Oui, mais lequel ? », plaisante un enquêteur français.
Qui est Zitouni ? Un terroriste islamiste plus radical que les autres ? Un pion manipulé ? Un agent des services de sécurité algériens infiltré dans les maquis ? La question de l’identité de Zitouni, et plus généralement les manipulations des services spéciaux, est l’un des mystères irrésolus de cette guerre civile 200 000 morts, 15 000 disparus – qui continue de hanter la société algérienne.
C’est sur ces sables mouvants, au milieu de vérités changeantes, que s’aventure aujourd’hui le juge antiterroriste Marc Trévidic, qui a pris la relève de Jean-Louis Bruguière en 2007. Une récente péripétie judiciaire en donne la mesure. A la demande de la justice, des archives françaises estampillées « confidentiel Défense » ont commencé à être déclassifiées et versées au dossier, en provenance des services secrets, du ministère des Affaires étrangères ou de la Défense. Or il manque une page dans une note rédigée à l’époque par Philippe Rondot, alors patron de la DST (le renseignement intérieur). Patrick Baudouin, l’avocat de la partie civile, s’inquiète de ce feuillet disparu, le juge Trévidic le réclame. Il y a quelques semaines, une réponse désolée déplore «une erreur de reprographie ». La page fantôme est, cette fois, jointe à l’envoi : il se trouve que c’est la seule (pour l’instant en tout cas) où Rondot aborde de front les relations entre les services algériens et Zitouni. Qu’y lit-on ? Que Zitouni bénéficie «depuis très (trop) longtemps – et pour des raisons d’ordre tactique – d’une relative tolérance de la part des services algériens. Il aidait (sans doute de manière involontaire) à l’éclatement du GIA et favorisait des luttes intestines entre les groupes armés ».
Dès le début de l’affaire, Armand Veilleux, de l’abbaye de Scourmont, en Belgique, a eu l’impression de jouer une partie avec des cartes truquées. La barbe blanche, l’oeil perçant, il serait tentant de décrire Veilleux en héros de roman policier, dans la robe du moine-détective. En tout cas, il est de ceux qui ont permis que l’enquête ne soit pas enterrée en même temps que les cercueils. Il le paie régulièrement. «Les Algériens sont agressifs avec lui, son courrier est contrôlé. On le soupçonne de contacts avec l’opposition», relève une note des services français.
Procureur général de l’ordre des cisterciens, Veilleux connaissait bien les moines de Tibéhirine. Lors de la découverte des dépouilles, le 30 mai 1996 à Alger, il demande à reconnaître les corps. Très embarrassé, l’ambassadeur de France, Michel Lévesque, lui annonce que les cercueils sont déjà plombés. « Très bien, j’irai avec mon tournevis», répond Veilleux. Un fourgon blindé finit par le conduire à l’hôpital militaire d’Ain Naadja, flanqué de frère Amédée, le survivant, qui égrène son chapelet sur le siège arrière. Veilleux découvre que les cercueils ne contiennent que les têtes des moines. « Et les corps ? » Nouvelle gêne. Comme chaque fois qu’il parle des autorités algériennes, l’ambassadeur de France semble manier de la nitroglycérine : Alger lui a demandé – par « souci de dignité » et « devant tant d’horreur » – de ne pas dévoiler que seules les têtes avaient été retrouvées. Lévesque s’y est plié, comme il a accepté qu’aucun officiel français ne soit autorisé à se rendre sur place. Il semble redouter pardessus tout de fâcher Alger : ces années- là, les attentats à Paris et le détournement d’un avion d’Air France empoisonnent les relations entre les deux pays. Veilleux, lui, vient de démarrer son enquête. En 2003, c’est encore lui – et non l’Etat français – qui finit par déclencher la procédure actuellement en cours en déposant plainte à Paris avec la famille d’un des moines. Sa ligne est claire : «Lutter contre l’impunité. Je veux pardonner, mais avant je veux savoir à qui. »

Une « communauté en difficulté »

Aujourd’hui pourtant, pour la première fois depuis quatorze ans, Veilleux ne souhaite pas évoquer ses investigations. La sortie du film de Xavier Beauvois lui semble un temps pour les moines, rien que pour eux : «J’appartiens à une église malmenée en ce moment, or cette toute petite communauté porte un discours bien plus grand que celui du pape et des évêques Ils ont vécu leurs convictions. »
Depuis l’indépendance, Notre-Dame-de-l’Atlas est ce qu’on appelle pudiquement une «communauté en difficulté». Lorsque l’essentiel de l’Eglise catholique fuit l’Algérie avec les colons, il ne reste que trois moines dans ces bâtisses bien trop grandes, prévues pour une centaine de religieux dans les années 1930. Faut- il partir ? Rester ? Pour sauver le monastère, des abbayes françaises envoient régulièrement à tour de rôle à Tibéhirine quelques moines. La plupart repartent en courant. « L’isolement, le dénuement, cette vie cachée et pauvre en terre d’islam : il faut être ermite ou prophète pour survivre ici», s’exclame l’un d’eux. Ceux qui restent, en effet, ont tous quelque chose de hors norme. Frère Christian arrive en 1972. C’est un intellectuel de haute stature, visionnaire et charismatique. Sa décision de s’engager définitivement à Notre-Dame-de-l’Atlas ressemble à un miracle. Il est élu prieur, et plusieurs frères rejoignent la communauté dans son sillage. A la fin des années 1980, ils sont huit moines stabilisés à Tibéhirine. Christian intimide pourtant. Dans la petite communauté, mais aussi dans l’Eglise d’Algérie, on a parfois du mal à suivre ce fils de général. On le trouve à la fois intransigeant et ingénu, surtout dans ses rapports aux musulmans. Christian a étudié l’arabe. Tient à faire le ramadan. S’entête à donner des cours d’islamologie au monastère. Certains frères renâclent : « Il finira avec un kamis [longue robe portée par les islamistes, NDLR].» Frère Christian n’entend rien. S’obstine encore plus. Rapprocher les deux religions, chrétienne et musulmane, c’est tout son engagement : pendant son service en Algérie, Mohamed, un garde-champêtre, a donné sa vie pour le sauver.
«Les moines avaient des personnalités contrastées, reprend Armand Veilleux. Il n’y avait rien de naturel à ce qu’ils s’entendent. » Il y a frère Célestin, ancien éducateur de rue, qui n’arrive pas oublier le jeune homme qui s’est suicidé devant lui. Il sautille plus qu’il ne marche, parle à tout le monde dans ce lieu voué au silence et au recueillement. A-t-il vraiment la fibre monastique ? Il y a frère Christophe, le benjamin, 45 ans. Il a défilé en 1968, avant de prendre l’habit. Ecrit des poèmes, s’émeut de tout, même de la façon dont chante Célestin. Mais quand donc se calmera- t-il, surtout avec Christian, à qui tout l’oppose ?
C’est le rituel implacable du quotidien qui les tient ensemble; les nuits trop courtes, cassées avant l’aube par la première des sept prières ; les travaux exténuants pour des hommes âgés ; les quelques hectares exploités avec des villageois, l’oliveraie à laquelle il a fallu renoncer depuis qu’on n’a plus la force pour le pressoir ; les nuits sans chauffage dans ce climat de montagne, et le mince filet d’eau de la douche, dehors sous une tôle ; l’éternel menu pommes de terre et haricots ; ce dénuement ordinaire, moins dur, au fond, que celui des gens du village, quelques modestes maisons construites contre le monastère.
Pendant la guerre de libération, la population qui fuyait la montagne s’est réfugiée là. Depuis, on vit ensemble, serrés les uns contre les autres, échangeant des voeux, des outils, des gâteaux. Les moines ont offert les locaux de l’école primaire, puis ceux de la mosquée.

« L’espoir d’une ère nouvelle »

Autour, l’Algérie change à toute vitesse. Après trente ans de FLN, le parti unique, le pays a majoritairement voté FIS (Front islamiste du Salut) au premier tour des législatives de 1991, les premières élections pluralistes. « A cette époque-là, tout le monde s’est mis à faire de la politique, même les femmes qui n’avaient jamais quitté leur foyer, se souvient un professeur de Médéa. On avait l’espoir d’une ère nouvelle. »
A Médéa, Ali Benhadjar doit être l’un des seuls survivants de cette génération perdue qui a basculé dans la violence – et fait basculer tout le pays. Elève brillant, d’une famille pieuse et arabophone, Benhadjar a dû abandonner ses études avant le lycée : à l’époque, le bac se passe en français, langue que maîtrise seulement une certaine élite. Benhadjar se rabat sur un travail à l’école primaire, fréquente la mosquée, se marie. Son adhésion au FIS lui semble une évidence. Il est sur le point d’être élu député lorsque l’armée, entre les deux tours, suspend le processus électoral. A Médéa, les chars encerclent la ville. Dans la rue, on crie au coup d’Etat. Comme 10 000 Algériens proches du FIS ou soupçonnés de l’être, Benhadjar est arrêté, torturé, déporté sans procès vers un des dix « camps de sûreté », au Sahara.
Quand il en sort, neuf mois plus tard, en 1992, une mécanique féroce s’est refermée sur lui. Il est arrêté de nouveau, puis relâché, puis reconvoqué encore. « Malgré ma conduite pacifique, ce régime ne m’a laissé ni fenêtre ni trou pour m’ exprimer ou même me sentir en sécurité », dit-il. Ce sera le maquis. A l’époque, chaque colline en est un, il suffit de sauter la clôture du jardin. Autonome, organisé autour d’une personnalité locale, chaque groupe compte quelques dizaines de personnes qui s’adoubent entre elles et s’activent sur un territoire limité mais exclusif. «La population ne nous laissait manquer de rien», se souvient Benhadjar. Ceux qui collaborent avec les forces de sécurité sont égorgés, ceux qui travaillent pour les autorités aussi. «C’est devenu la guerre, résume un commerçant de la ville. Les arrestations policières se multipliaient. Au moindre soupçon de ravitailler les terroristes, on était mort. »
Le 1er décembre 1993, les maquisards lancent un ultimatum aux étrangers pour qu’ils quittent le pays. « On voulait prouver au monde que le gouvernement algérien ne contrôlait pas le territoire », explique Benhadjar. Le 14 décembre, son groupe égorge douze Croates qui creusaient un tunnel dans le djebel pour une compagnie électrique. A 4 kilomètres de là, en surplomb, le monastère est aussi sur leur territoire.
C’est là que le groupe frappe, juste après le coucher du soleil, le soir de Noël. L’émir demande à parler « au pape ». Aussitôt, on va chercher frère Christian. L’émir et le moine « se parlent dans le visage » : le premier demande de l’argent, des médicaments et, déjà, le médecin. Il précise : « Vous n’avez pas le choix. » « Si, j’ai le choix », répond le second. Il commence par faire sortir le combattant du monastère, « où aucune arme n’est tolérée ». Puis transige : d’accord pour le médecin, mais au dispensaire seulement. Pendant la guerre d’indépendance, déjà, frère Luc disait : « Pour moi, un malade n’est ni un maquisard ni un militaire. C’est un malade. » Le groupe armé se retire, s’excusant d’avoir dérangé un soir de fête. « Il m ‘a fallu quelques jours pour revenir de ma propre mort », écrit Christian.
Maintenant, au monastère, chacun redoute la nuit qui approche. On se parle beaucoup, on prie plus encore. Et revient la vieille question : partir ? Rester ? Les moines votent. Ils décident de s’en aller, mais avant, ils choisissent de se donner un dernier jour de réflexion.
Depuis l’incursion, frère Christophe, surtout, a l’impression d’avoir changé. Le benjamin du groupe a été le seul à appliquer la consigne que les moines s’étaient fixée en cas d’alerte : fuir chacun de son côté. Il s’est caché dans un tonneau, à la cave. En remontant, il pensait trouver ses frères morts, et il les voit, affairés, soucieux que la messe de minuit soit célébrée à l’heure précise. Il se sent lâche. Honteux. Ecrit un poème : « Toi, Jésus, Tu me dispenses d’avoir à m’imaginer héros, martyr. » Puis il raconte sa « renaissance », le sentiment d’être ressorti de l’abîme et du tonneau comme « un petit enfant ». Il ne veut plus partir : « Pourquoi aurions-nous le choix de fuir, alors que les Algériens, eux, ne l’ont pas ?»
Les frères votent à nouveau. Ils ne partent plus. « C’est la minute de vérité, dit frère Christian. Reste la réponse, si peu raisonnable, aussi peu raisonnable que de se faire moine. » Et soudain frère Michel se lève, lui qui ne parle presque pas, au point que certains visiteurs le croient muet : « C’est maintenant qu’on va être moines. »
Yvonne, la belle-soeur de frère Célestin, tente de le retenir en France, où il vient de subir une opération du coeur. En vain. « I l disait qu’il ne pouvait plus vivre sans ses frères moines. » Un religieux de Bellefontaine qui correspond avec le monastère note « une sorte d’élan entre eux, une émulation où chacun grandissait l’autre, alors que jusque-là chacun restait plutôt de son côté ».

« C’était le chaos »

Depuis des mois, ce sont les autorités algériennes qui les poussent à déménager. Désormais, il faut choisir son camp. La zone a été vidée, les populations déplacées, les pâturages interdits. Les militaires ont même tenté de déboiser pour ne rien laisser à couvert, et de longues traînées de terre rouge, comme à vif, balafrent le vert sombre des montagnes. Le wali, chargé de la circonscription, insiste pour qu’un contingent militaire, au moins, soit accepté au monastère. Frère Christian oppose la même réponse qu’à l’émir : pas d’armes. «Nos raisons de mourir sont les mêmes que nos raisons de vivre. Il est rare d’être amené à se dire ces choses-là, en vérité. Nous vivons l’un de ces moments. Nous ne sommes pas les seuls, ni dans ce pays ni dans le monde. » En revanche, les portes de Notre-Dame-de-l’Atlas seront désormais fermées la nuit, et une ligne directe avec la préfecture posée chez le gardien. Par écrit, plusieurs fois, Christian précise : « Si les autorités considèrent que nous sommes de trop, nous partirons, bien qu’à regret. [ …] Nous restons frères des uns et frères des autres. » La crise qui se durcit resserre encore la petite communauté.
Dans le journal, les moines ont vu la photo de l’émir qui les avait visités. Il a été abattu par les militaires, et son corps mutilé, traîné par une Jeep dans les rues de Médéa. Ils se recueillent. « Cette fois, quand même, est-ce qu’ils ne vont pas trop loin ?», protestent quelques religieux à Alger.
Dans la région, celui qui s’impose comme le nouvel homme fort, au nom du GIA, n’a pas 30 ans. Djamel Zitouni est un ancien vendeur de volaille de Birkhadem. «Des rumeurs disaient qu’il avait été recruté par les services algériens en 1991, mais nous ne pouvons en apporter la preuve», avance prudemment Jacques Dewattre, alors chef de la DGSE (les renseignements extérieurs). Mohamed Samraoui, officier dissident de la Sécurité militaire algérienne, est bien plus affirmatif. Lui parle d’« infiltrations en masse » et de manipulation relevant des beaux-arts. D’autres spécialistes soutiennent que, de toute manière, «il n’est pas possible de contrôler un agent plus d’une année dans les maquis. La vie y est bien trop dangereuse, hasardeuse, ne fût-ce que pour se contacter. Il n’y a que dans les couloirs de l’ONU qu’on peut passer une vie entière à mener double jeu ». Ce que nul ne discute, en revanche, c’est que la stratégie de Zitouni sert à merveille les desseins des services algériens.
Le nouvel émir exige l’allégeance des autres groupes au GIA. Ceux qui refusent sont liquidés. « Les combattants originaires de la région ou proche du FIS comme moi ont commencé à être écartés, explique Ali Benhadjar. Déjà, en 1995, on a commencé à nous demander d’enlever les moines, qui étaient sur notre territoire. Nous avons refusé, puis nous avons fini par entrer en dissidence. » Plus sûrement que les opérations militaires, la guerre des maquis va faire des ravages jusque dans la population, où chaque groupe s’applique à décimer les réseaux de soutien et les familles de son rival. « C’était le chaos, les gens ne savaient plus à qui se fier. On se barricadait chez soi à 17 heures », raconte un commerçant de Médéa. Dans une note confidentielle, le ministère français de la Défense relève que « Smaïn Lamari [patron du renseignement intérieur algérien] a déclaré avoir laissé agir Zitouni alors qu’il avait la possibilité de le neutraliser afin de faire perdurer les règlements de comptes dans le maquis» et faire « imploser les groupes armés ».
De la casbah d’Alger à la Kabylie, treize religieux ont été assassinés depuis la nuit de Noël 1993 à Tibéhirine. Sur quatorze communautés qui étaient installées hors de la capitale, il n’en reste plus que deux. Toute l’Eglise a les yeux fixés sur Notre-Dame-de-l’Atlas. « Ils devenaient la communauté symbole, sur le front de l’offrande de soi, dira Henri Teissier, l’évêque d’Alger. Leur départ aurait enclenché une fuite massive. »
Partir ? Aucun des frères de Tibéhirine n’y songe plus. La fièvre s’est même apaisée. «Maintenant, on peut dire avec les Algériens : nos sangs sont mêlés», écrit frère Célestin. Il n’y a que frère Amédée pour lâcher parfois, un peu trop brusquement : «Pas d’illusions, nous ne savons pas à quelle sauce nous serons mangés. » Frère Luc lance quelques jurons en guise de blague, les autres sourient, étonnamment calmes. Et Christian, le prieur : «Ca y est. La communauté est faite. »

« Les écrasés de la vie »

Dans le désastre algérien, Tibéhirine paraît intact, comme épargné. Pas de massacre au hameau. Personne n’a rejoint ni les forces de sécurité ni les maquis. Frère Jean-Pierre continue à aller faire les courses en 4L trois fois par semaine. Le dispensaire de frère Luc est devenu le seul endroit où les jeunes filles ont l’autorisation de se rendre seules. Plus de 100 personnes y font la queue chaque jour, parfois juste pour discuter avec frère Luc. Il les appelle « les écrasés de la vie » et les reçoit jusqu’à l’épuisement dans une salle nue, avec un vieil appareil à rayon X. Là arrivent toutes les nouvelles : l’autre jour, un chirurgien a été arrêté à l’hôpital de Médéa par des militaires. Nul ne l’a plus revu. Tout comme les médecins accusés de soigner les terroristes. « Toi aussi, ils vont te couper la tête », dit un enfant à frère Luc. Il maugrée : « Qu’ils la prennent ! »
Frère Luc aimait le rugby. Il jouait au billard, buvait du vin, mais préférait la bière et ne dédaignait les spectacles de cabaret. Aucun de ses proches n’avait compris sa décision de devenir moine et, même au monastère, il s’abstenait de parler de sa foi, séchait les prières et mettait beaucoup de soin à paraître grossier. Pour sa mort, il avait demandé qu’on débouche une bouteille de champagne et qu’on joue la chanson d’Edith Piaf « Non, je ne regret te rien ». Il disait : «Moi, je serai en train de frapper à la seule porte où je ne crains pas d’être importun. »
A l’annonce de l’enlèvement des moines, le 27 mars 1996, la priorité absolue de l’Etat français est de les retrouver en vie. Une semaine plus tard, à l’ambassade, Michel Lévesque se plaint de n’avoir toujours pas réussi à joindre ses homologues algériens. Le détournement d’un avion d’Air France, à Alger en 1994, a laissé des séquelles, notamment entre la DGSE et les services algériens (DCE) ; chacun voulait maîtriser la situation. Cette fois, «l’Algérie compte faire le ménage toute seule chez elle », annonce un militaire à Lévesque.
Refusant tout contact avec la DGSE, Smaïn Lamari n’accepte pour interlocuteur que le seul Philippe Rondot, de la DST. «La coopération me semble acquise, écrit ce dernier dans une note, à condition de rester dans le cadre fixé par Alger. Il faut bien convenir que notre seule source sur le terrain reste ce service. [ …] Les renseignements de Smaïn sont-ils totalement sûrs ? Comme souvent des zones d’ombre demeurent. »
Le 30 avril 1996, alors que Djamel Zitouni vient de revendiquer le rapt, un jeune homme se présente à l’ambassade de France. Il veut remettre une cassette contenant une preuve de vie des moines pour établir un contact, au nom du GIA. Il est reçu par le responsable de la DGSE à l’ambassade. Deux numéros à Paris et Alger lui sont donnés, et un rendez- vous téléphonique proposé pour le 2 mai. Le canal tant espéré pour les pourparlers semble s’établir.
Mais comment garder le contact sans heurter de front les Algériens ? Au Quai-d’Orsay on pense au Vatican, ce qui éviterait au gouvernement français d’être en première ligne. Une discussion s’entame avec le Saint-Siège pour trouver un négociateur. A l’abbaye de Scourmont, en Belgique, Armand Veilleux est approché. Il accepte, mais ne parle pas l’arabe.
Pendant ce temps, Philippe Rondot a été chargé de prévenir Smaïn. La colère de l’Algérien est terrible. Sur la fameuse page fantôme du dossier judiciaire qu’une « erreur de reprographie » avait fait disparaître, la note de Rondot continue : «A vrai dire, dans la guerre sanglante que connaît l’Algérie, le sort des sept moines ne semblait pas devoir être considéré par les militaires comme plus important que le sort d’autres » L’émissaire du GIA ne se manifestera jamais plus.
A la brigade de Médéa, le 30 mai 1996, à 13h30, un ouvrier agricole dépose son témoignage. Alors qu’il travaillait sur la propriété d’un commerçant en mercerie, sur la route nationale 1, à 3 kilomètres de la sortie nord de la ville, « un manège » a attiré son attention : « Une longue file d’attente de véhicules étaient à l’arrêt devant la clôture. Ils regardaient vers la maison et les commentaires allaient bon train. » Il s’approche. «Des têtes décapitées étaient accrochées à l’aide de ficelle à la clôture. Il y avait des cartes d’identité dans un sachet à terre. »

Florence Aubenas