Depuis douze ans le père Armand Veilleux enquête seul sur le mystère de la mort des moines français en Algérie
VALERIO PELIZZARI, SCOURMONT (Belgique), La Stampa, 1 juin 2008
Le père Armand Veilleux se réveille chaque matin à quatre heures. La première prière l’attend dans la grande église de pierre grise, dénudée, enfouie dans un parc très riche en arbres et en fleurs. La cadence de sa journée est rythmée par des règles écrites depuis quatorze siècles. Dans cette abbaye de moines trappistes, vieille de cent soixante ans, le père Armand Veilleux mène sa recherche solitaire sur Tibérihine, lente, ardue, désespérante à certains moments. Là bas dans ce monastère au pied des montagnes de l’atlas Tellien en terre algérienne, dans la nuit entre le 26 et le 27 mars 1996 sept frères furent séquestrés par un groupe islamique. La mort des prisonniers fut annoncée environ deux mois après.
Lui qui était présent aux funérailles, demanda avec insistance d’ouvrir les cercueils pour l’ultime salut aux moines, et entre l’embarras et le balbutiement des autorités, il découvrit que les caisses de bois longues de deux mètres ne contenaient aucun corps mais seulement sept têtes. C’était le premier mensonge officiel qui affleurait. Avec des coulisses inquiétantes. Souvent c’étaient les forces de sécurités régulières qui appliquaient cette macabre procédure, afin de démontrer à leurs supérieurs que la bataille s’était conclue par l’élimination des ennemis, afin d’obtenir une récompense proportionnelle. Le premier mensonge avait été anticipé dans les semaines précédentes par plusieurs ambiguïtés mais il sera surtout suivi dans les années suivantes par d’autres faussetés, contradictions ahurissantes et réticences qui ont érigé un authentique mur de gomme compact autour de ce massacre. Précédant quelques mois avant, une lucide prophétie de Père Luc, une des victimes rencontrées par le Père Armand en visite à Tiberihine : « s’il nous arrivera quelque chose, sachez que ce ne seront pas les islamistes, mais ceux vêtus d’uniformes officiels ». Depuis 1992 l’Algérie été précipitée dans une spirale de guerre civile qui produira deux cent mille morts, dans laquelle il était et il sera de plus en plus difficile de voir la frontière entre les deux camps.
Ici dans cette abbaye dans laquelle s’étaient installées les troupes allemandes durant la deuxième guerre mondiale, et près de laquelle Hitler avait un bunker, arrivent depuis des années des lettres, des coups de fil, des confidences verbales de laïcs et religieux qui cherchent à reconstruire les événements de cette nuit là aux pieds de l’atlas, un événement des plus troubles et plus compliqués de la chronique européenne des dernières quinze années. En 2003, depuis ce lieu confessionnel improbable perdu dans la campagne belge, est partie la première et unique plainte déposée au Tribunal de Paris afin d’enquêter sur la mort de sept citoyens français. Elle est signée par les familles d’une des victimes, le Père Christophe Lebreton – septième de douze fils, ex soixante-huitard, qui abandonna rapidement Marx et Lenine pour devenir moine en 1974 – et par le Père Veilleux. Cette plainte a interrompu le rêve de justice en France et a stimulé deux témoins, très différents l’un de l’autre, et qui plus que d’autres, lentement, érodent le mur de gomme.
Le premier, Abdelkader Tigha, qui a travaillé avec le DRS, était un sous-officier du CTRS de Blida et s’était réfugié en Syrie après les avertissements hostiles de ses supérieurs. Il avait demandé protection à ses collègues français mais sans succès. Il était entré dans la scène publique à la fin de l’année 2002 avec une interview retentissante au quotidien Libération. Il raconta que le 25 mars deux fourgons avaient été préparés à l’intérieur de la caserne pour l’expédition au monastère. Les véhicules étaient rentrés la nuit entre le 26 et le 27. « Nous avions cru à une arrestation de terroristes. Au lieu de cela ce furent les moines qui furent arrêtés. Ils furent interrogés par Mouloud Azzout le bras droit de l’émir Zitouni. Deux jours plus tard, Azzout les conduisit sur les hauteurs de Blida, puis à la base de l’émir».
Ce témoignage direct émanant de l’intérieur, démontait la version officielle qui fut promptement adoptée et obstinément maintenue par les autorités algériennes. Pour elles, tout le cadre de l’affaire était simple et clair. Djamel Zitouni, le chef des groupes islamistes armés de l’époque, avait revendiqué la séquestration dans un communiqué, puis successivement dans un autre communiqué, avait revendiqué la mise à mort des prisonniers. Quelques semaines après les funérailles, Zitouni un vendeur de poulet jusque là inconnu, sans expérience politique, sans préparation religieuse, une fulgurante ascension au sommet de la hiérarchie des groupes islamistes, fut abattu. C’est à dire brusquement éliminé du jeu. Depuis lors, du temps s’est écoulé et de nouveaux détails ont démontré que Zitouni était en réalité un agent infiltré du DRS, et qu’il avait fait dérailler, d’une manière désastreuse, la séquestration.
Aujourd’hui Tigha a revu à la baisse ses déclarations publiques. Il vit dans une espèce de limbe, en Hollande, là où la justice de ce pays dit qu’il a droit à l’asile politique, alors que la police veut l’expulser. Pendant ce temps là, les algériens continuent à demander avec insistance, et sous divers prétextes son extradition. Et son exil a suivi un tortueux parcours touchant Damas, Bangkok, Genève, Amman, Amsterdam, Bruxelles, avec des escales virtuelles à Mogadiscio et Kuala Lampur à travers des prisons, des ambassades, des églises, des casernes, des aéroports, des ministères, des Etudes légales, des bureaux de l’ONU. Parallèlement sa femme restée en Algérie a trouvé dans sa maison des dizaines de photographies d’habitations incendiées ou détruites, des bougies consumées et a commencé à recevoir des menaces, des coups de téléphone silencieux ou chargés d’obscénités, selon un scénario conventionnel. Plusieurs ONG s’intéressent désormais à son cas.
Seule la justice française ignore son cas pour le moment. Cependant l’avocat qui a porté plainte pour le compte de la famille Lebreton est convaincu que ce déserteur peut révéler beaucoup de choses sur les mystères de cette nuit là. Tigha n’est certes pas un saint et les nobles principes de vérité et de justice ne sont peut être pas à la première place des raisons de sa fuite. Mais si le juge français ne l’interroge pas ce sera l’avocat à demander un interrogatoire, amorçant un mécanisme qui rendra publiques les contradictions d’Alger et mettra en exergue l’embarrassante lenteur des investigations du Tribunal de Paris.
Entre les contradictions documentées et sous couvert de protocole un témoignage de militaires algériens émerge à propos d’une opération menée le 24 novembre 2004 dans les montagnes autour de Bougara, dans une des bases d’islamistes où furent trouvés des documents appartenant aux moines, décrits dans les moindres détails. Mais dans une autre déposition les mêmes documents, toujours décrits dans leurs moindres détails résultent être retrouvés dans la zone de Médéa, déjà en mai 1996, bien huit années avant, recueillis dans un sachet de plastique.
Le deuxième témoin quand à lui, est resté jusqu’ici dans l’ombre, bien plus encore, dans la longue liste des soixante noms qui pourraient aider la justice, son nom n’y figure même pas. Il ne présente aucun précédent avec le DRS, il est français et possède une solide réputation. A lui, les (officiels) algériens ne pourront pas répondre avec les insultes et les menaces qu’ils réservent à leurs déserteurs. Cette personne s’est déjà confiée en privé à des interlocuteurs différents et influents, en confirmant que les moines furent tués par des forces de sécurité appartenant à l’armée algérienne. Lui aussi raconte en détail que la responsabilité de l’assassinat est à attribuer tout comme l’initiative du séquestre aux autorités militaires de Blida. Il confirme en outre que les exécutants matériels se trouvaient dans cette ville au moment où les ordres furent donnés par les chefs du tout puissant DRS. Les moines avaient étés en somme entraînés dans une fausse séquestration, à l’instar de celui qu’avaient subies en 1993 trois personnes du consulat français d’Alger afin de montrer à l’opinion publique internationale que l’Algérie était gravement menacée par les Islamistes, mais que les autorités étaient en possession des moyens adéquats pour réagir. Cette fois les prisonniers furent libérés trois jours après, soustraits à tout assaut médiatique et réexpédiés illico presto en mission dans un coin perdu de l’océan indien. Nonobstant ces précautions les reconstructions officielles de cet épisode avaient mis en relief les contradictions et les trous de mémoire.
De même, pour les sept moines trappistes, tout devait se conclure rapidement et d’une manière heureuse. Le général Philippe Rondot qui était à la tête des services français s’était prestement rendu dans l’ex colonie fort de ses rapports personnels avec le général Smain Lamari qui faisait partie des décideurs de la DRS. Deux ans auparavant, Lamari lui même grâce à un tuyau décisif lui avait consenti de capturer le terroriste Carlos et d’accomplir l’opération la plus brillante de sa carrière, ce qui lui avait valu la Légion d’honneur. Rondot optimiste avait pourtant donné l’assurance à l’archevêque d’Alger que la séquestration aurait pris fin en peu de jours.
L’église catholique avait réagit avec douleur et précaution après le massacre de Tibhirine en répétant à ses représentants dans ce pays musulman tourmenté par la guerre civile, « Que soit faite la volonté de Dieu, prions». D’autres religieux et religieuses avaient été déjà tués. Le Père Armand qui était alors le procureur général des cisterciens accueillit l’invitation de sa hiérarchie mais pas d’une manière passive. Il ajouta à cette directive les mots prononcés par la mère d’un jeune noir tué en Afrique du Sud durant l’apartheid : « Je veux pardonner, mais avant cela je veux savoir qui pardonner». Cela deviendra sa ligne de conduite dans la reconstruction des faits, dans la recherche de vérité en signe de respect humain envers ses confrères. Bientôt cependant, il connaîtra l’hostilité feutrée du pouvoir quand l’ambassadeur français en Algérie lui dira : « La France avait ordonné à ses ressortissants de quitter ce pays. Vos moines, comme d’autres missionnaires y sont restés pour des raisons que nous comprenons et estimons. Toutefois quand un événement tragique de ce genre arrive, il y a des impératifs qui entrent en jeu et qui ne font plus partie de vos compétences ».
Dans l’abbaye de Scourmont tout le monde observe la règle du silence. Et le silence parallèlement a été choisi par les autorités de plusieurs pays dans cette affaire. Tibhirine en langue locale signifie «jardins». Nonobstant le nom poétique du lieu et la vie pacifique de ces moines, c’est à partir de ce lieu que s’articule un événement opaque , brutal, rocambolesque dans lequel se concentrent quelques éléments inquiétants et récurrents de la chronique récente : la guerre civile, le terrorisme islamique, les alliances entre services, la réticence des gouvernements, la lenteur de la justice, et l’arme toujours plus employée et efficace de la séquestration, qui de l’Algérie s’est propagée d’une manière contagieuse vers l’Irak et l’Afghanistan. Il y a eu aussi le suicide du journaliste français, Didier Contant, en prolongement de l’affaire des moines
Il s’était rendu auprès de la femme de Tigha pour rassembler des informations, plus ou moins dans la période des avertissements avec les photographies de maisons brûlées et les bougies consumées. Rentré à Paris, il se jetait – version officielle – du sixième étage. Quelques jours avant, il avait confié à certains de ses amis : «J’ai l’impression que j’ai mis les pieds dans une histoire que je n’arrive pas à contrôler».
Le Père Armand est aujourd’hui l’abbé de Scourmont. Sa quête de vérité semble par moments faire un pas en avant et trois en arrière. Pour lui, le message de Saint Augustin, fils illustre de la terre d’Algérie est d’actualité pour lequel il est plus facile de faire passer toute l’eau de la mer par un trou que de comprendre le mystère de la foi. Et la nuit de Tibhirine après douze années reste un mystère. Mais il y a une autre dimension dans la quête de compréhension. L’Abbé de Scourmont est né au Canada, il a fondé des monastères en Afrique et en Amérique du sud, il rappelle un personnage symbolique de la littérature française, il apparaît comme un nouveau comte de Montecristo transféré dans un conteste métaphysique dans une prison impalpable, comme celle des secrets d’État où il creuse son tunnel.
Il sourit en se rappelant d’une nuit sur l’autoroute alors qu’il se rendait en France, la pluie tombait avec violence et une voiture feux éteints le talonnait avec insistance. Un épisode similaire l’attendait à Ciampino (l’aéroport militaire de Rome) quand il descendit de l’avion et alla louer une voiture. Une voiture blanche le suivit partout, même dans le parking, jusqu’à ce qu’il s’arrête dans une petite rue de Rome. Et la liste des épisodes étranges peut continuer. Cela ressemble à un film d’espionnage de troisième catégorie. Il dit avec complicité : « J’ai construit un itinéraire afin de connaître la vérité, je suis attentif quand apparaît un nouvel élément». Les prières et une excellente maîtrise de l’électronique l’aident. De par sa volonté, l’abbaye entière est connectée à l’Internet sans câble à l’instar des meilleures universités et de certaines grandes sociétés. Les sept moines de Tibhirine n’étaient pas des hommes perdus dans une dimension mystique, de contemplation pure, détachés de la réalité du monde. Père Luc, le doyen avait derrière lui une vie de plus de quatre vingt années, c’était un médecin qui avait connu les camps de concentration allemands, puis en 1947 il était arrivé en Algérie. Il avait été pris en otage par les moudjahidines au temps de la guerre anti coloniale contre les français. Pendant plus d’un demi siècle, il avait soigné ses patients algériens, gratuitement, sans faire aucune distinction. Le Père Christian était le Prieur. C’était un fils de général français. Lui même avait fait partie de l’armée pendant plus de deux ans durant la guerre d’indépendance, dessinant avec son choix de vie religieuse une parabole symbolique de la violence vers l’intégration, vers la même population qui était opprimée. Père Celestin lui aussi était passé à travers la guerre coloniale et avait soigné un moudjahid que ses supérieurs voulaient supprimer. Puis il avait travaillé en France aidant les travailleurs et les prostituées. Au monastère ils appelaient «les frères de la montagne» les combattants islamiques et «les frères de la plaine» les gendarmes et les soldats. Pour tous valait l’interdiction d’entrer avec des armes dans ce lieu de prière. Et depuis des années sur le terrain des religieux, la population locale avait pu construire une mosquée. C’était la ligne de neutralité du monastère, maintenue même après la guerre civile qui avait commencé en 1992. Et ce choix avait fait gagner à ces étrangers, représentants d’une religion différente, le respect et la confiance des algériens.
En février 2006, dixième anniversaire du massacre, le ministre de l’intérieur français de l’époque Sarkozy se rendit en visite a Tibhirine afin de reconstruire les rapports entre les deux pays, bien qu’il savait que ce lieu représentait et représente à l’heure actuelle un moment d’embarras et d’ambiguïté réciproque et pour en tirer quelque bénéfice dans l’imminente campagne électorale. Il était accompagné d’un déploiement de troupes massif le long du trajet, comme si la menace islamique était toujours imminente. Il avait relu en public le testament du Père Christian, le Prieur du monastère en se présentant comme le représentant de la France républicaine et laïque. Le pays qui jusqu’ici n’a jamais voulu élucider les moyens et les raisons de ce massacre.
Père Luc, le doyen du monastère avait laissé en testament une indication précise. « Pour ma mort, si elle ne sera pas violente, je demande que soit lue la parabole du fils prodige et que la prière de Jésus soit récitée. Et puis, s’il y en a, donner moi un verre de champagne». Pour la musique, il avait choisit une très célèbre chanson d’Édith Piaf: «Non, je ne regrette rien».