Texte de la plainte déposée par la famille Lebreton et le père Armand Veilleux
A Monsieur le Doyen des Juges d’Instruction
près le Tribunal de Grande Instance de PARIS
PALAIS DE JUSTICE
4 boulevard du Palais – 75001 PARIS
PLAINTE AVEC CONSTITUTION DE PARTIE CIVILE
Plainte avec constitution de partie civile déposée le 9 décembre 2003 devant le Doyen des Juges d’Instruction près le Tribunal de Grande Instance de Paris par Me Patrick Baudouin, avocat au Barreau de Paris, au nom de membres de la famille Lebreton et du père Armand Veilleux
(…)
L’enlèvement et l’assassinat de sept moines français
à Tibhirine, en Algérie, en 1996
Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept citoyens français vivant en Algérie et appartenant à la communauté monastique de Tibhirine, près de Médéa, étaient enlevés par un groupe d’hommes armés.
Un mois plus tard, le 26 avril, un communiqué du GIA (Groupe Islamique Armé), portant le numéro 43 et signé par l’Émir Abou Abderrahmane Amine, alias Djamel Zitouni, est publié à Londres par le quotidien Al Hayat. Daté du 18 avril, et ayant d’abord circulé en quelques exemplaires à Médéa, il revendique l’enlèvement des moines et propose à la France un échange de prisonniers, entre autres Abdelhak Layaâda, en prison à Alger depuis 1994.
Deux mois après l’enlèvement des sept moines, un second communiqué du GIA signé par le même Djamel Zitouni annonçait qu’ils avaient été exécutés le 21 mai. Les autorités algériennes annonceront la découverte de leurs corps le 31 mai.
À part ces deux messages du GIA, qui ont connu une grande publicité dans la presse, aucune explication officielle n’a été donnée de ces événements. Il ne semble pas qu’une quelconque enquête officielle ait été faite par les autorités algériennes ; en tout cas aucun résultat d’enquête n’a été rendu public.
Beaucoup d’aspects de ce drame restent inexpliqués. Aussi bien des rumeurs circulant en Algérie immédiatement après les événements que des révélations faites ultérieurement par diverses personnes ayant appartenu à l’armée ou aux services secrets algériens (le Département de renseignement et de sécurité, DRS, connu antérieurement sous le nom de Sécurité militaire) ont soulevé des questions nombreuses et troublantes qui sont jusqu’à maintenant restées sans réponse. Il n’y a pas lieu de croire que les autorités algériennes feront de plus amples enquêtes sur ce drame, pas plus que sur l’assassinat de plusieurs autres citoyens français, sans compter les milliers de victimes algériennes de la violence qui afflige l’Algérie depuis plus d’une décennie.
Or, au cours des derniers mois, des allégations extrêmement précises et dignes de foi ont été avancées par d’anciens membres de l’Armée nationale populaire (ANP) et du DRS, mettant en cause le rôle direct des responsables du DRS dans la manipulation du GIA et dans l’enlèvement des sept moines. Il s’agit notamment de :
– M. Abderrahmane Chouchane, résidant actuellement en Grande-Bretagne, ancien capitaine de l’ANP, qui a déclaré en juillet 2002 devant un tribunal français que Djamel Zitouni était un agent du DRS, ainsi que le lui avaient déclaré explicitement en 1995 deux cadres importants du DRS, le général Kamel Abderrahmane, chef de la DCSA (Direction centrale de la sécurité de l’armée) et le colonel Atmane Tartag, dit « Bachir », directeur du CPMI (Centre principal militaire d’investigation) de Ben-Aknoun ;
– M. Abdelkader Tigha, résidant actuellement en Jordanie, ancien adjudant du DRS, qui a confirmé en décembre 2002, dans le quotidien français Libération, que Djamel Zitouni était un agent du DRS et que l’enlèvement des moines a été organisé au CTRI de Blida (Centre territorial de recherche de d’investigation, dépendant de la Direction du contre-espionnage du DRS, où M. Tigha était alors en poste), par le gé-néral Smaïl Lamari, dit « Smaïn », chef de la DCE, et par le colonel M’Henna Djebbar, chef du CTRI ;
– M. Mohammed Samraoui, résidant actuellement en Allemagne, ancien colonel du DRS, qui a affirmé en septembre 2003, dans un ouvrage publié en France, que le GIA était un mouvement largement contrôlé par le DRS, à l’initiative des généraux Smaïl Lamari, Kamel Abderrahmane et Mohamed Médiène, dit « Toufik », chef du DRS, et que Djamel Zitouni avait été placé à la tête du GIA à leur initiative.
Il sera revenu plus loin de façon détaillée sur ces allégations, éléments qui n’étaient pas connus au moment du drame et qui contribuent à justifier aujourd’hui la présente plainte devant la justice française afin qu’une enquête judiciaire soit ouverte pour faire la lumière sur cet assassinat de ces sept ressortissants français.
Il est urgent que la vérité se fasse dans toute la mesure du possible afin que justice soit rendue, par respect bien sûr pour la mémoire des moines de Tibhirine, mais aussi pour empêcher que des doutes ne continuent de peser sur des personnes ou des groupes qui ne sont peut-être pas responsables, et également pour donner un peu d’espoir aux milliers de familles algériennes qui attendent encore quelque explication sur le sort de leurs morts ou de leurs disparus.
A. Les sept moines assassinés
Voici la liste des sept moines en question.
1) Frère Luc Dochier
Né le 31 janvier 1914 à Bourg-le-Péage (Drôme), frère Luc Dochier était la personne du groupe la plus connue et universellement respectée et aimée par la population algérienne. Médecin de formation, il était entré à l’Abbaye d’Aiguebelle, en France, en 1941, après avoir accompli sa période d’internat à l’hôpital de la Grange-Blanche à Lyon. Environ un an plus tard, il se portait volontaire en Allemagne comme méde-cin auprès des prisonniers de guerre, se constituant donc prisonnier lui-même. Il fut libéré par les Américains en 1945. Il arrive au monastère de Tibhirine en 1946, et y restera jusqu’à sa mort, sauf un séjour en France entre 1959 et 1964, après avoir été brièvement prisonnier des maquisards du FLN qui le libérèrent après avoir reconnu qui il était. En effet, durant son demi-siècle de présence en Algérie, le frère Luc Do-chier ne cessa de prodiguer, dans le dispensaire du monastère, ses soins médicaux et sa sagesse à toute la population des environs, de quelque religion ou tendance politique que l’on soit.
2) Père Christian de Chergé
Né le 18 janvier 1937 à Colmar (Haut-Rhin), dans une famille de militaires, Christian de Chergé passe une partie de son enfance à Alger où son père est commandant au 67e régiment d’artillerie d’Afrique. Il revient en Algérie en 1959 comme jeune officier, et il se souviendra toujours d’avoir eu la vie sauve au cours d’une embuscade grâce à un Musulman qui risqua sa vie pour le sauver. Il choisit en 1969 d’entrer au monastère de Tibhirine, où il arrivera en 1971 après un noviciat à l’abbaye d’Aiguebelle. Il étudia durant deux ans la culture et la langue arabes à Rome, et, étant devenu peu de temps après le supérieur de la communauté de Tibhirine, il donna à celle-ci une orientation toujours plus nette vers le dialogue islamo-chrétien. Il avait une connaissance approfondie et une grande estime pour l’Islam et la culture arabe.
3) Père Christophe LEBRETON
Né le 11 octobre 1950 à Blois (Loir-et-Cher), Christophe LEBRETON passa d’abord deux ans en Algérie à titre de coopérant de 1972 à 1974. C’est alors qu’il connut le monastère de Tibhirine. Étant entré au monastère de Tamié en Savoie en 1974, il arriva à Tibhirine le 23 avril 1976 jusqu’au 11 novembre 1977. Il est ensuite reparti au monastère de Tamié, et il est revenu à Tibhirine en 1987. Poète et mystique d’une grande sensibilité, il établit des liens d’amitié très profonds avec la population environnante.
4) Frère Michel Fleury
Né le 21 mai 1944 à Sainte-Anne (Loire-Atlantique), Michel Fleury fut d’abord frère du Prado et travailla à mi-temps à Marseille comme ouvrier fraiseur. Il entra au monastère Bellefontaine en 1980 et arriva à Tibhirine en 1984.
5) Père Bruno Lemarchand
Né le 1er mars 1930 à Saint-Maixent (Deux-Sèvres), Bruno Lemarchand était entré au monastère de Bellefontaine en 1981. Il était prêtre depuis le 2 avril 1956. Venu à Tibhirine en 1989, il était depuis 1992 supérieur de la maison-annexe de Tibhirine à Fès au Maroc. Il était de passage à Tibhirine au moment de l’enlèvement.
6) Père Célestin Ringeard
Né le 27 juillet 1933 à Touvois (Loire-Atlantique), le Père Célestin Ringeard arrive en Algérie une première fois comme soldat en 1957. Ancien éducateur de rue, prêtre depuis 1960, il vint à Tibhirine en 1987 après être entré au monastère de Bellefontaine en 1983.
7) Frère Paul Favre Miville
Né le 17 avril 1939 à Vinzier (Haute-Savoie), Paul Favre Miville était entré au monastère de Tamié en 1984. Il vint à Tibhirine en 1989.
B. La communauté de Tibhirine dans le contexte de la violence armée à partir de 1992
La communauté de Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, à laquelle appartenaient ces sept moines, était établie dans la région de Médéa depuis 1934. Dès les débuts, cette communauté établit des relations d’amitié et de collaboration avec la population locale qui, en quelque sorte, l’adopta. Ces liens établis avec la population locale permirent à la communauté, même si elle était composée entièrement de Français, de passer sans grandes difficultés à travers la guerre d’indépendance d’Algérie. La communauté se départit alors volontairement de presque toute sa propriété pour ne conserver que cinq hectares. Dans les dernières années, les moines avaient créé une coopérative avec les gens des environs pour la culture de ces cinq hectares de jardin potager. Tout était mis en commun : semences, instruments de travail, engrais, etc. Ils avaient même mis à la disposition de la population locale un espace pour y installer sa mosquée.
Lorsque, après l’arrêt du processus électoral et la prise du pouvoir de facto par l’armée en 1992, l’Algérie entra dans une période de violence armée, les frères de Tibhirine refusèrent résolument de cautionner la violence, de quelque côté qu’elle vienne. Ils se voulurent cependant toujours solidaires de la population qui les entourait et qui se trouvait, comme eux, pris comme dans un étau entre des violences opposées qu’ils n’avaient pas choisies.
Des événements auraient pu les effrayer. À la fin d’octobre 1993, trois agents consulaires français (le couple Michèle et Jean-Claude Thévenot et Alain Fressier) étaient enlevés à Alger. Ils étaient heureusement relâchés quelques jours plus tard, mais dans des circonstances qui ont toujours fait peser des doutes sur l’identité et les motifs de leurs ravisseurs. Le GIA donnait alors à tous les étrangers l’ultimatum de quitter l’Algérie dans les trente jours.
Dès le 14 novembre 1993, les autorités de la wilaya de Médéa essayaient de convaincre les moines d’aller prendre des vacances en France. Devant leur refus de partir, on leur proposa diverses formes de protection armée, qu’ils refusèrent. Ils considéraient, d’une part, qu’une telle garde armée eut été contraire à leur vocation monastique et que, d’autre part, elle les aurait fait considérer comme « ennemis » par une partie de la population. Les mêmes pressions furent exercées sur eux le 18 décembre, après que douze Croates furent égorgés à Tamezguida, à proximité du monastère, dans la nuit du 14 décembre 1993.
Le soir du 24 décembre 1993, six maquisards islamistes, sous la conduite de Sayyat Attiya, arrivèrent au monastère et présentèrent aux moines des exigences que le supérieur, Christian, refusa. Mais le contact fut respectueux de part et d’autre et Attiya s’engagea à ne pas molester les moines. Abou Choeib Ali Benhadjar, l’un des maquisards qui l’accompagnaient, corroborera les faits dans une déclaration du 17 juillet 1997.
Entre-temps, plusieurs religieux catholiques furent victimes de la violence : le 8 mai 1994, Sœur Paule-Hélène Saint-Raymond et Frère Henri Vergès étaient assassinés dans la bibliothèque qu’ils tenaient au service des jeunes d’un quartier populaire d’Alger. Le 23 octobre de la même année, Sœur Esther Paniagua et Sœur Caridad María Alvarez étaient abattues devant la chapelle de Bab-el-Oued. Le 27 décembre — toujours de la même année —, quatre Pères Blancs étaient assassinés dans leur Maison à Tizi-Ouzou : les Pères Alain Dieulangard, Charles Deckers, Jean Chevillard et Christian Chessel. Le 3 septembre 1995, Sœur Denise Leclercq et Sœur Jeanne Littlejohn étaient assassinées à Belcourt de deux balles dans la tête. Enfin, le 10 novembre 1995, Sœur Odette Prévost était tuée et Sœur Chantal Galicher était blessée à la sortie de leur domicile dans le quartier de Kouba.
On peut constater des constantes dans ces morts. Tous ces témoins étaient des personnes qui avaient établi des liens d’amitié avec le peuple algérien et qui vivaient en grande communion avec le petit peuple, dont ils partageaient la vie. Tous ont été tués dans le milieu où ils vivaient et travaillaient. Il est clair que le message donné par les assassins — ou leurs mandataires — était que cette proximité et cette frater-nité étaient précisément ce qui dérangeait et qu’on voulait faire cesser. On ne leur reprochait pas d’être des prosélytes, ce qu’ils n’étaient pas. On leur reprochait d’être des personnes de communion, et de condamner par leur vie même toute forme d’exclusion et toute forme de violence, de quelque côté qu’elle vienne, et au nom de quelque idéal — religieux ou politique — qu’elle soit exercée.
C. Les circonstances de l’enlèvement et de l’assassinat des moines
Et puis, ce fut la nuit tragique du 26 au 27 mars mentionnée plus haut. Un groupe d’une vingtaine d’hommes armés arrive au monastère à 1 h 45. Ils ont décidément les ordres d’enlever les « sept moines » qui s’y trouvent et partent avec les sept premiers qu’ils rencontrent. En réalité il y en avait neuf, un étant revenu de France et l’autre venu du Maroc dans les jours précédents. Les ravisseurs ne se rendent donc pas compte que deux moines dormaient dans des sections différentes de la maison, ni qu’il y avait des hôtes à l’hôtellerie. Lorsque les deux moines qui restent et les hôtes se rendent compte de ce qui s’est passé, ils ne peuvent appeler la police car les fils du téléphone ont été arrachés. (En fait aucun téléphone du village ne fonctionne, les fils ayant été coupés plus bas.) Et comme il serait plus que téméraire de se mettre sur les routes la nuit, ils attendent le matin pour aller avertir les autorités.
Ils s’arrêtent d’abord à la caserne militaire de Dra es Smar. Le militaire de garde dit qu’il n’a pas le pouvoir de réveiller le commandant qui est encore couché (il est 7 heures). Ils se rendent donc à la gendarmerie à Médéa. Le commandant de la gendarmerie, qui est sur son départ pour une opération, ne manifeste ni surprise ni émotion à l’écoute de leur récit. Il informe par téléphone le général de la Gendarmerie puis part pour sa mission. Un autre officier viendra entendre la déposition des deux témoins vers 9 heures. Tout est fini vers 11 heures. Un premier groupe de gen-darmes est venu constater les faits à Tibhirine vers 10 heures ; mais de toute la journée, on ne vit aucun mouvement de troupes dans la région. Les voisins n’ont pas été interrogés.
Le Père Armand VEILLEUX, l’un des signataires de la présente plainte, remplissant alors les fonctions de Procureur général de l’Ordre cistercien, se rend à Alger dès le 30 mars, pour voir si l’on peut obtenir des informations sur le sort de ses confrères. Il y restera jusqu’au 11 avril. La veille (ou l’avant-veille) de son départ, il a une longue conversation avec l’ambassadeur de France, M. Michel Lévesque, en compagnie du Père Georger, maintenant évêque d’Oran. L’ambassadeur commence à dire qu’on ne sait encore rien, mais des questions répétées et nombreuses l’amènent à révéler un bon nombre de choses. Le Père VEILLEUX apprend donc que l’ambassade s’attendait à recevoir dans les prochains jours une lettre du responsable de l’enlèvement. Ceux qui ont pris les moines en otage, estimait l’ambassadeur, vont réclamer quelque chose. Le convoi des moines et leurs ravisseurs, disait-il, progressait lentement dans la montagne et on pouvait suivre leur mouvement la nuit à partir d’avions spécialement équipés. Les ravisseurs, ajoutait-il, travaillaient pour le compte de quelqu’un qui les avait envoyés accomplir cette mission ; lorsqu’ils auraient livré la « marchandise » au mandataire, on saurait ce que celui-ci désire. Le Père VEILLEUX apprit aussi que le général Philippe Rondot, de la DST, était venu à Alger pour rencontrer des responsables du DRS (dont le général Smaïl Lamari) et était confiant dans le fait que l’affaire se dénouerait rapidement.
Si les ravisseurs voulaient tuer les moines, on ne comprend pas pourquoi ils ne les
ont pas tués sur place comme cela avait été le cas pour les douze ouvriers croates et pour les autres religieux catholiques. Et s’ils voulaient les utiliser comme otages, on ne comprend pas pourquoi ils ont attendu un mois avant de donner signe de vie.
En effet, le premier message du GIA, publié à Londres le 26 avril par le journal Al Hayat (qui ne vérifiait ni l’authenticité ni la provenance de ce genre de messages re-çus par fax) était daté du 18 avril et circulait depuis déjà quelques jours à Médéa (pièce n° 1). Lorsque le Père VEILLEUX se rendit chez l’ambassadeur de France auprès de la République italienne à Rome, M. Malarmé, dans l’après-midi du 26, on en parlait depuis le matin à toutes les radios et dans tous les journaux. Pourtant, l’ambassadeur feignit de ne pas en connaître l’existence, et se montra très mécontent de ce que l’on cherche à être informé de l’évolution de la situation.
Entre-temps, une audio-cassette avait été enregistrée le 20 avril par les moines prisonniers, prouvant qu’ils étaient encore vivants à cette date. Cette cassette fut remise à l’ambassade de France à Alger par un émissaire le 30 avril. Selon l’émissaire, du nom de Abdullah, cette cassette aurait été remise à Djamel Zitouni, « émir natio-nal » du GIA, par un groupe armé islamiste rival qui serait responsable de l’enlèvement ! Abdullah, au nom de Zitouni, demandait aux Français de l’aider à libérer les moines ; et le nom de M. Jean-Charles Marchiani, préfet du Var et proche de M. Charles Pasqua, fut avancé. (Voir John W. Kiser, The Monks of Tibhirine. Faith, Love and Terror in Algeria, New York, 2002, pp. 228-232, rapportant des informations obtenues à l’ambassade de France à Alger [pièce n° 2]).
Près d’un mois supplémentaire s’écoule avant qu’un nouveau message du GIA (nº 44), également signé de Zitouni, annonce que les moines ont été exécutés le 21 mai (pièce n° 3). Ce n’est cependant que le 31 mai que le gouvernement algérien confirmera leur mort en faisant savoir à l’ambassadeur de France et à Mgr Henri Teissier, archevêque d’Alger, qu’on a retrouvé les corps, au moment même où l’Abbé général des Cisterciens et son assistant, le Père VEILLEUX, arrivent à Alger pour les funérailles, et quelques heures après la mort du Cardinal Duval, ancien archevêque d’Alger.
Ce n’est probablement que parce que les deux représentants de l’Ordre cistercien ont insisté fortement pour voir les corps que l’ambassadeur de France leur révèle le lendemain, en route vers l’hôpital militaire de Aïn-Naadja, que ce qu’on a retrouvé, ce ne sont pas les corps mais uniquement les têtes. On leur demande même de garder cela secret pour ne pas nuire au nom de l’Algérie. Mais quelques jours plus tard, après l’enterrement, le même ambassadeur leur demandera d’avertir les familles que dans chacun de ces cercueils de deux mètres de long, qui semblaient très lourds à leur entrée dans la cathédrale sur les épaules des cadets, il n’y avait qu’une tête. La nouvelle commençait en effet à se répandre à Médéa.
Jamais les autorités algériennes n’ont consenti à dire comment et où précisément ces têtes ont été retrouvées. Dès le jour des funérailles, diverses versions des faits circulaient dans la population locale aussi bien concernant l’endroit que le jour où les têtes avaient été trouvées. Ce n’est là qu’un des nombreux mystères non expliqués entourant ce drame.
Après la visite de l’émissaire du GIA à l’ambassade de France et avant le deuxième communiqué du GIA, le président Chirac avait déclaré : « Nous ne négocierons pas. » On sait maintenant qu’il y eut durant ces deux mois d’intenses négociations, sans qu’on sache cependant clairement qui était l’interlocuteur du côté algérien. En effet, le livre de René Guitton, Si nous nous taisons… Le martyre des moines de Tib-hirine (Calmann-Lévy, 2001 [pièce n° 4]), est venu apporter des éléments supplé-mentaires. À partir d’informations obtenues à l’évidence des services secrets fran-çais, on sait maintenant qu’il y eut de la part de la DST des négociations tout au long de la période de captivité. Selon l’auteur, Jean-Charles Marchiani aurait réussi à établir un contact avec les ravisseurs, et la libération des moines, à en croire Marchiani, aurait eu lieu si la DGSE ne l’avait pas « court-circuité ». Cet ouvrage, qui apporte de nombreux éléments nouveaux concernant les négociations qui eurent lieu, soulève par ailleurs bien des questions auxquelles aucune réponse n’existe pour le moment.
D. Les informations nouvelles sur les responsables de l’enlèvement et de l’assassinat
1. Les révélations de Ali Benhadjar
Ali Benhadjar, est un ex-émir du GIA, résidant actuellement à Médéa (Algérie). Il s’en est éloigné en 1996 pour former son propre mouvement, la Ligue islamique pour la Daoua et le Djihad (LIDD). Après avoir abandonné les armes en 1997, Ali Benhajar s’est exprimé sur des événements jamais élucidés, entre autres l’assassinat des moines. Il est désormais généralement admis que sa description de ces événements est la plus détaillée et la plus plausible. On trouve sa version entre autres dans un long communiqué de la Ligue islamique pour le Daoua et le Djihad, sous le titre de « Laffaire de la mise à mort des sept moines en Algérie » daté du 17 juillet 1997 (texte intégral disponible sur le site Internet www.algeria-watch.org, à l’adresse http://www.algeria-watch.org/farticle/tigha_moines/benhadjar.htm [pièce n° 5]).
Benhadjar y exprime son estime pour les moines de Tibhirine, avant de décrire en détail comment il avait assisté à la visite faite par l’émir local, Sayyat Attiya, au monastère la nuit de Noël 1993, et comment celui-ci avait garanti aux moines leur sécurité. Sa description coïncide avec ce qu’ont raconté les moines eux-mêmes. Benhadjar décrit ensuite comment Zitouni, chef du GIA, lui demanda au mois de mars 1996 d’enlever les moines et comment il refusa. Devant ce refus, Zitouni aurait fait appel à des groupuscules d’autres zones (Berrouaghia, Ouzera, Bougara et Blida).
Dans son livre, René Guitton a publié une version tronquée de ce texte, où manquent trois annexes importantes faisant partie intégrante du document. Benhadjar consacre toute la première annexe à démontrer longuement l’implication des services secrets dans cet enlèvement. Il parle même des services « algéro-français », car, selon lui, les services secrets français ne pouvaient pas ne pas être au courant.
Dans un entretien accordé ultérieurement au site Internet d’information www.algeria-Interface.com, Benhadjar revient sur les conflits au sein du GIA et affirme que Djamel Zitouni a été tué par son groupe en juillet 1996 (« Ali Benhadjar raconte la guerre interne au sein du GIA », Algeria-Interface, 27 décembre 2001 [pièce n° 6]).
2. La personnalité de Djamel Zitouni
Un problème majeur concerne la personne de Djamel Zitouni, chef du GIA, auquel on attribue communément l’enlèvement et la mort des moines. Très vite après l’ascension de Djamel Zitouni à la tête du GIA (ou plutôt des GIA, éclatés en de multiples groupes), en octobre 1994, plusieurs observateurs s’étaient interrogés sur cet homme et sur l’authenticité de ses messages : comment un vendeur de poulets, sans instruction ni expérience de la guérilla, avait-il pu être propulsé à la tête de tous les groupes islamistes armés algériens ?
Zitouni ne peut pas avoir écrit lui-même les messages du GIA qui portent sa signature. Selon l’analyse d’un spécialiste en la matière du ministère de l’Intérieur belge, Alain Grignard (« La littérature politique du GIA algérien. Des origines à Djamel Zi-touni. Esquisse d’une analyse », in Facettes de l’Islam belge, Bruxelles, 1997 [pièce n° 7]), ils sont rédigés dans un arabe littéraire et érudit. Or Zitouni ne le maîtrisait pas. Adressé à la France et à son président, le communiqué n° 43 est truffé de contradictions. Après un long charabia prétendant démontrer la légitimité « religieuse » de l’enlèvement, le texte en arrive au concret : échanger les moines contre « des » prisonniers détenus en Algérie et en France. Mais un seul nom est cité, celui de l’un des fondateurs du GIA, Abdelhak Layaada (arrêté en 1993), détenu… en Algérie (sa libération avait également été exigée par les ravisseurs des trois fonctionnaires du consulat français le 24 octobre 1993 et par les auteurs du détournement, à Alger, d’un Airbus d’Air France, le 24 décembre 1994). De surcroît, les styles des communiqués n° 43 et n° 44 sont fort différents et il y a des contradictions entre les deux : le premier dit que le GIA ne veut pas négocier, mais le second affirme avoir exécuté les moines parce que la France avait interrompu les négocia-tions.
Toutes les sources disponibles confirment par ailleurs que l’avènement de Zitouni à la tête des GIA a été précédé et suivi de l’élimination de plusieurs émirs et qu’il a inauguré une dérive de ces groupes dans la violence aveugle, dont la dimension religieuse n’était qu’une façade (voir notamment les textes précités de Ali Benhadjar).
Selon plusieurs témoignages émanant à la fois d’anciens maquisards islamistes, dont Benhadjar, et d’anciens membres des forces de sécurité algériennes, ces dérives s’expliqueraient par le fait que Djamel Zitouni aurait été retourné dès le début de 1994 par le DRS et aurait ensuite agi selon les ordres de ses responsables, pour éliminer les maquisards islamistes non soumis au DRS et pour terroriser la population. Un important témoignage en ce sens a été présenté début juillet 2002, lors des audiences du procès en diffamation intenté devant la 17e chambre du tribunal correc-tionnel de Paris par le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense de 1990 à 1993, contre l’ex-lieutenant de l’ANP Habib Souaïdia, auteur du livre La Sale Guerre (La Découverte, 2001). Le verbatim complet de ces audiences a fait l’objet d’un livre, Le Procès de La Sale Guerre (La Découverte, 2002 [pièce n° 8]).
Ce témoignage sous serment est celui de M. Ahmed Chouchane, ancien capitaine de l’ANP, arrêté en mars 1992 et condamné à trois ans de prison pour « manœuvres subversives ». À sa sortie de prison, en avril 1995, M. Chouchane dit avoir été contacté par le chef de la DCSA (l’une des trois branches du DRS), le général Kamel Abderrahmane, et l’un de ses collaborateurs, le colonel Athmane Tartag, qui lui au-raient proposé de devenir l’adjoint de Djamel Zitouni à la tête du GIA, en lui préci-sant : « Zitouni, c’est notre homme » (voir Le Procès de La Sale Guerre, op. cit, p. 166-169). M. Chouchane a refusé et il est parvenu à quitter l’Algérie et à gagner la Grande-Bretagne, où il est aujourd’hui réfugié politique.
M. Chouchane a confirmé son témoignage dans un documentaire diffusé par
Canal + le 4 novembre 2002, « Attentats de Paris : on pouvait les empêcher » (pièce n° 9), où les journalistes Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard ont rassemblé d’autres témoignages accablants et concordants de militaires dissidents, affirmant que Zitouni était un agent du DRS, recruté par le général Kamel Abderrahmane pour contrôler les GIA.
Un ouvrage récent de M. Mohammed Samraoui, un ancien colonel du DRS (Chronique des années de sang Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Denoël, 2003 [pièce n° 10]), va plus loin en décrivant de façon détaillée comment une partie importante des groupes du GIA aurait été créée de toutes pièces par le DRS pour contrôler les islamistes et comment Djamel Zitouni aurait été catapulté à la tête du GIA par les militaires eux-mêmes.
En présence de toutes ces affirmations et hypothèses concernant la personnalité et le rôle de Djamel Zitouni et possédant ne fût-ce qu’une part de vérité, il est absolument essentiel d’ouvrir une enquête pour découvrir qui fut vraiment responsable de l’enlèvement et de la mort des sept moines de Tibhirine, d’autant plus que s’y ajoutent d’autres révélations troublantes.
3. Les révélations de Abdelkader Tigha
Abdelkader Tigha était un cadre du DRS, en poste au CTRI de Blida (l’antenne du DRS dans la 1re région militaire, connue pour être l’un des principaux lieux de torture et de liquidation extrajudiciaire des opposants) au moment de l’enlèvement des moines. Ayant quitté l’Algérie en 1999 pour demander l’asile politique en France, il fut orienté par les services secrets français vers Bangkok où, après avoir obtenu de lui les renseignements qu’ils souhaitaient, ils le laissèrent tomber. De la prison du Centre d’Immigration de Bangkok où il fut détenu durant quelques années, Tigha a révélé dans un article de Libération, en décembre 2002 de nombreux détails sur l’implication du DRS dans l’enlèvement des moines (Arnaud Dubus, « Un ancien militaire algérien révèle les circonstances du rapt et de l’assassinat des trappistes français en 1996 : les sept moines de Tibhirine enlevés sur ordre d’Alger », Libération, 23 décembre 2003 [pièce n° 11]).
Selon Tigha, qui sur ce point rejoint les révélations d’un autre militaire dissident, le capitaine Hacine Ouguenoune, dit Haroun (voir le documentaire cité, « Attentats de Paris : on pouvait les empêcher »), c’est le DRS qui a organisé l’enlèvement des moines. Après leur enlèvement, ils auraient été conduits au centre du DRS de Blida. Ils y ont été interrogés par Mouloud Azzout, un « terroriste des GIA » agent du DRS et bras droit de Zitouni ; puis ils ont été remis à celui-ci. Mais les rivalités au sein des GIA ont fait qu’un certain Hocine Besiou, alias Abou Mosaâb, exigea qu’ils lui soient transférés. Il eut gain de cause et emmena les moines dans la région de Bougara. Zitouni, dont l’autorité sur les GIA n’était pas unanimement acceptée, a dû céder.
La différence avec la version de Benhadjar est mineure : selon ce dernier, c’est Zi-touni qui a fait procéder à l’enlèvement par des groupes étrangers à la région ; selon Tigha, c’est le DRS qui aurait supervisé le travail de ces groupes, et les moines auraient été remis ensuite à Zitouni. L’histoire telle qu’elle est racontée par Tigha ne contredit rien de ce qu’on savait antérieurement et permet au contraire d’éclairer cer-tains points demeurés obscurs. Tout d’abord, le bras de fer entre Zitouni et une autre branche du GIA qui lui a raflé « ses » otages expliquerait le délai d’un mois avant que les ravisseurs ne fassent connaître leurs exigences. On comprend ainsi pourquoi l’émissaire Abdullah, lorsqu’il se présente à l’ambassade française, le 30 avril, remet une cassette qu’il dit avoir été confiée à Zitouni par un clan rival responsable de l’enlèvement ; on comprend surtout pourquoi Abdullah, au nom de Zitouni, demande aux Français de l’aider à libérer les moines comme il a été dit plus haut.
Si cette version des faits donnée par Tigha est juste, il semble bien que les responsables du DRS n’avaient pas l’intention de tuer les moines, mais de les forcer à quitter l’Algérie après les avoir libérés quelques jours après leur enlèvement, ce qui au-rait en outre servi à redorer le blason du DRS auprès des autorités françaises.
Depuis la rédaction de cet article de Libération, Abdelkader Tigha a pu quitter Bangkok et est toujours désespérément à la recherche d’un asile politique dans un pays quelconque. Une extradition vers l’Algérie signifierait pour lui une mort à peu près certaine. Par ailleurs, de nombreux contacts établis avec lui par diverses organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme et par des journalistes ont révélé qu’il sait beaucoup plus de choses qu’il n’en a publiées jusqu’à maintenant sur les circonstances de l’enlèvement des moines de Tibhirine et de leur détention jusqu’à leur mort. Si une enquête judiciaire a lieu, il sera un témoin de première importance — d’ailleurs l’un des rares qui n’ait pas encore été éliminé.
E. L’impérative nécessité d’une enquête judiciaire
Qui est responsable de l’enlèvement et de l’assassinat des moines de Tibhirine ? Du côté algérien, aucune enquête judiciaire n’a été faite ; en tout cas aucune dont les résultats aient été rendus publics. La thèse assez communément admise selon laquelle le seul responsable serait Djamel Zitouni, chef du GIA qui les aurait fait enlever pour des raisons de fanatisme religieux, n’est pas crédible, vu tous les doutes qui planent sur la personnalité de Zitouni et sur l’origine des deux messages qui lui sont attribués concernant les moines.
Étant donné que les sept moines victimes de ce drame étaient tous citoyens français, et parce que l’honneur de la France est en cause, puisque les services secrets français ont été impliqués dans une négociation qui a fait long feu et que, selon certains, ils auraient même été au courant de ce qui aurait été un faux enlèvement qui a mal tourné, les plaignants demandent à la Justice française de bien vouloir ouvrir une enquête judiciaire. Quels que soient les résultats de cette enquête, ils serviront la vérité et permettront de fermer un triste chapitre et de s’orienter vers un avenir que l’on espère meilleur pour les Algériens.
Les victimes étant de nationalité française, la loi pénale française est applicable en vertu des dispositions de l’article 113-7 du Code Pénal, et les juridictions françaises sont compétentes aux termes de l’article 689 du Code de Procédure Pénale.
Les sept moines de Tibhirine ont été victimes d’enlèvement et de séquestration puis d’assassinat, crimes prévus et réprimés par les articles 224-1 et suivants et 221-3 du Code Pénal.
C’est pourquoi, les faits incriminés justifient la présente plainte avec constitution de partie civile.
La famille LEBRETON et le Père Armand VEILLEUX de l’Ordre cistercien déposent donc plainte contre X des chefs susvisés, se constituant parties civiles entre vos mains, et offrant de consigner la somme qu’il vous plaira de fixer.
Fait à PARIS, le 9 décembre 2003
Signatures des plaignants
Liste des pièces jointes
Pièce n° 1 : premier communiqué du GIA
Pièce n° 2 : livre de M. John W. Kiser, The Monks of Tibhirine.
Pièce n° 3 : second communiqué du GIA
Pièce n° 4 : livre de M. René Guitton, Si nous nous taisons… Le martyre des moines de Tibhirine.
Pièce n° 5 : texte de M. Ali Benhadjar, « L’affaire de la mise à mort des sept moines en Algérie ».
Pièce n° 6 : interview de M. Ali Benhadjar, « Ali Benhadjar raconte la guerre interne au sein du GIA ».
Pièce n° 7 : texte de M. Alain Grignard, « La littérature politique du GIA algérien. Des origines à Djamel Zitouni. Esquisse d’une analyse ».
Pièce n° 8 : livre de M. Habib Souaïdia, Le procès de La Sale Guerre.
Pièce n° 9 : cassette vidéo du documentaire télévisé de MM. Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, « Attentats de Paris : on pouvait les empêcher ».
Pièce n° 10 : livre de M. Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes.
Pièce n° 11 : article de M. Arnaud Dubus, « Un ancien militaire algérien révèle les circonstances du rapt et de l’assassinat des trappistes français en 1996 : les sept moines de Tibhirine enlevés sur ordre d’Alger ».