Le mystérieux suicide du photographe qui enquêtait sur l’assassinat des moines de Tibéhirine


Le mystérieux suicide du photographe qui enquêtait sur l’assassinat des moines de Tibéhirine

Le Monde, 26 février 2004

La presse algérienne, elle, soupçonne Didier Contant, tombé du 7e étage d’un immeuble dans la nuit du 15 au 16 février, d’avoir été victime de pressions à cause de la thèse qu’il défendait sur ces crimes.
Ce grimpeur amateur à ses heures de loisir a-t-il vraiment cherché à se raccrocher au balcon du septième étage de l’immeuble parisien qu’il venait d’escalader, après une soirée très arrosée, chez une ancienne petite amie ? Ou a-t-il lâché ce qui le retenait à la vie, cette nuit du 15 au 16 février ? Didier Contant, ancien rédacteur en chef de la célèbre agence de photo Gamma, devenu journaliste et photographe indépendant, n’aurait en tout cas pas été poussé et s’est tué seul, ont établi les policiers de la brigade criminelle.

La disparition de cet homme de 43 ans, spécialiste des « coups » et des exclusivités, agite en tous cas vivement la presse algérienne, qui estime qu’il a été « poussé au suicide ». Didier Contant revenait d’Algérie, où il enquêtait sur l’assassinat des sept moines français de Tibéhirine, en 1996, sur lequel le parquet de Paris vient d’ouvrir une information judiciaire (Le Monde du 12 février).

Depuis qu’il avait quitté l’agence Gamma, en 2001, Didier Contant voyageait, « pigeait », racontait les derniers forts français au Sahara, cultivait ses réseaux d’amis. Il avait écrit une première enquête sur les moines de Tibéhirine, publiée dans Le Figaro Magazine, le 27 décembre 2003. Il s’était rendu une seconde fois en Algérie, début 2004 – sans ordre de mission de l’hebdomadaire, dont il est un collaborateur occassionnel – pour poursuivre ses investigations sur ce crime encore obscur de la guerre entre extrêmistes du GIA et forces de sécurité algériennes.

Le crime a toujours été attribué aux terroristes du GIA par les autorités algériennes. Mais de nouveaux témoins, comme Abdelkader Tigha, ancien membre des services de sécurité algériens, affecté à l’époque à Blida, contestent cette version des faits. Pour eux, la sécurité algérienne serait partiellement ou pas responsable des assassinats. M. Tigha, qui a fui son pays en 1999, s’est réfugié en Thaïlande et se trouve aujourd’hui dans un centre de rétention aux Pays-Bas dans l’attente d’un asile politique. Il avait affirmé à Libération en décembre 2002 que l’enlèvement des moines avait été organisé par la sécurité algérienne et que c’est à la suite d’un dérapage que les moines avaient été assassinés.

« TRÈS INQUIET DU COSTARD « 

Didier Contant, lui, n’était pas convaincu par cette thèse. Pour le Figaro magazine, il a fait témoigner il y a deux mois le jardinier du monastère : « C’étaient des terroristes. J’ai vu leurs mains. Des mains d’hommes qui vivent au maquis (…) La plupart portaient la barbe des islamistes. » Une version, souligne le photographe, qui « contredit totalement celle d’Abdelkadder Tigha ». Après un long silence, ce dernier a maintenu sa thèse à France-Soir, le 25 février, et se dit « disposé à travailler avec le juge Bruguière », qui instruit le dossier. M. Tigha ajoute que, « depuis -ses- premières déclarations, -il est- poursuivi par les services algériens ».

Selon Algeria Watch – un réseau de défenseurs des droits de l’Homme -, sa famille, qui réside toujours à Blida, auraient fait l’objet « récemment de menaces directes qui lui font craindre pour sa vie ». Problème : pour Algeria Watch, ces menaces sont notamment le fait d' »un journaliste français se réclamant du Figaro Magazine, Didier Contant ». Ce dernier s’est « présenté à elle, accompagné d’un journaliste algérien, M. Achouri. Ils lui ont dit enquêter sur l’affaires des moines (…), mais ils l’ont surtout interrogée sur une prétendue implication de son mari dans un trafic de drogue et de voitures ». Pour Algeria Watch, « Mme Tigha a très vivement démenti ces allégations mais elle en est restée très déstabilisée ».

Mis au courant de cette enquête, Jean-Baptiste Rivoire, journaliste à Canal+, qui penche plutôt pour la culpabilité des autorités militaires dans l’assassinat des moines, contacte le Figaro Magazine. Lundi 9 février, Paul Moreira, qui dirige le magazine « Lundi investigation », sur la chaîne cryptée, reçoit M. Rivoire et Didier Contant, qu’il connaît. « J’ai senti que ça se passait mal entre eux deux, J’ai voulu aplanir le malentendu. j’ai eu l’impression que Contant était un type aux abois », confie aujourd’hui M. Moreira.

« J’ai l’impression d’être suivi », répète en tout cas le photographe à son ami Serge Faubert, journaliste à Gamma, qui se souvient d’un homme « anormalement apeuré, très inquiet du costard qu’on essaie de lui faire enfiler, mais pas déprimé ». Le samedi, jour de sa mort, M. Contant laisse aussi deux messages à un ancien officier des renseignements gérénaux, devenu son ami. « Dis à tes collègues de venir me chercher, ils m’attendent en bas. De toute façon je fais que des conneries. »

Pour les titres francophones de la presse privée algérienne, Didier Contant a été victime de pressions françaises. « Le journaliste français Didier Contant poussé au suicide. Victime du  » qui tue qui ? » », titre ainsi El Watan, le 19 février. « Didier Contant se serait suicidé à la suite de fortes pressions de ses détracteurs. La huitième victime de Tibéhirine », annonce Le Matin du 23 février.

Le quotidien L’Expression du 22 février rapporte un appel téléphonique de M. Contant au co-auteur du reportage, M. Achouri, chef du bureau de magazine Liberté à Blida, accusant Canal+ et Me Patrick Baudouin, avocat de la fédération intrenationle des droits de l’homme (FIDH) et de la famille d’un des moines de s' »acharner » contre lui et de l’accuser de travailler pour les services de sécurité algériens. La chaîne cryptée a décidé de porter plainte pour diffamation en France contre ces trois quotidiens à fort tirage. Me Baudouin hésite encore.

Ariane Chemin et Jean-Pierre Tuquoi