Tibéhirine : mensonges d’Etat sur un massacre

Tibéhirine : mensonges d’Etat sur un massacre

Par JOSÉ GARÇON, Libération, 7 juillet 2009

En 1996, sept moines français sont retrouvés décapités, officiellement par les islamistes. Selon le témoignage d’un général français, ils auraient été tués par l’armée algérienne et Paris aurait gardé le silence.

Le témoignage d’un général français, ex-attaché de défense à Alger aujourd’hui en retraite, François Buchwalter, et la détermination du juge Marc Trévidic vont-ils contraindre Paris à sortir de son silence sur l’affaire la plus dramatique et opaque des relations franco-algériennes pendant la sale guerre de la décennie 90 contre les islamistes : l’assassinat en 1996 en Algérie des sept moines français de Tibéhirine attribué officiellement aux Groupes islamistes armés (GIA) ?

Les informations publiées hier par le Figaro et le site Mediapart relancent, à partir de témoignages difficiles à contester, la piste que la conjugaison de trois raisons d’Etat, en France, en Algérie et au Vatican dissimulent depuis treize ans : les trappistes ont bien été tués par l’armée algérienne au cours d’un ratissage. Mais il y a pire. Les services algériens seraient à l’origine de la mise en scène macabre attribuée elle aussi aux GIA : la décapitation des religieux dont, seules, les têtes ont été retrouvées sur une route proche de Médéa deux mois après leur enlèvement, pour mieux suggérer un crime islamiste. L’armée aurait en outre dissimulé les corps pour effacer tout indice susceptible de mettre en cause la version officielle.

Treize ans après, François Buchwalter soulage sa conscience au cours d’une audition le 25 juin par le juge Trévidic. Comme tous les agents des services français, cet ancien du SDECE puis de la DGSE avait noué des liens d’amitié avec certains de ses homologues algériens formés comme lui à Saint-Cyr. Peu après les obsèques des moines, l’un d’eux – dont il tait le nom pour d’évidentes raisons de sécurité – lui a révélé que son frère qui pilotait un hélicoptère lors d’une mission entre Blida et Médéa avait repéré un bivouac. C’était au plus fort de la guerre civile et la région était quasiment inhabitée. «Cela ne pouvait être qu’un groupe armé», raconte le pilote, chef d’une escadrille d’hélicoptères affectée à la 1re région militaire basée à Blida. Mitraillant le bivouac, les militaires auraient ensuite découvert qu’ils avaient notamment tiré sur les moines – qui avaient été enlevés deux mois avant -, ce dont ils ont prévenu le CTRI, l’antenne des services secrets algériens à Blida.

«C’est difficile pour moi [de parler] car c’est une chose dont on m’avait demandé de ne pas parler», raconte Buchwalter au juge Trevedic. «On»? Pour Paris, c’est la partie la plus accablante de l’audition. Car ce général avait rendu compte par écrit du mitraillage des moines au ministère de la Défense à Paris, à l’état-major des armées et à l’ambassadeur de France alors en poste à Alger, Michel Levêque. «Il n’y a pas eu de suites, assure-t-il. Ils ont observé le black-out demandé par l’ambassadeur.»

Qu’apporte l’audition du général Buchwalter?

L’audition de ce général en poste à Alger de 1995 à 1998 constitue une avancée significative sur un point précis de l’assassinat des religieux français: les circonstances de leur mort qu’Alger et Paris attribuent contre vents et marées aux islamistes des GIA. Venant d’une personnalité crédible, ce témoignage sous serment est aussi précis que serein. Il confirme que les moines n’ont pas été tués par les GIA mais par l’armée algérienne au cours d’un ratissage, que Paris avait d’ailleurs instamment demandé à Alger d’éviter pour ne pas mettre leur vie en danger. Les déclarations de Buchwalter ne constituent cependant pas à proprement parler une révélation, sinon sur un point capital: la loi du silence imposée par la France et son ambassadeur de l’époque à Alger, Michel Levêque. Plusieurs militaires dissidents algériens, Mohamed Samraoui et Ahmed Chouchane notamment, ont en effet mis en cause l’armée algérienne. Mais ce sont les révélations d’un déserteur, Abdelkader Tigha, qui seront les plus accablantes et contribueront à décider l’une des familles des moines à porter plainte. Publié par Libération, son témoignage affirmait avoir vu les moines arriver le 26 mars 1996, deux jours après leur enlèvement, dans une caserne de Blida qui fut le haut lieu de la manipulation des groupes islamistes en Algérie. Au lendemain de cette publication, Alger accusaitLibération de «relayer un complot contre l’Algérie».

L’autre confirmation de taille apportée par François Buchwalter touche à l’assassinat, deux mois après celui des trappistes, d’un autre religieux qui en savait sans doute trop sur cette affaire, Mgr Claverie, l’évêque d’Oran. «Il pensait à l’implication du pouvoir algérien», raconte Buchwalter. A l’époque déjà, nombre de responsables français admettaient en privé que le pouvoir algérien avait «autant d’intérêt que les islamistes à éliminer Mgr Claverie, mais que la sophistication de l’attentat faisait pencher en faveur de la première hypothèse».

Qui a mis en cause le pouvoir algérien?

Arguant de leur subjectivité, Paris a fermé les yeux sur les témoignages des dissidents militaires algériens. Reste que les informations impliquant Alger sont loin d’être nouvelles. Dès le 14 mai 1996, six semaines après le rapt des moines, Libération faisait état du «mystère et des questions» qui entouraient celui-ci sans qu’Alger y apporte un début de réponse, affirmant juste «être sur une bonne piste» à l’ambassadeur de France et à l’attaché militaire à Alger.

En réalité, les informations les plus troublantes sont venues du père Armand Veilleux, actuellement à la tête de l’abbaye de Scourmont en Belgique. Il fut dépêché à Alger par l’ordre des Cisterciens après l’enlèvement des moines. Il devra batailler ferme avec Mgr Teissier, l’évêque d’Alger et avec l’ambassadeur de France pour voir leurs corps à l’hôpital militaire. «Ce serait un déshonneur pour l’Algérie», affirmait l’ambassadeur qui sera le seul à pouvoir assister à la mise en bière et qui demandera à Armand Veilleux de «garder le plus grand secret» quand celui-ci finira par savoir que les cercueils ne contenaient que les têtes.

Depuis, Armand Veilleux s’est joint à la plainte de la famille de l’un des religieux et n’a cessé de dénoncer «trop de questions restées sans réponse» (Libération du 10 décembre 2003) ainsi que les incohérences officielles. Par exemple, comment les têtes des moines ont été retrouvées dans une zone que l’armée algérienne venait de passer au crible?

Le rôle des services secrets algériens

La vraie nature des GIA, l’un des groupes terroristes les plus opaques, et la personnalité de leur chef de l’époque, Djamel Zitouni, est au cœur de cette affaire. Au point qu’en 1996 déjà, Paris ne cachait ni son scepticisme sur l’autonomie des GIA à l’égard des «services» algériens, ni son irritation face à «l’absence de transparence» qui caractérisait l’attitude d’Alger (Libération des 24 et 25 mai 1996).

Tout indiquait en effet que Zitouni avait été retourné par les services secrets algériens au cours de la sale guerre de la décennie 90 qui s’est jouée dans des maquis où aucun journaliste étranger n’a jamais pu se rendre. Si des «combattants» ont alors beaucoup tué au nom de Dieu, il n’en est pas moins vrai que les services secrets algériens les ont aussi infiltrés, manipulés et instrumentalisés à grande échelle. Une situation décrite par l’ex-colonel dissident Mohamed Samraoui lors de son audition devant le tribunal qui jugeait à Paris, en 2002, une plainte en diffamation du général Nezzar, l’un des hommes forts du régime algérien. «Arrivé à un certain point, on ne maîtrisait plus les groupes qu’on avait constitués ou infiltrés, et comme il y avait plusieurs structures de sécurité qui en créaient, on ne savait plus à qui appartenaient ces groupes, si c’était ou non un groupe ami…Voilà la pagaille à laquelle on avait abouti.»
Ce rôle de Djamel Zitouni est aussi évoqué par l’ex-capitaine Chouchane auquel ses supérieurs avaient confié que Zitouni était «leur homme»…

Pourquoi Paris a-t-il caché la vérité?

La réponse est intrinsèquement liée à la nature des rapports franco-algériens où Paris sait tout, mais ferme les yeux pour ne pas les envenimer, par peur des islamistes, pour cause de concurrence avec les Etats-Unis et par crainte d’actions violentes sur le territoire français. Les points d’interrogation entourant les attentats de 1995 à Paris ont en effet laissé un goût amer aux dirigeants français.

Il sera cependant plus difficile de continuer à imposer la loi du silence après les déclarations du général Buchwalter. «C’est la confirmation de ce que nous disons depuis toujours : l’omerta a prévalu au nom de la raison d’Etat», déclarait hier Me Patrick Baudoin, qui entend réclamer les rapports envoyés à l’époque par Buchwalter au ministre de la Défense, au chef d’état-major des armées et à l’ambassadeur. L’avocat demande aussi les auditions d’Hervé de Charette, à l’époque ministre des Affaires étrangères, d’agents des services de renseignement français ainsi qu’une nouvelle audition de Michel Lévêque, alors ambassadeur à Alger et qui, en février 1997, fut nommé après sa retraite «ministre d’État» à Monaco.

Autre audition qui s’impose : celle de Jean-Louis Debré, ministre de l’Intérieur au moment des faits qui, mi-septembre 1995, avait affirmé à des journalistes que les services algériens étaient derrière les attentats de Paris… avant de démentir. Le président Sarkozy a souhaité hier que la justice «aille au bout de son travail».

Quel était l’intérêt d’Alger?

Les autorités algériennes, confrontées à une guerre où elles ne parvenaient pas à faire basculer la population en leur faveur, ont tout fait pour diaboliser les groupes armés, les manipulant pour tuer notamment intellectuels et journalistes. Des attentats ou des massacres ont aussi été souvent utilisés par les différents clans du pouvoir pour s’affaiblir mutuellement. Ou pour s’envoyer des «messages» sanglants.

Dans le chaos de cette guerre, les moines de Tibéhirine étaient par ailleurs devenus des témoins gênants à tous les niveaux. Gênants car leur monastère juché dans la Mitidja leur permettait de tout voir, de tout savoir des dessous de la guerre qui se déroulait dans cette zone à l’époque parmi les plus violentes du pays. Alger leur avait d’ailleurs «conseillé» fermement de partir.

Leur rapt les a rendus plus gênants encore. Nombre de responsables français de l’époque admettaient ainsi que les «autorités algériennes n’avaient objectivement pas intérêt à ce qu’ils sortent vivants». Très avertis de la situation, ils auraient pu donner de précieuses indications sur les questions qui demeurent en suspens : leur enlèvement résultait-il d’une manipulation après-coup de kidnappeurs islamistes ? S’agissait-il d’une opération montée dès le départ par les services secrets ? Que s’était-il passé pendant les deux mois de leur séquestration ? C’est précisément pour répondre à ces questions que Me Patrick Baudoin, avocat de l’une des familles, réclame la levée du secret défense.