Témoignage de Malik Medjnoun
Disparu du 28 septembre 1999 au 2 mai 2000
Témoignage recueilli par Me Rachid Mesli à la prison de Tizi-Ouzou, 9 mai 2000
J’ai été enlevé dans la rue prés de mon domicile à Tizi-Ouzou le 28 septembre 1999 à 8h30 du matin par trois hommes armés en civil au bord d’une R19 blanche. Ils m’ont menacé de leurs armes, tiré un coup de feu et m’ont embarqué de force dans leur véhicule devant tout le monde. J’ai tout de suite été emmené dans une caserne militaire à Tizi-Ouzou, je crois que c’était le secteur militaire.
Ils m’ont fait descendre avec des coups sans me poser de questions précises. Après avoir été battu, ils m’ont jeté dans le coffre arrière d’une voiture et après environ une heure de route, ils m’ont fait descendre sous les coups, les insultes et les menaces de mort. Je pensais qu’ils allaient me tuer sur place. J’ai su ensuite que j’étais à la caserne de la Sécurité militaire de Ben Aknoun à Alger.
Dès mon arrivée, j’ai été confié au capitaine Zakaria et son collègue qui s’occupent de la cave qui se trouve sous les cellules de la salle de torture.
Tout de suite j’ai été torturé sans interruption pendant 2 jours qui m’ont parus durer une éternité. On me posait des questions sur mon séjour en prison, sur les personnes que j’y avais rencontrées, si j’avais gardé des contacts, avec qui, et surtout sur une personne I.A. qui s’était enfuie à l’étranger, s’il m’appelait au téléphone, si moi-même j’avais l’intention de partir à l’étranger. Comme j’ai senti qu’ils ne me reprochaient rien de précis, j’ai repris espoir. Seulement les tortures ne se sont pas arrêtées. Tout y est passé: Les coups avec un manche de pioche sur toutes les parties du corps. J’ai eu dés le premier jour des côtes fracturées. Je n’arrivais plus à respirer et malgré cela ils m’ont fait subir le supplice du « chiffon » avec de l’eau salée. Après chaque évanouissement, dès que je me réveillais, ils recommençaient. Je ne savais plus si c’était un cauchemar ou bien l’enfer. Ensuite, pour me réveiller –m’ont-ils dit – ils ont commencé à me torturer à l’électricité qui provenait directement de la prise.
C’était horrible: Ils appliquaient des pinces sur toutes les parties de mon corps, les membres, les oreilles, le visage, le ventre, partout. Je ne comprends pas comment j’ai survécu à ces tortures. Je disais tout ce que je savais, mais leurs questions n’étaient pas précises, comme si eux mêmes ne savaient pas très bien ce qu’ils cherchaient à savoir.
Après ces tortures interminables, je me suis réveillé dans un cachot. Je ne sais pas combien de temps j’y étais avant de me réveiller, peut-être un jour, peut-être plusieurs. Je ne l’ai jamais su. J’entendais des cris qui provenaient de la cave à tortures, je crois que c’est cela qui m’a réveillé.
Lorsqu’on m’a apporté à manger, j’ai été battu par les gardiens, et lorsque j’ai terminé de manger j’avais encore plus faim qu’avant. J’ai compris tout de suite que c’était aussi une façon de nous torturer en permanence. Dès que je terminais ma ration, j’étais à la recherche de la moindre miette par terre, je mourrai de faim et au fur et à mesure je devenais squelettique.
Après les premiers jours je n’ai plus été torturé, mais bien sûr, comme tous les autres, j’ai été battu tous les jours au moment où on me faisait sortir aux toilettes. On avait droit à deux minutes chaque matin pour aller aux toilettes et cela sous les coups des gardiens. Les deux responsables des gardiens qui nous battaient le plus souvent, « Henni » et « Redouane » avaient un accent de l’est et nous battaient tous les jours.
Dans les cachots, il n’y a pas de toilettes, nous avions une petite bouteille en plastique pour uriner que nous vidions le matin.
Tous les jours se ressemblaient. Nous ne pouvions pas communiquer entre nous, mais après plusieurs mois, on finit par savoir certaines choses, les noms des gardiens, des officiers, sur les voisins, quand arrivaient des nouveaux. Mes voisins faisaient partie des « anciens ». Il y avait Abou Zakaria, un ancien parachutiste qui se trouvait là depuis plus de 2 ans et un autre de la Casbah qui s’y trouvait, je crois, depuis mars 1998.
Notre cave comportait 11 cellules et 2 salles. Elles étaient toujours pleines et il y avait beaucoup de militaires parmi nous.
La torture était quotidienne car il y avait toujours des nouveaux arrivants. Les cris ne s’arrêtaient jamais, ils faisaient partie de notre vie. Je m’y étais habitué, surtout que je me trouvais devant la porte de la cave où étaient situées les salles de torture.
J’ai passé ainsi plusieurs mois. Un jour, je n’ai pu me réveiller et me lever malgré les coups de manche et je crois qu’un médecin est venu me voir. Il a dit qu’il fallait m’évacuer, sinon je n’en aurais plus pour longtemps. Quelques jours après, je me suis réveillé dans une salle d’hôpital, j’étais sous perfusion de sérum. Je mangeais enfin à ma faim. J’ai su peu après que j’étais près de Blida dans un hôpital militaire. Un médecin est venu me voir, il a dit qu’il fallait que je sois bien nourri, qu' »ils avaient besoin de moi ». J’ai appris aussi que nous étions en février 2000. J’ai du rester environ un mois à l’hôpital. C’est là que j’ai connu Chenoui qui était comme moi de Tizi-Ouzou.
Je crois que nous avons été évacués ensemble de la caserne de Ben-Aknoun. Il ne parlait pas beaucoup et lui aussi était dans un sale état. Bien sûr que j’ignorais qu’il puisse y avoir un lien entre nous. On ne m’a jamais posé de questions à son sujet et il n’a pas paru me connaître lui non plus. Ce n’est qu’en prison que j’ai appris qu’il s’était rendu dans le cadre de la « concorde civile ». D’ailleurs il se trouve actuellement avec les prisonniers de droit commun comme tous ceux qui risquent avoir des problèmes dans le cadre « d’affaires islamistes ».
A Blida, nous avons été bien traités. Une fois « retapés » nous avons été ramenés à la caserne de Ben Aknoun. Cela devait être quelques jours avant qu’on nous présente au procureur de Tizi-Ouzou.
Durant ces jours, je n’ai été sorti qu’une seule fois, la nuit. Je n’ai pas été torturé, juste frappé et menacé de mort. C’est le capitaine Zakaria qui était le plus féroce, il demandait toujours aux gardiens de nous battre. Une fois, il m’a demandé si j’aimais Matoub Lounès, si j’aimais ses chansons. Il m’a demandé aussi « pourquoi t’appelle-t-on le petit Matoub? » Il avait l’air bien renseigné sur moi parce qu’on m’appelait effectivement ainsi. Lui-même était kabyle et il exigeait que je chante des chansons de Matoub.
On nous a présentés plusieurs fois devant le procureur de Tizi-Ouzou. La première fois c’était au nouveau Palais de justice à côté du commissariat central! Il y avait Chenoui et un repenti de Khemis el Khechna qui avait l’air de très bien connaître les officiers de la SM et que ceux-ci appelaient « El Hareth ». Le procureur nous a reçus, puis il a parlé en aparté avec Chenoui et « El Hareth ». J’ai appris qu’on était samedi le 4 mars 2000, je pensais qu’on était au mois d’avril.
Chenoui m’a dit qu’il connaissait ce procureur, car c’était devant lui qu’il avait été présenté lorsqu’il s’était rendu, en été dernier. A ce moment là, je ne savais qu’il y avait un lien entre lui et moi, d’ailleurs je ne savais pas ce qu’on lui reprochait au juste. J’ai remarqué que ma présence devait déplaire au procureur, je n’en connaissais pas la raison, aussi me suis-je dit que ce devait être en raison de la puanteur que je dégageais. Cela faisait plusieurs mois que je ne m’étais pas lavé! Ensuite j’ai remarqué que le procureur semblait parler de moi aux officiers, il leur a dit à mon sujet: « Emmenez-le celui-là! » Ils m’ont immédiatement descendu et enfermé dans le coffre de la voiture.
En fait, je me suis retrouvé quelques heures plus tard au secteur militaire de Tizi-Ouzou avec Chenoui. De là nous sommes repartis vers nos cachots de Ben Aknoun.
Deux jours plus tard, ce devait donc être le 6 mars 2000, nous avons de nouveau été emmenés à Tizi-Ouzou, devant le même procureur (en fait il devait s’agir du procureur général au niveau de la cour et président du « comité de probation »). Celui-ci a de nouveau fait des remarques me concernant, que je n’ai pas comprises puis on nous a emmenés au Palais de Justice au centre ville. Arrivés là-bas, on m’a mis dans le coffre d’une voiture et m’a sommé de ne surtout pas bouger. Après plusieurs heures quelqu’un est venu et m’a dit: « toi, c’est dommage pour toi mais c’est comme ça. » Après un voyage éprouvant toujours dans le coffre de la voiture, je me suis de nouveau retrouvé dans mon cachot. Je sentais que j’étais revenu seul et plus tard j’ai appris que ce jour-là, Chenoui avait été emmené à la prison de Tizi-Ouzou.
Mon cauchemar s’est encore poursuivi pendant presque deux mois. J’étais persuadé que je finirai mes jours dans ce cachot avec mes poux, ma peur, ma saleté et ma faim. Ce n’est que deux mois plus tard que j’ai de nouveau été emmené à Tizi-Ouzou, cette fois-ci directement vers l’ancien Palais de Justice. J’étais très curieux de savoir ce qu’on allait me reprocher et je pensais qu’ils allaient me reparler de ma première affaire ou me reposer les questions des officiers du DRS. J’étais heureux et sûr de moi. Je me disais qu’une fois arrivé devant la Justice, j’allais être tout de suite libéré. Je pensais même qu’on me dirait qu’il y avait eu erreur, qu’on me présenterait des excuses. Quelle ne fût ma surprise lorsque le procureur me dit que j’étais accusé d’avoir participé à l’assassinat de notre chanteur Matoub Lounes, que Dieu ait son âme. Je pensais même qu’il plaisantait et qu’il voulait seulement me tester et me faire peur avant de me libérer. Mais j’ai du constater qu’il était sérieux. Je lui ai dit que même les officiers du DRS ne m’avaient pas reproché ce crime, comment la Justice pouvait-elle le faire?
J’ai compris plus tard que Chenoui et moi avions le même dossier.
Voilà. Je n’ai même pas crié mon innocence parce que c’était tellement évident. Tout cela me fait l’effet d’une plaisanterie clôturant un cauchemar.