Nadia Matoub: « Je refuse la fatalité d’un crime impuni ! »

Nadia Matoub. Épouse du défunt chanteur Matoub Lounès

« Je refuse la fatalité d’un crime impuni ! »

El Watan, 26 juin 2007

Lors de l’attentat qui avait coûté la vie au chanteur Matoub Lounès, le 25 juin 1998, sa femme Nadia était à ses côtés. Touchée par une rafale de kalachnikov, elle a miraculeusement survécu à ses blessures. Dans cet entretien, elle dénonce les lenteurs de la justice et s’insurge contre les dérapages de l’instruction.

– Neuf ans après l’assassinat de Matoub Lounès, votre mari, où en est l’affaire sur le plan judiciaire ?

– L’instruction a été marquée par de troublants ratages, comme s’il s’agissait d’une simple formalité pour gagner du temps. Pour ne citer que quelques exemples, lorsque mes sœurs Farida et Ouerda, blessées lors de l’attentat, ont été auditionnées par le juge d’instruction en octobre 1998, elles ont affirmé avoir reconnu l’un des assassins, qui semblait être le chef du commando. Plus tard, elles l’identifieront sur des photos en possession des patriotes de Beni Douala, car c’est lui qui a tiré une rafale sur Lounès, mort, à bout portant. Mes sœurs ne seront pas convoquées pour confirmer leurs propos devant le juge. Plus curieux encore, l’assassin ne figure pas sur la liste officielle des dix inculpés rendue publique en décembre 2000 par le parquet de Tizi Ouzou. Par ailleurs, la justice n’a pas jugé utile de nous convoquer à temps, mes sœurs et moi, ni pour la reconstitution du drame le 7 juin 2000, ni pour le procès prévu pour le 20 décembre 2000, avant d’être reporté. Le procès, programmé une seconde fois pour le 5 mai 2001, a été renvoyé, selon le parquet de Tizi Ouzou « à la prochaine session du tribunal criminel dans le souci de préserver l’ordre public ». Depuis cette date, l’affaire est oubliée.

– Comment expliquez-vous ces dysfonctionnements de la justice ?

– Ce ne sont pas de simples dysfonctionnements. Il s’agit d’une volonté délibérée de fuir la vérité, de gagner du temps et d’enterrer l’affaire. On veut peut-être dissoudre le dossier dans le cadre de la « réconciliation nationale » entre le pouvoir et les islamistes. Une violation du droit et de la morale qu’aucun citoyen soucieux de justice et d’équité ne peut cautionner, car si le pardon est une haute valeur morale, encore faut-il que les criminels demandent pardon. Dans le cas de l’assassinat de Lounès, ils ne sont même pas identifiés, encore moins jugés. Pour éviter une réaction de la population, hostile à une telle issue, on joue sur le temps, jusqu’à la prescription légale du crime.

– Attendez-vous encore quelque chose de la justice ?

– Pour connaître la vérité et punir les coupables, il n’y a qu’une seule voie, c’est celle de la justice, même si, jusque-là, elle a failli. Il faut relancer l’instruction pour éclairer les zones d’ombre. C’est là un préalable majeur pour un procès régulier. Je réaffirme ma disponibilité, ainsi que celle de mes sœurs, à contribuer par nos témoignages à établir la vérité. Je rappelle que nous sommes des victimes survivantes du drame et des témoins oculaires. Cette façon d’occulter nos déclarations est révélatrice de la volonté de bâcler le dossier. J’ai l’impression que les magistrats se sont empressés, à chaque fois, de détourner le regard et de fuir la vérité. C’est pour cela qu’il faut soustraire la justice aux influences politiques et faire pression par tous les moyens pacifiques pour la pousser à agir dans un sens plus conforme au droit et à la morale. J’en appelle à toutes les personnes qui refusent la fatalité d’un crime impuni à faire entendre leur voix dans ce combat éthique. Je ne cherche pas la vengeance, je demande simplement la justice.

– Mais dans ce combat, vous semblez bien seule…

– Durant des années, j’ai été la cible d’attaques sournoises. J’ai été profondément blessée par toutes sortes de rumeurs que des gens malveillants ont colportées sur moi. On a tout fait pour discréditer mes propos, notamment depuis que j’ai émis des réserves sur la version officielle du drame. Mes rares interventions publiques n’ont pas été entendues. Neuf ans après, je regrette qu’on n’ait pas fait tout ce qu’il fallait pour faire éclater la vérité et obtenir justice. Je déplore qu’on ait passé tant de temps et gaspillé tant d’énergie dans des querelles accessoires, au détriment de l’essentiel. Après ces épreuves, j’ai pris du recul, même si les plaies sont toujours à vif. J’ai fini par admettre que Lounès est mort, même si je sens toujours sa présence à mes côtés. Si je ne fais pas dans le spectaculaire, les messages de soutien que je reçois chaque jour de ceux qui l’ont aimé et qui l’aiment encore, notamment les jeunes, me confortent dans ma quête de vérité et m’aident à tenir le coup. Dans ce combat pour la justice, c’est un soutien inestimable. Nous ne devons pas, également, oublier toutes les autres victimes qui nous interpellent pour que justice leur soit rendue. C’est là une condition incontournable pour reconstruire sur des bases saines et solides.

Arezki Aït Larbi