Code de la famille : constat d’échec
Une année après l’entrée en vigueur des amendements
Code de la famille : constat d’échec
Samia Lokmane, Liberté, 7 mars 2006
Ambiguïtés dans la formulation, absence de décrets d’exécution, zèle des magistrats sont autant d’obstacles qui empêchent l’application pleine et entière des modifications apportées à la loi de 1984.
Le 27 février 2005, le Journal officiel publiait la mouture revue et corrigée du code de la famille, discutée et adoptée cinq jours plus tôt par le Conseil des ministres. Les amendements introduits en vertu d’une ordonnance du président Abdelaziz Bouteflika avaient suscité des réactions très mitigées de la part des militantes féministes, et plus particulièrement des organisations de défense des droits de l’Homme. Qualifiées tantôt de caricaturales, tantôt de caritatives, les modifications, somme toute fragmentaires, étaient désignées comme des mesures d’urgence par le gouvernement, en attendant la refonte globale de la loi de 1984. La pression internationale, dont une demande insistante de l’Organisation des Nations unies à adapter la législation interne aux conventions internationales — ratifiées par l’Algérie —, a amplement motivé la décision du chef de l’État. Mais, intra-muros, les tiraillements entre les réfractaires au changement et les partisans de l’abrogation ont empêché de bouleverser l’ordre établi. “Ne me demandez pas davantage”, avait-il tranché lors de la célébration de la Journée internationale de la femme, le 8 mars dernier. Une année plus tard, il s’avère que même les concessions accordées à ses concitoyennes ont du mal à s’imposer. “Il faut du temps. En une année, il n’est pas possible d’évaluer l’application des amendements”, épilogue une avocate. Son optimisme tranche avec le pyrrhonisme de nombre des ses confrères. Des témoignages recueillis dans un tribunal grouillant, à la sortie d’audiences de divorce à huis clos, dans l’anonymat d’un centre d’hébergement associatif, dans le couloir glauque d’une mairie, par ouï-dire ou par confession révèlent que le statut des femmes est irrémédiablement mineur. À caractère très social, les amendements visent d’abord et surtout à la prémunir ainsi que ses enfants de la précarité, dans le cas où son conjoint décidait de se séparer d’elle. À cet égard, les juges ont démontré depuis une année qu’ils peuvent agir vite pour éviter aux mères divorcées le sort des vagabondes sur les grands boulevards. Des ordonnances sur pied de requêtes sont émises à leur faveur, obligeant les époux à mettre la main dans la poche. Pension alimentaire et loyer leur sont imposés avant même que le divorce soit prononcé. 5 000 dinars de mensualité ouvrent-ils droit à un logement pour autant ? Devant la défection des époux, il est question que l’État leur supplée en piochant d’un fonds spécial dont la mise en place figure parmi les nouveaux articles du code de la famille. À ce jour, personne n’en a entendu parler. Comme nul n’est au courant du sort de ces nouvelles arrivantes dans le centre d’accueil de SOS-Femmes en détresse. Certaines ont eu le malheur de tomber sur des magistrats déphasés ou uniquement attentifs à leur propre jugement. Leur condition vient d’une mauvaise assimilation des modifications doublée quelquefois d’une résistance à les appliquer. L’augmentation des opportunités données aux femmes de demander le divorce se heurte souvent à leur refus déguisé. Il faut que le juge soit persuadé que la demanderesse a raison de se libérer de l’emprise de son mari pour l’affranchir. Dans le cas contraire, il lui est plus facile de monnayer son divorce, à travers le kholaâ. De son côté, le mari n’a aucunement besoin de payer ou de prouver quoi que ce soit pour dissoudre son mariage. Le divorce étant encore une formalité pour lui, le recours à cette issue est en hausse incessante. Partout où il va, l’homme a raison, car il détient le pouvoir dans le couple. Bien que la tutelle parentale soit légalement partagée par les époux en vertu d’un énième amendement dans le code de la famille, la mère est une figurante. De nombreux services, dont les daïras refusent de lui reconnaître la qualité de tutrice à part égale, soit pour la délivrance de passeports pour ses enfants, soit pour l’émission d’autorisation de sortie à l’étranger pour les mineurs ou encore une hospitalisation pour une intervention chirurgicale. Cet état subalterne, qui colle à la femme comme une fatalité, la poursuit depuis la conclusion de son mariage. Sujette à grande controverse, la suppression de la tutelle matrimoniale fait encore des vagues. Ayant opté pour le compromis, le président Bouteflika a fait en sorte que le rôle du tuteur ne soit plus l’exclusivité du père et se limite à une simple présence devant l’officier d’état civil. Or, il y a encore des maires qui ordonnent que le géniteur donne son accord. Certains transforment le certificat médical en attestation de virginité. Quelques-uns pratiquent encore le mariage par procuration… En somme, chacun voit midi à sa porte sauf les femmes qui ne voient rien venir.
Samia lokmane
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Nadia AÏt ZaÏ, juriste et présidente du collectif Égalité-Maghreb 95
“Les juges ne comprennent pas les amendements”
Par : Samia Lokmane
L’universitaire qui est également responsable du Centre national de défense des droits de la femme et de l’enfant, déplore la résistance de certains juges et fonctionnaires de l’état civil au changement.
Il y a une année, au lendemain de la publication des amendements du code de la famille, Nadia Aït Zaï, enseignante à la faculté de droit, à l’Université d’Alger, s’exprimait sur leur teneur. Les qualifiant de flous, elle estime aujourd’hui que cette ambiguïté compromet la mission des magistrats qui, à cause d’une mauvaise compréhension des modifications, sont dans l’impossibilité de les appliquer.
Par ailleurs, la frilosité politique qui a prévalu dans la révision de la loi de 1984 est la même qui distingue certains juges passéistes. “Une loi ne peut pas se conformer à une mentalité rétrograde”, commente la juriste. Tutorat matrimonial et parental, conclusion du mariage, polygamie, divorce… Les changements en vigueur depuis le printemps 2005 ont du mal à trouver écho auprès de ceux chargés de leur exécution. Quelquefois , les agents de l’état civil et les magistrats font du zèle et les appliquent selon convenance. La présentation du certificat médical étant devenu obligatoire dans la conclusion du mariage, des élus ont profité de l’aphasie de cette disposition pour lui inventer d’autres vertus, d’ordre moral. Ainsi, à la place du certificat de bonne santé des fiancés, il est réclamé de la femme un certificat de virginité. “Cette pratique est courante, notamment à l’ouest du pays. Cela conforte les parents dans la qualité du produit à vendre. C’est presque un certificat d’authenticité”, ironise Mme Aït Zaï. Considérant l’attestation de bonne santé comme salutaire dans la construction de la famille, elle réclame qu’elle soit “définie dans son contenu”. “Nous nous engageons pour avoir des enfants saints”, stipule la juriste. Cette tendance des maires à suppléer aux aspirations des futurs époux se vérifie également dans l’obligation signifiée par certaines APC à la présence du père de la mariée en qualité d’unique tuteur valide. “Le ministère de la Justice doit envoyer une circulaire d’explication aux mairies”, préconise Mme Aït Zaï. Rappelant la modification apportée à ce propos, elle indique que “dans la nouvelle loi, le tuteur a changé de fonction. Il devient comme un second témoin. En revanche, il a donné force au consentement des époux”. La résistance des élus au changement ne date pas d’aujourd’hui. Notre interlocutrice révèle que le recours au mariage par procuration est encore en vigueur dans quelques endroits alors que l’article l’autorisant a été abrogé. “Malheureusement, les femmes ne connaissent pas leurs droits et les changements intervenus dans les textes”, déplore Mme Aït Zaï. En sa qualité de présidente du collectif Égalité-Maghreb 95 et responsable du Centre national de défense des droits de la femme et de l’enfant, elle milite pour une meilleure prise de conscience féminine, afin de combattre les préjugés. Des ateliers d’information et des guides de vulgarisation sont au cœur de ses projets. Cependant, hormis certaines catégories sociales et au-delà des frontières des grandes villes, il est peu probable que le message arrive. Considérée comme la plus grande transformation intervenue dans le code de la famille, l’ordre donné aux maris d’octroyer un logement à leurs ex-épouses, ayant la garde des enfants existe dans la mouture de 1984. “En principe, la femme doit être maintenue dans le logement conjugal jusqu’à la mise à sa disposition d’un logement”, affirme Mme Aït Zaï. Dans les faits, des mères divorcées sont encore jetées à la rue. “Les juges n’ont pas été assez sensibilisés. Pour les problèmes de logement et de pension, la possibilité leur a été donnée de statuer par une ordonnance à pied de requête. Ceci, en attendant que le juge du statut personnel prononce le divorce”, explique l’universitaire. Outre l’incompréhension et les préjugés, la peur est la troisième entrave à l’exécution des amendements. Cette crainte est exprimée, notamment, par les services consulaires pour la réception des demandes d’établissement de la nationalité algérienne au profit des enfants d’Algériennes mariées à des étrangers. La modification-révolutionnaire-apportée au code de la nationalité prévoit cette disposition. Or, d’après Mme Aït Zaï, des agents consulaires refusent de l’appliquer, sous prétexte qu’ils n’ont reçu aucune instruction d’Alger.
S. L.
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Elles ont trouvé refuge à SOS-Femmes en détresse
Les victimes oubliées du code de la famille !
Par : Souhila Hammadi
En instance de divorce, Fatiha est chassée, avec ses huit enfants, du domicile conjugal. Sonia attend toujours que son divorce soit prononcé. Nazha, issue d’un mariage religieux non enregistré à l’état civil, réclame un nom.
Trois femmes de différentes générations. Trois destins semblables dans le malheur. Un malheur arrivé fatalement par la bêtise des hommes et l’incongruité du code de la famille, pourtant révisé l’année dernière. Elles se sont toutes les trois réfugiées au centre SOS-Femmes en détresse, le temps qu’elles sortent du tumulte des procédures judiciaires et qu’elles surmontent le traumatisme psychologique dont elles souffrent inexorablement. Elles nous ont exposé leur tragédie personnelle en nous priant de préserver leur anonymat. “Nous ne voulons pas avoir de problèmes avec nos familles”, expliquent-elles. Sonia avance sur ses 30 ans. Née de parents inconnus, elle est adoptée par une famille au revenu moyen, dans un douar isolé d’une ville de l’est du pays. “Je n’étais pas très à l’aise chez mes parents adoptifs. Dès que j’ai reçu une demande en mariage, j’ai accepté immédiatement”, raconte-t-elle. “Une semaine après le mariage, mon mari m’a battue à mort. J’ai alors découvert qu’il était déjà marié, père d’un enfant et toxicomane.” Elle s’est battue alors pour que son mariage soit enregistré à l’état civil. En vain. Un soir, son conjoint lui propose de se rendre, avec lui, à Oran pour vendre du haschich. “Au départ, je n’avais pas compris. J’ai raconté ce fait à mon frère adoptif. Il m’a ordonnée de retourner sur-le-champ chez mes parents.” Sonia est restée, dans le domicile conjugal, deux mois durant lesquels elle a subi les pires sévices corporels. “J’habitais dans un douar très conservateur. Le retour d’une jeune mariée chez ses parents est mal vu. J’ai quitté le village pour ne plus souffrir des commérages.” Assistée par les juristes du centre d’accueil, elle saisit la justice pour la reconnaissance légale de son mariage. “Le juge a rendu un verdict en ma faveur. Aussitôt, j’ai engagé une procédure de divorce.” Sonia est déterminée à prendre sa vie en main : “Je ne retournerai jamais dans ma ville natale. Je suis brodeuse. Je trouverai un travail.” Les amendements apportés au code de la famille ont quelque peu simplifié la situation de Sonia.
Fatiha (47 ans) et Nazha (19 ans) sont beaucoup moins gâtées par les nouvelles dispositions, consenties par le président de la République dans la loi de 1984. Depuis le mois de juillet dernier, Fatiha et ses huit enfants sont, encore une fois, chassés du foyer par le père de famille. “Il nous a mis dehors une dizaine de fois en quatre ans. Il joue, devant le juge, la comédie du père et du mari qui regrette son geste et réclame sa famille. Dès que nous retournons à la maison, il nous impose à nouveau l’enfer. Il me battait et me harcelait psychologiquement. Il s’en prenait aux enfants.” Parce qu’elle ne voulait pas abandonner ses gosses, les parents de Fatiha lui ont fermé la porte de leur maison. “Nous avons été hébergés, pendant quelques jours, chez des amis, puis nous avons loué des chambres d’hôtel. Quand l’argent a manqué, nous sommes venus au centre SOS-Femmes en détresse.” Le cas de Fatiha est assez révélateur de l’impossible application de l’article du code de la famille, stipulant que “le domicile conjugal revient de droit à la femme divorcée ou en instance de divorce ayant la garde de ses enfants”. Si l’époux se déclare sans ressources, le juge ordonne la cohabitation des deux conjoints. Une solution irrationnelle dès lors que la vie à deux est déjà totalement compromise. “Je ne peux pas retourner vivre sous le même toit que mon mari. Il redeviendra violent envers moi et les enfants. J’ai peur que l’un de mes aînés ne commette un crime”, explique Fatiha. “Nous avons discuté avec lui. Il a demandé que sa famille réintègre la maison. Mais il ne nous inspire pas confiance”, reconnaît Mme Koudjil, l’une des responsables du refuge. Fatiha est désespérée. Elle n’entrevoit aucune issue heureuse à ses problèmes conjugaux. “Les lois ne nous protègent pas. Il suffit que mon mari dise qu’il ne veut pas divorcer pour que le juge m’exhorte à retourner au domicile conjugal et ferme mon dossier”, se plaint-elle en nous montrant la photo de son fils aîné. “Il a 25 ans. Il est dans la rue depuis des mois. J’ai peur pour lui.” Elle quitte la pièce, accablée par son malheur.
Nazha arrive aussitôt. “Vous voulez bien parler de mon cas ? Moi aussi je suis victime du code de la famille.” La jeune fille est née d’un mariage religieux qui n’a duré que quelques mois. Elle n’a jamais été inscrite à l’état civil. Dès son plus jeune âge, elle devient la pierre contre laquelle son père aiguise ses rancœurs et ses colères. “Des années durant, ma grand-mère a exigé de lui qu’il me reconnaisse légalement. Il a refusé. Il était violent avec moi et tellement tendre avec ses autres enfants. Ma mère ne veut pas de moi non plus. D’ailleurs je ne me souviens pas d’elle. Elle a été répudiée juste après ma naissance.” À l’âge de 15 ans, Nazha est mise dehors, en pleine nuit, par celui qui lui a donné la vie. Elle a erré dans les rues désertes comme une âme en peine. Un automobiliste lui propose de l’héberger chez lui pour la nuit. Il tente d’abuser d’elle. “Je me suis dégagée de son emprise. J’ai sauté de la fenêtre de la salle de bains.” Soignée à l’hôpital pour de multiples fractures, elle est hébergée, pendant huit mois, à Diar Errahma de Béjaïa. Elle est ensuite ballottée entre le centre de rééducation des mineurs de Sétif et de Batna, avant d’être internée à l’hôpital psychiatrique de Joinville à Blida. “Pendant trois ans, j’ai subi le traitement réservé aux fous, alors que j’étais saine d’esprit.” Une femme, admise dans cet hôpital pour une dépression nerveuse, a été sensible au drame de Nazha. Elle alerte les responsables de SOS-Femmes en détresse. Ces dernières accomplissent les démarches administratives pour libérer la jeune fille de sa geôle. “Je veux juste qu’on me donne un nom. N’importe lequel, pourvu que j’aie des papiers d’identité”, implore l’adolescente sans grand espoir. Le code de la famille ne dispose d’aucun article à même de mettre un terme aux drames induits par les mariages religieux.
Souhila H.
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Le centre d’écoute saturé
Un millier d’appels en un an
Par : Souhila Hammadi
“Nous aurions souhaité que les amendements introduits dans le code de la famille sécurisent davantage les femmes. Ce n’est pas le cas”. Le constat de Mme Sabrina Ouared, responsable du centre d’écoute SOS Femmes en détresse, qui reçoit un millier d’appels par an, est amer. La révision de la loi de 1984 n’a nullement mis à l’abri les femmes victimes de violences conjugales, ni consolidé leurs droits. Le nombre d’appels des épouses maltraitées ou victimes de divorce abusif, répudiation, non- paiement de la pension alimentaire… n’a pas baissé depuis l’entrée en vigueur, le 28 février dernier, des nouvelles dispositions du code de la famille. Le taux des appels dénonçant les brutalités du conjoint a augmenté de 47% en 2004 à 55% en 2005. Celui des tourments induits par le code de la famille a légèrement fléchi, passant de 23% en 2004 à 21% en 2005. “La baisse n’est pas significative. La tendance est donc à la stabilité.” Conclusion : la condition féminine en Algérie ne connaît guère de bouleversements notables dans le sens positif du terme, évidemment. “Si les procédures en référé se passent relativement bien, l’application du code de la famille bloque au niveau des institutions (APC et daïra, ndlr), parce qu’elles ne sont pas destinataires de textes d’application explicitant les nouvelles dispositions, notamment en matière de la pleine tutelle et du domicile conjugal accordés systématiquement à l’épouse divorcée ayant la garde de ses enfants”, rapporte notre interlocutrice. Elle précise que les femmes ne sont pas protégées contre la malhonnêteté de leurs maris, qui ne déclarent pas leur revenu pour échapper à la contrainte de garantir un toit à leur famille. “On parle de la création d’un fonds d’aide aux femmes divorcées. Mais nous ne savons pas comment sera alimenté ce fonds et par qui. Il est aberrant que le contribuable paye pour l’irresponsabilité de certains hommes”, suggère-t-elle. Mme Ouared regrette que les amendements du code de la famille soient obscurs et ambigus. “Souvent, la situation est laissée à l’appréciation du juge. C’est dommage.”
S. H.
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Divorce
Une journée au tribunal de Sidi-M’hamed
Par : Nabila Afroun
Dimanche 26 février, il pleut à torrents. Il fait froid. Un froid qui a gelé la relation des couples, convoqués ce jour-là au tribunal de Sidi-M’hamed par la chambre du statut particulier. Ils sont des dizaines à se succéder devant le juge pour une ultime tentative de réconciliation (les audiences consacrées au divorce se déroulent à huis clos). Le hall de la cour d’Alger ressemble à une ruche d’abeilles bourdonnantes. Les robes noires se mêlent à une foule d’anonymes qui arpentent les couloirs en quête d’un relevé du casier judiciaire, du certificat de nationalité… et aussi de conjoints en instance de divorce. Pas moins de 116 dossiers seront traités en ce jour.
Dans la salle d’audience n°2, l’assistance est si nombreuse qu’il est difficile de trouver une place assise. La plupart des bancs sont occupés par des femmes, certaines emmitouflées dans leurs manteaux, d’autres en majorité voilées. Elles attendent patiemment leur tour, alors que les hommes font les cent pas, grillant cigarette sur cigarette. Dossiers 680, 681, 682… ; aujourd’hui toutes ces personnes n’ont plus vraiment de noms, mais juste un numéro que le greffier a bien voulu leur attribuer et par lequel elles seront appelées à la barre. Les absents auront tort car leurs dossiers seront reportés systématiquement. 9h tapantes, la présidente de la cour rejoint son siège, portant sous le bras un tas de dossiers. “Affaire 695”, annonce-t-elle. Aussitôt deux avocats se précipitent à la barre. S’ensuit un dialogue de cinq minutes, et la présidente passe à l’affaire suivante. Pendant tout ce temps, au fond de la salle, un homme et une femme s’épient. Sans proférer le moindre mot, ils s’échangent des regards furtifs où se lisent du ressentiment et de l’amertume. À peine les avocats ont quitté la barre que le couple accourt vers eux pour s’enquérir de l’évolution de leur affaire, en instance depuis 2005. “Alors, la magistrate veut bien me divorcer de lui. Qu’a-t-elle dit ?” s’impatiente Nassiba. Son avocate lui explique qu’elle requiert la réconciliation ou le kholâa (achat de la liberté). “Impossible. Plutôt mourir que de me remettre avec lui. Les médecins ont établi qu’il est schizophrène, mais il refuse de suivre le traitement qui lui a été prescrit”, sanglote la jeune femme visiblement effondrée.
Modéliste, Nassiba a subi toutes sortes de violence : harcèlement moral, coups de poing, tentative de meurtre… Elle a tout supporté en bonne fille de famille comme lui ont recommandé ses parents, lesquels n’ont jamais été d’un grand secours : “Il faut être patiente, il ne faut pas provoquer ton mari.” “Mais un jour après une bagarre très violente où mon mari armé d’une hache a tenté de me tuer, j’ai décidé de quitter le domicile conjugal et de déposer une plainte”, raconte la jeune femme, âgée de 27 ans.
Blessée dans sa chair et dans sa dignité, Nassiba n’a qu’un désir : se libérer de son tortionnaire. Même si les certificats des médecins attestent des violences physiques qu’elle a subies, au regard de la loi Nassiba doit payer sa liberté. Une somme de 100 000 dinars et le remboursement de sa dot de 50 000 dinars lui sont réclamés.
Elle devra hanter pendant des mois le palais de justice afin d’obtenir le droit, pour elle et son enfant, au logement conjugal et le paiement d’une pension alimentaire que le mari ne versera certainement jamais, puisqu’il prétend être au chômage.
Le dossier 3 130 est un vrai casse-tête judiciaire. Comment Lila peut-elle demander à sa belle-famille de reconnaître leur petit-fils si, au regard de la loi, elle n’a jamais été mariée ? Comble de malchance, l’imam qui a béni son union est devenu sénile. “Je sais que l’imam a été menacé par ma belle-famille afin qu’il ne témoigne pas en ma faveur. Elle ne veut pas que mon enfant hérite de son défunt père”, nous confie-t-elle. Lila a fait l’erreur de se marier sans acte. Deux mois après son union, son époux décède des suites d’un accident de voiture, la laissant enceinte : “Une semaine après l’enterrement de mon mari, ma belle-famille m’a intimé l’ordre de quitter le domicile conjugal.” Ils ne lui ont pas laissé le temps de faire son deuil. “Je suis sa femme et je porte son enfant, ai-je rétorqué dans un sursaut de dignité”, se rappelle la malheureuse. “Je ne veux pas d’héritage ni d’argent. Je veux juste que mon fils porte le nom de son père.” Âgé de trois mois, Fouad est considéré comme un enfant illégitime, au regard de la loi, puisque ses grands-parents lui dénient le droit d’une reconnaissance légale.
Chaque dimanche, lundi et mercredi, le tribunal de Sidi-M’hamed vibre au gré des affaires de divorce, de véritables drames humains qui ne semblent jamais en finir, malgré les timides amendements introduits dans le code de la famille.
Nabila Afroun
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Enregistrement du mariage
Le certificat médical, une formalité et des interprétations
Par :Wahiba Labrèche
En l’absence de textes exécutifs, les administrations peinent à interpréter la disposition relative au certificat médical, une pièce exigée pour inscrire un mariage à l’état civil.
Si le problème du tutorat, qui se posait de façon percutante, est partiellement réglé depuis l’entrée en vigueur des nouveaux amendements du code de la famille, les administrations trouvent beaucoup de mal à interpréter la disposition relative au certificat médical, en l’absence de textes exécutifs, une pièce exigée pour inscrire un mariage à l’état civil. Outre les cartes d’identité et les actes de naissance, les couples sont obligés, depuis une année, à fournir un certificat médical. Un document qui laisse perplexes aussi bien les couples que le personnel des services de l’état civil.
Cette situation a conduit la plupart des responsables de ces services dans les différentes communes de la capitale à l’assimiler à un certificat de bonne santé.
“Pour nous, le certificat médical mentionné dans le Journal officiel est un certificat de bonne santé”, explique Mme Tafet du service de l’état civil de la mairie de Bourouba. Notre interlocutrice précise que le document doit être délivré par un médecin assermenté. “Les couples n’ont aucune difficulté à l’avoir.” Les mêmes explications nous seront fournies dans les différents services de l’état civil des APC de la capitale, notamment celle de Bab El-Oued. Le certificat médical est considéré comme une condition de conclusion d’un mariage civil, afin d’éviter les maladies génétiques, consanguines et celles sexuellement transmissibles. Il n’en demeure pas moins que ce type d’examen n’est pas systématique en Algérie (il faut l’accord d’une commission rogatoire qui se réunit deux à trois fois par an, pour effectuer les analyses génétiques). M. Mehdi, responsable de l’état civil de l’APC d’El-Mouradia, souligne le fait que les agents des services de l’état civil n’ont pas la compétence requise pour déchiffrer les rapports médicaux et déceler par là même l’existence de problèmes particuliers. “Même si le médecin fait un rapport détaillé sur l’état de santé du patient, qui jugera de l’aptitude d’un des époux au mariage”, affirme-t-il. Il indique que dans sa mairie, la fameuse pièce n’est donc pas exigée. “Il est vrai que la loi exige un certificat médical, mais aucune explication n’est apportée à ce sujet. C’est pourquoi nous attendons les textes exécutifs du ministère de l’Intérieur avant de mettre en application cette disposition”, explique M. Mehdi. Selon lui, cette mesure est absurde.“Il est inconcevable de demander aux époux les mêmes certificats que ceux qu’on exige pour faire du sport ou pour passer le permis de conduire.”
Si la législation ne précise pas avec exactitude la nature du certificat et le type d’examens que les futurs époux devraient subir, beaucoup d’interrogations restent sans réponse quant à la nécessité d’un document qui ne règle pas les nombreux problèmes que connaît la société algérienne, notamment les maladies liées à la consanguinité, les maladies sexuellement transmissibles et les maladies mentales. Sans oublier que la tradition, qui fait office de loi chez nous, veut que les actes de mariage ne soient demandés qu’une fois le mariage consommé, c’est-à-dire après la fête.
Concernant le tutorat, notre interlocuteur indique que la loi est très claire : la présence du père n’est pas exigée aux couples âgés de 19 ans et plus. Une autorisation, délivrée par le président d’un tribunal, est réclamée aux mineurs.
Wahiba Labreche
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Application des nouvelles dispositions
Recrudescence des mariages religieux
Par : Nabila Afroun
“Les mariages religieux (mariage par la “Fatiha”) sont en croissance suite à l’amendement de l’article 8 du code de la famille concernant la polygamie”, révèle un magistrat du tribunal d’Alger. Les nouvelles dispositions obligent le mari à avoir le consentement de l’épouse pour pouvoir en prendre une seconde. Une condition que des hommes contournent en ayant recours au mariage religieux sans acte. “Durant les deux mois écoulés, le tribunal de Abane- Ramdane a enregistré 31 demandes de reconnaissance de mariage”, confie le juge.
Si l’amendement du texte concernant la polygamie évite à la femme d’avoir la désagréable surprise de partager son mari, et dans la plupart des cas le domicile conjugal avec une nouvelle venue, le texte complique la situation. “Si les choses continuent ainsi, nous n’aurons pas seulement à nous prononcer sur la légalité des unions, mais également sur la légitimité de la descendance et les conflits d’héritage. Depuis le début de l’année, 21 demandes de reconnaissance d’enfants ont été déposées au niveau du tribunal”, déplore davantage le magistrat. La réquisition de moyens lourds, comme le recours à des analyses sanguines, la convocation de l’imam qui a officié le mariage religieux et des témoins se révèle être un véritable parcours du combattant. Le pire étant que la cérémonie de la “Fatiha” a rarement de traces car nombreux sont les imams qui ne tiennent pas de registres.
En revanche, les registres des greffes sont noircis par les jugements de divorce en croissance inexorable. Au tribunal d’Alger, une nouvelle session a été ouverte le mercredi pour dégorger celles qui sont tenues dimanche et lundi. “Rien que pour la commune de Sidi M’hamed, 132 demandes de divorce ont été formulées pour les mois de janvier et de février 2006 durant lesquels 105 dissolutions de mariage ont été prononcées. La majorité des divorces est due à des violences conjugales et à des problèmes de logement”.
N. A.
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Adlène Bouchaïb, avocat, à Liberté
“Le nombre de divorces a augmenté”
Par :Wahiba Labrèche
Pour cet avocat, les droits des conjoints dans la dissolution de leur union sont toujours illégaux. Les hommes ont toujours facilité à obtenir le divorce en dépit de l’introduction de dispositions dissuasives comme l’octroi d’un logement ou d’un droit de bail à la femme ayant la garde des enfants.
Liberté : Comment évaluez-vous l’étendue des changements intervenus dans la gestion des affaires familiales, notamment le divorce depuis l’amendement du code de la famille ?
Adlène Bouchaïb : Dans les cas de divorce, il n’y a pas de changement notable. Quand l’homme demande le divorce, il l’obtient automatiquement alors que la femme doit prouver qu’elle a subi des préjudices pour avoir l’accord du juge. Les dispositions en vigueur avant l’amendement du code de la famille fixaient les conditions à cinq (défaut de paiement de la pension alimentaire, refus du mari de partager la couche conjugale, son infirmité, sa condamnation à la prison ou son absence pendant plus d’un an). Deux autres raisons (un préjudice légalement reconnu ou une faute morale gravement répréhensible) ont été rajoutées à la loi. Mais dans la pratique, rien n’a changé.
Pourquoi les choses sont restées en l’état ?
Considérant que la femme ne peut pas obtenir le divorce sans l’accord du juge, celui-ci doit être convaincu de la gravité du préjudice qu’elle a subi (des violences notamment) pour mériter sa liberté. Ce qui relève exclusivement de son libre arbitre.
Avez-vous noté une résistance des magistrats à appliquer les modifications de loi ?
D’une part, il y a des règles que le juge doit respecter. D’autre part, il jouit d’un pouvoir discrétionnaire qui l’autorise à prendre les décisions qu’il veut. Cependant, certains font preuve de flexibilité. Par exemple, il y a des femmes qui arrivent à obtenir des dommages et intérêts si elles considèrent qu’elles ont fait l’objet d’un divorce abusif. Dans le cas du kholaâ, les femmes achètent plus facilement leur liberté. Même si beaucoup refusent de payer.
L’octroi d’un logement à la mère divorcée, ayant la garde de ses enfants, est-il systématisé ?
Cette disposition est appliquée. Cependant, comme il est rare que les maris aient plus d’un logement, les juges donnent à la femme un droit de bail dont le montant toutefois est dérisoire. Il est fixé entre 3 000 et 5 000 dinars. La valeur de la pension alimentaire est également insignifiante. Dans tout ça, le plus important étant que les mères en instance de divorce peuvent bénéficier désormais de mesures d’urgence (comme le logement) en vertu d’ordonnances sur pied de requête.
Cette célérité a-t-elle un effet dissuasif sur les maris demandeurs de divorce ?
Pas du tout. Le nombre des divorces a augmenté. Nous avons de plus en plus d’affaires. Les problèmes sociaux poussent toujours les couples devant les portes des tribunaux.
Il est noté dans certains tribunaux une augmentation du nombre d’affaires liées à la reconnaissance des mariages par la fatiha. Les conditions entourant la polygamie (dont l’accord de la première épouse devant le juge) ont-elle encouragé les unions religieuses ?
C’est vrai. Néanmoins, le problème se pose pour la reconnaissance des enfants issus de ce genre de mariage.
Propos recueillis par W. L.