Pseudo jihadiste
Adlène Hicheur, chercheur franco-algérien de 35 ans, en détention préventive depuis plus de deux ans, a-t-il envisagé de travailler pour Al-Qaeda ? Tandis que 600 scientifiques demandent sa libération, 35 mails posent questions.
Par FABRICE TASSEL, Libération, 10 janvier 2012
Apartir de quel moment est-on complice de la préparation d’un attentat terroriste ? Des écrits suffisent-ils à définir une participation à un tel projet ? Ces épineuses questions sont au cœur de l’histoire d’Adlène Hicheur, un chercheur en physique franco-algérien détenu à Fresnes depuis deux ans et trois mois, et qui sera jugé vers la fin du premier trimestre. «Bouc émissaire» d’une politique sécuritaire, comme le dénoncent ses proches ? Ou coup d’arrêt pour un homme ayant fait preuve d’«une totale adhésion à l’islamisme le plus radical, salafiste projihadiste, et à la matérialisation d’un projet d’attentat sur le territoire national», selon le réquisitoire du parquet, confirmé par l’ordonnance du juge d’instruction rendue le 29 décembre ? Qui est Adlène Hicheur, aujourd’hui âgé de 35 ans ?
Né à Sétif, en Algérie, il est arrivé avec ses parents en Isère, en 1977, à 1 an, en compagnie de ses deux frères et trois sœurs. Possédant la double nationalité, Adlène mène de brillantes études, prépare sa thèse au sein du laboratoire d’Annecy-le-Vieux de physique des particules (Lapp) et obtient son doctorat en 2003. Après sa thèse, Hicheur travaille trois ans dans un laboratoire de recherche en Angleterre, puis rejoint celui de physique de la prestigieuse Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, qui le détache au Centre européen de recherche nucléaire (Cern) de Genève. C’est là qu’il travaillait lors de son arrestation, en octobre 2009.
Phenixshadow sous surveillance
Concernant sa religion, le physicien s’est dépeint comme «un musulman pratiquant, respectant les cinq piliers de l’islam, mais avec des flottements dans [s]a foi», et «sans se reconnaître dans une obédience particulière». Très intégré, il ne se sent «ni loin ni proche» de l’Algérie et n’estime «n’avoir jamais eu de souci avec le racisme en France». «Un étudiant bosseur, très sérieux», se souvient le professeur Jean-Pierre Lees. Directeur adjoint du Lapp, il est l’animateur du comité de soutien à Hicheur qui a lancé une pétition signée à ce jour par 600 scientifiques qui réclament sa libération conditionnelle. Comment ce scientifique brillant s’est-il retrouvé épié pendant plusieurs mois, en 2009, par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) ?
Tout part d’un mail glissé sur le site de l’Elysée, le 2 janvier 2008, contenant copie d’un communiqué d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi). Les services secrets français placent sous surveillance le pseudo Phenixshadow et plusieurs adresses de comptes qu’il avait créés, dont [email protected]. Derrière ce pseudo se cache un homme bien situé dans la mouvance islamiste, puisqu’il échange parfois avec de hauts responsables d’Aqmi comme Yahia Djouadi, l’émir de la zone sud de l’organisation. Phenixshadow est en réalité Mustapha Debchi, un Algérien membre du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (mouvement à l’origine de la création d’Aqmi en 2007), et proche de Salah Gasmi, le responsable du «comité médiatique» d’Aqmi. En surveillant la correspondance de Phenixshadow, les policiers buttent sur un autre pseudo, Abou Mouawiya : c’est celui de Hamadi Aziri, alors mis en examen (et condamné à quatre ans de prison dont trois avec sursis, début 2011) dans le cadre de l’information judiciaire baptisée «Caravane» menée par le juge antiterroriste Marc Trévidic sur une filière franco-belge d’acheminement de jihadistes en Afghanistan.
Et Adlène Hicheur dans tout cela? Lors de sa garde à vue, en décembre 2008, Aziri explique deux choses importantes : d’une part, à l’occasion de leurs échanges, Phenixshadow lui avait demandé s’il connaissait «quelqu’un avec un passeport français prêt à se sacrifier» ; d’autre part, il avait remarqué que Phenixshadow correspondait régulièrement avec un certain «ABDJ» (ou encore Abou Doujana) titulaire du compte [email protected]. L’enquête sur cette adresse mène à un abonnement internet au nom de Saïd Hicheur, dont un des fils, Adlène, est le principal utilisateur sous le pseudo Abou Doujana. Voilà pourquoi, à partir de janvier 2009, la correspondance entre Soleilde36 (utilisé par Mustapha Debchi) et Abslm76 (un des comptes d’Adlène Hicheur) est surveillée par les enquêteurs de la DCRI. Convaincus qu’Hicheur est sur le point de commettre un attentat en France, ils l’interpellent au domicile parental, dans l’Isère, à Vienne, le 8 octobre 2009 alors qu’il s’apprête à s’envoler vers l’Algérie le lendemain pour y acheter un terrain.
Les 35 mails échangés entre les deux comptes durant le premier semestre 2009 constituent le cœur de l’accusation contre Adlène Hicheur. Aucun autre acte ni aucun autre témoignage ne sont venus étayer la thèse du parquet et du juge d’instruction Christophe Teissier selon laquelle Hicheur préparait un attentat. A une exception près : arrêté en Algérie en février 2011, Mustapha Debchi a affirmé que l’homme utilisant le pseudo Abou Doujana lui «avait proposé en mars 2009 de réaliser un acte terroriste qui aurait pour cible une caserne militaire qui entraîne des unités de l’armée française avant de les envoyer en Afghanistan». Mais le flou sur les conditions dans lesquelles cet interrogatoire, mené par les services de sécurité algériens, a eu lieu oblige à une certaine prudence. Debchi a aussi expliqué qu’il «ignorait l’identité de Abou Doujana».
C’est là une des facettes cruciales de l’affaire: tout au long de ces 35 mails, Adlène Hicheur et Mustapha Debchi n’ont jamais su qui était qui. Dans son réquisitoire, le parquet de Paris relève d’ailleurs que «l’information judiciaire n’a pas démontré qu’Adlène Hicheur a eu un jour accès à la véritable identité de son interlocuteur». Me Patrick Beaudouin, l’avocat de Hicheur, dénonce «un exemple caricatural des dérives de la justice antiterroriste française. C’est une opération pilotée par la DCRI, avec une instruction entièrement à charge et un abus de la détention provisoire, en liaison avec le pouvoir politique qui a récupéré cette affaire de façon démagogique pour faire croire au bon peuple qu’il le protégeait».
Des stratégies de guérilla
Adlène Hicheur ne cesse de le marteler depuis plus de deux ans : protégé par l’anonymat de la Toile, ne sachant pas précisément à qui il s’adressait, il s’est laissé griser et embarquer dans des propos dépassant sa pensée. Evoquant le caractère «fantaisiste» de certaines de ses adresses sur des forums islamistes, Adlène Hicheur a expliqué: «Cela veut dire que c’est une adresse du monde web détachée de ma vie […]. Je fais la différence entre les personnes physiques que je connais et qui appartiennent à mon cercle de vie et les pseudos qui appartiennent à une réalité déconnectée. C’est vraiment du virtuel.» En ce début 2009, Adlène Hicheur est immobilisé pendant deux mois, seul chez lui, à la suite de l’opération d’une sciatique. C’est alors qu’il passe des dizaines d’heures sur des forums et entre en contact avec Mustapha Debchi.
Ou est-ce l’inverse? Car l’analyse de ces 35 mails montre concrètement le soigneux travail d’approche et de recrutement mené par un militant par ailleurs spécialisé dans l’activité médiatique d’Aqmi. Debchi reste d’abord flou sur le niveau de son activisme politique, selon Hicheur «il parlait de manière assez détournée, de politique, de pratique de régime […] puis il a voulu injecter l’idée d’opposer à des pratiques d’oppression des actes de résistance, mais c’était impersonnel». Ces premiers temps, Hicheur sait seulement que Phenixshadow «est un opposant au régime algérien». Il faut plusieurs échanges, et des références répétées à quelques dirigeants d’Aqmi, pour que Hicheur comprenne que son correspondant «était membre d’Aqmi». De son côté, Debchi monte en puissance. Après quelques diatribes contre le pouvoir algérien, il propose à Abou Doujana de devenir contributeur et modérateur du Rafidayn Center, le support dont se sert Aqmi pour diffuser sur le Web des textes et des vidéos projihadistes. S’il explique qu’il n’effectuait que des traductions et des recherches documentaires, Hicheur se retrouve, de fait, plongé au cœur d’une des branches de l’organisation terroriste. Piégé ?
C’est à ce moment, en février 2009, qu’une étape est franchie, avec la première proposition précise formulée par Debchi: «Je voudrais (en tant que pauvre esclave) exécuter des opérations en France et il nous manque les amoureux […] prêts à ceci: je te proposerai qu’on soit, tous les deux, en tête de la liste.» S’ensuit un dialogue de plusieurs semaines. A cette première offre de service, Hicheur oppose un refus : «Je te dis ma vision concernant ma participation dans le jihad […]. J’ai adopté le principe, « faire ce qui peut durer » même s’il s’agit de petits actes et j’ai décidé de résoudre les problèmes liés à l’approvisionnement et à l’information. […] Malgré tout je vais proposer des informations sur des objets possibles en Europe et notamment en France.» Debchi se montre compréhensif: «J’avais oublié que chacun a son propre point de vue sur le jihad.» Adlène Hicheur confirme ce «désaccord sur quelques points stratégiques» mais formule les propositions promises : «S’il s’agit de punir l’Etat à cause de ses activités militaires au pays des musulmans (Afghanistan) alors il supporte d’être un pur objectif militaire (comme exemple : base d’aviation de la commune de Karan Jefrier près de la ville d’Annecy en France).» Hicheur parle en réalité du site du 27e bataillon de chasseurs alpins d’Annecy, situé à Cran-Gevrier, dont des membres partent régulièrement en Afghanistan.
Nous sommes le 10 mars 2009. Debchi ne revient à la charge que le 1er juin, mais brutalement : «Cher frère, on ne va pas tourner autour du pot : est-ce que tu es disposé à travailler dans une unité activant en France ?» La réponse de Hicheur est ambiguë : «Concernant ta proposition, la réponse est OUI bien sûr, mais il y a quelques observations : depuis longtemps j’organise ma vie sur le sol algérien, je ne prévoie pas une résidence en Europe pour les années futures. Si ta proposition est relative à une stratégie précise (comme le travail au sein de la maison de l’ennemi et vider le sang de ses forces) il faut alors que je révise le plan que j’avais préparé.»
Le 7 juin, Debchi la prend comme une acceptation : «Notre vision de l’affaire est une et la même.» Dans l’avant-dernier des 35 mails, Hicheur énumère des stratégies de guérilla : «Cibler des industries vitales de l’ennemi et les grandes entreprises (Total, British Petroleum, Suez, Vivendi, Elf…)», «cibler des objectifs militaires et politiques», «exécuter des assassinats ciblés». Beaucoup de mots, beaucoup de confusion aussi, et plus question de Cran-Gevrier. Est-il en train de faire marche arrière ? Adlène Hicheur serait-il un jour passé à l’acte ? Devant les policiers, il a admis «une part de responsabilité, mais j’ai été pris dans un système que n’ai pas pu contrôler. D’une certaine manière, j’ai été pris au piège par mes émotions, qui ont pris le dessus sur ma raison». Dans trois mois, la justice dira si ses écrits menaçants valent des années de prison.