Algeria-Watch: Text
Courrier de l’ACAT numéro 288 septembre-octobre 2008
Débat entre Madjid Benchikh, Professeur émérite de Droit à la Faculté de Cergy, ancien Président d’Amesty International en Algérie et Farid Aissani, Enseignant et ex-secrétaire national à l’immigration du FFS (Front des Forces Socialistes)
Q : Le concept de « justice transitionnelle » est apparu dans le concert des nations il y a une décennie, quelle acception lui donneriez-vous aujourd’hui, en particulier dans le contexte algérien ?
M.B : C’est un processus long et complexe, spécifique à chaque pays, une période de transition entre un régime politique autoritaire voire dictatorial- où il y a eu violation massive des droits humains- et un « Etat de droit » Ce processus consiste à enrayer la spirale de la violence, du non-droit et de la vengeance en recherchant la vérité pour réintégrer les victimes dans leur dignité et leur proposer des réparations. Ceci dans un contexte où la justice de l’Etat a perdu tout crédit faute de jouir de la compétence et de l’indépendance.
On a des chances alors d’ouvrir la voie à des réformes qui garantissent et protègent les droits humains.
FA : J’ajouterai que la recherche de la justice au même titre que celle de la vérité est un élément clé d’un tel processus car des réformes bâties sur l’impunité ne garantiraient pas, à mon sens, une protection des droits humains.
Par contre, je suis d’accord sur les limites de la justice de l’Etat pendant la période de transition c’est pourquoi la justice transitionnelle peut être un concept cadre pour des stratégies de dépassement qui chercheraient à partir d’un passé tragique et divisé à construire un avenir possible et partagé
Q : Le système politique algérien donne -t-il des signes d’un essoufflement qui le conduirait progressivement à une transition ?
MB : Je ne le pense pas, c’est un système qui a stérilisé le terrain politique : il n’a pratiquement jamais négocié avec les forces politiques et sociales qui lui sont extérieures sinon pour les phagocyter. En outre, il est obnubilé par l’échéance prochaine de l’élection présidentielle. Mais cela ne signifie pas qu’il ne soit pas indispensable de revendiquer la vérité.
FA : Je suis également pessimiste : malgré une situation politique, sécuritaire et sociale des plus chaotiques, les tenants du pouvoir ont réussi à atomiser et réduire leur opposition. On ne voit donc pas aujourd’hui ce qui les pousserait à négocier un compromis politique.
MB : sauf que la multiplication récente des attentats signifie l’échec de sa politique, en particulier de celle de la paix et de la réconciliation mise en œuvre par la Charte du même nom en 2006.
Q : Dans ce contexte, que signifie de la part des associations de défense des droits humains, réunies à Bruxelles en mars 2007, la revendication d’une Commission pour la vérité, la paix et la conciliation ?
MB : C’est le contenu de la Charte et d’une certaine vérité officielle qu’elle imposait qui a amené les associations, malgré leurs divergences, à comprendre qu’elles étaient toutes des victimes du système politique en place. Elles ont dès lors réalisé qu’elles avaient intérêt à se rassembler autour d’un projet commun : celui de la revendication d’une Commission pour la vérité.
La recherche de la vérité est nécessaire à la fois pour faire le deuil et pour construire l’avenir sur des bases qui garantissent que l’on ne reviendra pas aux méthodes autoritaires et à l’arbitraire qui ont fait tant de dégâts.
FA : La force de l’initiative de mars 2007 est d’avoir réuni des associations qui étaient jusqu’alors divisées. Cela dit, le débat est loin d’être clos autour de la question de la Commission pour la recherche de la vérité : son instauration n’est pas la 1ère étape d’un processus de JT, il faut d’abord mettre en œuvre une transition politique dont les modalités résulteraient d’un compromis entre le pouvoir et toutes les forces politiques et sociales, y compris l’islam politique.
Q : Dans la formulation de la revendication il y a le mot « conciliation », pourquoi pas celui de « réconciliation » ?
FA : Louis Joinet, expert en la matière, a déclaré dans une formule forte « la conciliation vient avant la réconciliation »
La conciliation est une démarche collective qui implique un dialogue entre acteurs représentatifs des différentes sensibilités politiques, son aboutissement est un compromis politique qui faciliterait à long terme la réconciliation.
La réconciliation relève essentiellement de la morale en ce qu’elle suppose un acte personnel, le pardon : mais à qui pardonner si on ne sait pas qui sont les responsables et pourquoi pardonner si ceux-ci ne le demandent pas ?
Q : La recherche de la « vérité » est bien dans la revendication des associations mais pas celle de la « justice » pourquoi ?
MB : Cette formulation est un compromis entre les associations : très rapidement, en effet, elles se sont rendu compte qu’exiger maintenant la justice était utopique, ne serait-ce que parce que les principaux responsables sont au pouvoir mais aussi parce que l’appareil judiciaire actuel n’est pas légitime pour rendre des jugements équitables et indépendants.
La justice viendra une fois la vérité établie selon des modalités qui seront à définir entre les différentes composantes politiques et sociales de la société algérienne.
Si la JT fonctionne bien on pourra peut-être faire l’économie de sanctions judiciaires pures et dures, surtout si on obtient une réhabilitation des victimes.
FA : Attention, cependant, à ce que l’impunité ne soit pas entérinée au cours du processus car le désir de vengeance perdurerait non seulement à travers la génération des victimes mais aussi des générations suivantes et le lien social de la nation ne pourrait plus alors être renoué.
Ne dit-on pas que le bourreau tue deux fois, une fois par son crime, l’autre par son silence !
Q : Deux stratégies sont donc en présence : soit on revendique, sans compromis politique préalable, une Commission pour la recherche de la vérité, soit on pèse de toutes les forces de l’opposition politique pour obtenir une transition et un compromis ?
MB : Vous savez entre l’idéalement souhaitable et le pratiquement réalisable, il faut trouver un passage : le pire, je pense, est l’immobilisme
Les associations ne se font pas d’illusion sur le désir de négociation du pouvoir : la charte, ne l’oublions pas, bafoue et réprime la liberté d’expression des victimes des violations.
Mais si, par bonheur, leur revendication aboutissait, cela provoquerait une dynamique d’ouverture qui tracerait un sillon pour les forces politiques et sociales en vue d’un compromis avec le pouvoir.
FA : je persiste à penser qu’on a mis la charrue avant les bœufs car exhorter le pouvoir à accepter de mettre en place une Commission pour la vérité alors que la Charte interdit aux victimes de s’exprimer et organise l’impunité des responsables de tout bord me paraît paradoxal.
MB : Ce n’est pas parce que les forces politiques n’obtiennent pas de compromis que les associations de victimes doivent attendre pour formuler leurs revendications. Il n’est pas acceptable de dire aux associations de victimes « attendez que je me renforce et que j’obtienne un compromis et ensuite venez derrière moi pour lutter pour la vérité ». La coalition des associations doit continuer à exister, à se battre pour rejeter la vérité officielle. Mais elle doit le faire, il est vrai, en tenant compte du rapport de forces entre les composantes politiques et sociales et le pouvoir.
FA : En tout cas dans le contexte actuel, je reformule le vœu que les acteurs de la réunion de Bruxelles élargissent la discussion à d’autres acteurs de toutes sensibilités pour peser davantage dans les rapports de forces.
Aujourd’hui, à tout le moins, le pouvoir algérien pourrait accepter une Commission calquée sur le modèle marocain, c’est-à-dire une instance mise en place par le pouvoir lui-même où tout, ou à peu près, pourrait être dit par les victimes mais sans jamais désigner les coupables et encore moins les châtier.
Propos recueillis par François Ferrand, Groupe ACAT Paris 5, coordination du réseau « Algérie »