Le conflit algérien dans la transition de la IVème vers la Vème République française

Le conflit algérien dans la transition de la IVème vers la Vème République française

Par Ait Benali Boubekeur, 10 juin 2011

« Tout en maintenant l’effort militaire, le gouvernement choisira, si l’intérêt de notre pays lui parait commander une telle initiative, le moment le plus favorable pour offrir des pourparlers en vue d’un cessez-le-feu », déclaration de Pierre Pflimlin.

Cette phrase a-t-elle suffi à achever la IVème République grabataire ? Il est difficile de répondre laconiquement. Et pour cause ! L’agonie du régime parlementaire fut lente. En effet, sa mise à mort fut la résultante de ces contradictions antérieures. Toutefois, contrairement aux manifestations du 6 février 1934 qui avaient causé la chute du régime, celles de mai 1958 intervinrent dans une situation économique prospère. En effet, la crise politique survint au milieu de ce que les économistes qualifient de « trente glorieuses ». Cependant, bien que les responsables aient su surmonter les difficultés inhérentes aux destructions de la Grande guerre, sur le plan politique, ils faisaient fi des souffrances des millions de personnes sous leur joug. Et la faiblesse du régime ne faisait qu’accentuer la domination des colonialistes. Cependant, nonobstant l’acharnement des manifestants du 13 mai 1958 d’anticiper la chute de ce régime abhorré, le glas de l’émancipation précipita la fin de la colonisation. Pour étayer cette thèse, Michel Winock apporte les précisions suivantes : « Deux réalités semblent échapper aux manifestants du 13 mai et aux responsables politiques français : que l’Algérie est une colonie et que l’ère des colonisations s’achève. Conquérir, soumettre des populations étrangères, coloniser ont été durant des siècles une constante de l’histoire universelle. Le XIXème siècle a connu le mouvement des nationalités, qui a remodelé la carte politique de l’Europe» (L’agonie de la IVème République, page 82). Par conséquent, cette journée du 13 mai imprima, de façon indélébile, sa trace en influençant le cours de l’histoire. Elle donna naissance à la Vème République dont les prérogatives présidentielles sont, le moins que l’on puisse dire, exorbitantes. Comme l’écrit Michel Winock, cette journée fut la fille d’une colonisation devenue impossible. Bien que l’esprit du 13 mai ait été le maintien des colonies, l’arrivée au pouvoir du général modifia la donne. Concomitamment à sa volonté de se débarrasser du boulet algérien, il n’hésita pas à mettre en œuvre une politique répressive la plus dure que la guerre d’Algérie ait connue. Ainsi, pour mieux comprendre cette période, il faudrait décortiquer les contradictions de la IVème sous toutes ses facettes.

I) Un système vacillant.

L’histoire de la colonisation s’est reposée sur un quiproquo : l’Algérie était française. Or, comme le note Michel Winock : « La réalité qui aurait dû sauter aux yeux du premier débarqué à Alger était différente : l’Algérie était une terre coloniale ; l’écrasante majorité de ses habitants, de religion musulmane, plus de 8,5 millions [dans les années 1950], étaient, face aux 950000 Français, dans une situation criante d’infériorité économique, sociale, culturelle. L’Algérie n’était pas sortie de la domination impériale, à l’heure où la décolonisation touchait tous les continents » (Id, page 73). Toutefois, bien que la méditerranée permette de relier l’Algérie à la métropole en peu de temps, la non continuité du territoire créa une dichotomie entre la métropole et la colonie. Cette dernière fut confiée à une minorité de colonialistes dépourvus de valeurs issues de la haute culture française. Du coup, les colonies furent régies par le mensonge, la répression, l’exploitation, etc. Lors de la préparation du statut de l’Algérie, Léon Blum avait accusé les colons de bloquer systématiquement toute réforme pouvant émanciper les « indigènes ». Cité par Michel Winock, il déclara : « Les colons algériens ne renoncent pas à maintenir sur la terre algérienne ce qu’ils appellent la souveraineté française et qui n’est autre chose que leur propre domination ». Cette domination créa une rupture insurmontable entre les deux communautés. Bien que la majorité des pieds noirs ait vécu modestement en Algérie, la condescendance du lobby colonial a élargi le fossé les séparant. Et ce système fut tragique pour les deux peuplements, la majorité de pieds noirs et l’ensemble ou peu s’en faut du peuple algérien. Tout compte fait, ce dernier paya, plus que les pieds noirs modestes, un lourd tribut de cette domination effrénée. Il fut réduit à complaire le développement chez l’autre partie de la population vivant à ces côtés. Sur le plan de l’éducation, le système colonial excluait, sans réticence, l’« indigène ». Selon Michel Winock : « Sur une population de 1250000 enfants de six à quatorze ans, moins de 100000 étaient scolarisés. Au lendemain de la guerre, le 27 novembre 1944, un plan de scolarisation est décrété. Il ne sera jamais achevé : en 1954, on compte seulement un garçon musulman sur cinq scolarisé, une fille sur seize – 94% de la population masculine musulmane sont illettrés en Français, 98% chez les femmes » (Id, page 73). Ainsi, les colons, en s’inspirant de la maxime grecque « Aut Caesar, aut nihil », jouèrent la carte du pourrissement jusqu’à leur départ en 1962. Cependant, le début de la guerre ne suscita pas une remise en cause du système. Le ministre de l’intérieur de l’époque, François Mitterrand, avait affirmé que « la seule négociation c’est la guerre ». Toutefois, la campagne électorale de la gauche, vers la fin de l’année 1955, s’axa principalement contre « une guerre imbécile et sans issue ». Le 2 janvier 1956, la gauche fut majoritaire à l’issue de ces élections législatives. Ainsi, Guy Mollet a pu former son gouvernement. Lors de son investiture, le 1er février 1956, il obtint une majorité confortable de 70% de voix. Conforté par cette majorité, il annonça la constitution d’un collège unique en Algérie. Il désigna, pour mener à bien cette réforme sur place, le général Catroux comme gouverneur de l’Algérie. Mais de l’autre côté de la méditerranée, les organisations pieds noires montaient au créneau. Bien qu’il n’ait pas ignoré la force de ses détracteurs, Guy Mollet décida de se rendre à Alger, le 6 février 1956. Cette annonce mobilisa de nombreuses associations dites patriotiques. « Envisageant un geste d’une grande importance symbolique, il (Guy Mollet) va se recueillir devant le monument aux morts, où l’attendent les organisations d’anciens combattants et d’autres. Elles ont recommandé le silence, mais sont vite débordés : des excités se mettent à hurler, certains piétinent les gerbes déposées, d’autres jettent des tomates et des œufs pourris sur le président du Conseil », relate Michel Winock de cette visite (Id, page 92). Informé des événements d’Alger, Catroux offrit aussitôt sa démission. Pour Michel Winock, ce geste symbolisa la capitulation de l’autorité face à un groupe de manifestants. Ce fut le moment où le président du Conseil réalisa que son maintien était tributaire de sa politique algérienne. Partant, le changement de cap s’imposa de facto. Pour preuve, il y eut juste après le rappel du contingent. En effet, le rappel des disponibles et l’allongement du service militaire portèrent les effectifs de l’armée de 200000 en début de l’année 1956 à 400000 soldats en juillet de la même année. Ainsi, sous la présidence de Guy Mollet, les effectifs de l’armée furent augmentés et les militaires disposèrent de pouvoirs exorbitants afin de réduire la rébellion. Pour ce faire, Mollet confia les pouvoirs civils et militaires au général Massu. La reculade de février et l’octroi de pouvoirs civils à l’armée mirent davantage en confiance la population pied-noir. Pour Michel Winock : « La palinodie du chef socialiste lors de la journée des tomates, remplaçant le général Catroux qui déplait par Robert Lacoste qui n’est pas connu, donne la mesure d’un rapport de forces tournant à l’avantage de la rue » (Id, page 337). Mis en minorité le 21 mai 1957, Guy Mollet démissionna de la présidence du Conseil. Son successeur ne fut autre que son ministre, Bourgès Maunoury. Cependant, la politique algérienne de la France eut vite raison de celui-ci, le 18 septembre 1957. Son tombeur fut l’ancien gouverneur de l’Algérie, le gaulliste Jacques Soustelle. Il s’ensuivit alors le bal des présidents de Conseil. D’après Michel Winock : « Le président de la République René Coty appelle tour à tour pour former un nouveau gouvernement Guy Mollet (4 octobre), René Pleven (7 octobre), Antoine Pinay (11 octobre), Robert Schuman (19 octobre), Guy Mollet encore (22 octobre), autant d’hommes qui ne trouveraient pas de majorité pour les investir, autant d’échec. Finalement, de guerre lasse, une majorité finit par accorder l’investiture, le 5 novembre 1957, à un jeune radical de trente-huit ans, Félix Gaillard » (Id, page 106). Or, le dynamisme de ce jeune président du Conseil ne suffit pas à consolider les institutions. Il fut balayé par le sirocco, suite aux événements du 8 février 1958.

II) L’armée et les événements du 13 mai.

Bien avant le 13 mai, et ce fut un secret de polichinelle, l’armée avait un véritable pouvoir en Algérie. Deux événements peuvent corroborer cette thèse. Il y eut l’affaire du rapt aérien de l’avion transportant la délégation extérieur du FLN de Rabat vers Tunis, le 26 octobre 1956. Cet acte fut perpétré sans que le commandement militaire avertisse le pouvoir civil. Le deuxième événement a été l’incursion des avions français dans le territoire tunisien, le 8 février 1958. Jour de marché à Sakhiet Sidi Youcef, le bombardement causa la mort de plusieurs civils. Le gouvernement, en signe d’apaisement, accepta les « bons offices » anglo-américains. Mais de l’autre côté de la méditerranée, l’armée était furieuse. Considéré comme un désaveu de leur action, le commandement militaire n’avalisa pas cette politique. Au palais Bourbon, l’opposition obtint facilement le départ de Félix Gaillard. En effet, le parlementaire zélé, Jacques Soustelle, fut le porte-parole de cette opposition. Président de l’USRAF (Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie Française), créée en avril 1956, il participa amplement à la chute du gouvernement de Félix Gaillard, le 15 avril 1958. Toutefois, comme le montre Michel Winock, le rôle primordial fut joué par l’armée : «Ce qui en accroit la portée tient au rôle de l’armée française engagée dans cette guerre. Devenue politique pour la première fois depuis Louis Napoléon Bonaparte (si l’on excepte la période de Vichy), l’armée prête main-forte aux insurgés d’Alger contre l’Etat de droit siégeant à Paris. Que l’armée fût restée neutre ou obéissante, le 13 Mai n’eût été qu’une de ces émotions populaires dont Alger avait été si souvent le théâtre » (Id, page 10). Bien qu’ils n’aient pas d’attaches particulières avec l’Algérie, beaucoup d’entre-deux eurent envie de châtier les politiques mous à leurs yeux. Sans omettre aussi l’acception qu’ils firent de la grandeur de l’empire. Cette politique les rapprocha du coup des colons. Et lorsque ces derniers commencèrent à manifester dès le 26 avril 1958, les militaires ne firent rien pour juguler les débordements. Selon Michel Winock : « Il y a trop de complicité de cœur entre la population d’Alger et l’armée. C’est alors que le général Massu se décide à ce qu’il appelle, dans son langage de parachutiste « sauter ». Il rappelle la solidarité de l’armée et des Algérois. D’accord ! Il accepte l’idée suggéré par Lagaillarde de constituer un Comité de salut public » (Id, page 30). Devant une foule excitée, le général Massu tint le micro et déclara : « Moi, général Massu, je viens de former un comité de salut public, avec le colonel Trinquier, le colonel Ducasse, le colonel Thomazo, etc., pour qu’en France soit formé un Gouvernement de salut public présidé par le général de Gaulle ». Cette déclaration fut-elle, à elle seule, décisive dans la suite des événements ? En partie oui, et ce bien que tous les courants de pensée en France ne fussent pas prompts à suivre le général dans son délire. Il y avait même une forte résistance du courant républicain de gauche. Cela dit, force est de reconnaitre que sans le retour du général de Gaulle, les militaires étaient prêts à franchir le rubican de l’illégalité. Cependant, pour calmer les esprits, Paris maintint la totalité des pouvoirs civils et militaires aux militaires. En revanche, ce qui fut une tentative d’amadouer les soldats s’avéra une entreprise dangereuse, selon Michel Winock. En effet, selon l’historien : « Le général Salan, cependant, fort de son blanc-seing, pourra jouer double jeu. Il a compris que Paris n’était pas prêt à la répression du mouvement : il dispose désormais d’une marge de manœuvre considérable, dont il saura profiter au gré des événements » (Id, page 33). Bien qu’ils aient eu suffisamment de pouvoirs avant cette crise, notamment en détournant l’avion de la délégation extérieure du FLN, la confirmation de ces pleins pouvoirs les rendit désormais incontournables dans la résolution de la crise du moment. Un homme, probablement très compétent, le vérifia vite à ses dépens.

III) L’investiture de Pflimlin.

Le bombardement du village tunisien, Sakhiet Sidi Youcef, le 8 février 1958, causa la mort de 75 civils. Cette action fut réprouvée, dans le monde entier, par la quasi-totalité des gouvernements, y compris d’ailleurs les alliés traditionnels, les USA et la Grande Bretagne. L’acceptation, par Félix Gaillard, des bons offices anglo-américains conduisit immanquablement à sa chute. Bien que le Président de la République, René Coty, ait officiellement le pouvoir de désigner le successeur de Félix Gaillard, en rentrant dans l’arène politique, l’armée avait les moyens d’imposer aussi son choix. Selon Michel Winock : « Lorsque René Coty fait appel, après ses essais infructueux, au chef MPR (Mouvement Républicain populaire), Pierre Pflimlin, une tempête se lève sur l’autre rive de la méditerranée » (Id, page 13). Or, son seul tort fut d’avoir déclaré à un journal régional, l’alsace en l’occurrence, que le problème algérien aurait pu trouver une solution dans la négociation. Cette assertion fit évidemment grincer les dents des militaires. D’où l’interrogation de Michel Winock : « L’Algérie du 13 mai 1958 allait-elle reproduire le putsch du Maroc espagnol du 18 juillet 1936, quand les colonels factieux s’étaient soulevés contre le gouvernement de Madrid ? » (Id, page 15). La suite des événements lui donna raison, bien que la forme ait différé peu ou prou du cas espagnol. Cependant, ce 13 mai 1958, quand Pierre Pflimlin lut sa déclaration aux députés, Alger fut en ébullition. Les associations patriotiques manifestèrent, au même moment, contre la formation d’un gouvernement d’abandon à Paris. Bien que le discours du nouveau président du Conseil fraichement élu fut tranchant en déclarant que « La France ne reculera pas devant la violence en Algérie », les manifestants, soutenus en sous-main par l’armée, ne décolérèrent pas. Par ailleurs, lorsque la nouvelle de l’investiture de Pflimlin parvint à Alger vers 5 heures du matin, la réaction de l’armée fut catégorique : le rejet pur et simple qu’un modéré soit à la tête de l’Etat. Par la voix du général Massu, un communiqué du CSP fut lu au balcon du GG (Gouvernement général) : « Nous apprenons à la population d’Alger que le gouvernement d’abandon de Pflimlin vient d’être investi par 273 voix contre 124 par suite de la complicité des voix communistes… Le comité supplie le général de Gaulle de vouloir bien rompre le silence en s’adressant au pays, en vue de la formation d’un gouvernement de Salut Public qui, seul, peut sauver l’Algérie de l’abandon » (Id, page 47). A travers cette déclaration, l’armée entra de plain-pied dans le processus politique. Elle cessa, du coup, d’obéir aux politiques. Plus grave encore, elle alla plus loin en désignant le futur dirigeant. Mais un groupe de civils, cette fois-ci, n’attendait que cette opportunité.

IV) Les Gaullistes.

En France comme ailleurs, la grandeur de la personnalité du général de Gaulle fut largement reconnue. Bien que, sur le plan politique, il n’ait pas pu se maintenir au pouvoir en 1946, il n’en reste pas moins que l’évocation de son nom suscitait respect et reconnaissance. Toutefois, le parti gaulliste, RPF (Rassemblement du Peuple Français), créé en 1947, ne réussissait pas, dans les différentes joutes, à s’imposer. Cette situation excéda le général de Gaulle l’emmenant à dissoudre le parti en 1953. En effet, la nature des institutions ne permit pas à une personnalité, prestigieuse soit-elle, de fédérer tout le peuple. Car le régime de la IVème République se reposait sur les alliances partisanes. Ainsi, bien que les partisans du général de Gaulle fussent nombreux, le système politique mis en place ne leur permit pas de gouverner le pays. A Alger, Léon Delbecque avait été chargé, dès 1957, par le ministre de la Défense, Jacques Chaban Delmas, de constituer une « Antenne », travaillant pour les gaullistes. En Algérie, le représentant gaulliste joua sur l’affinité entre De Gaulle et l’ancien gouverneur Soustelle pour recruter les partisans parmi la population pied-noir. Selon Michel Winock : « Delbecque peut se féliciter, même si Lacoste l’a fait expulser d’Algérie par Félix Gaillard. A Paris, Delbecque rencontre ses amis gaullistes, Michel Debré, Roger Frey, Olivier Guichard, Jacques Foccart. Il leur dit que la prochaine manifestation à Alger sera décisive ; qu’il faut préparer Paris au changement de régime. Une chance pour faire revenir de Gaulle au pouvoir. En ce soir du 13 mai, Delbecque, revenu en Algérie dans la nuit précédente, est admis par Massu au sein du comité de salut public, faisant confiance à ce représentant de Jacques Soustelle » (Id, page 37). Malgré l’investiture de Pierre Pflimlin, rassurant les députés de la clarté de son projet « il s’agit, dans notre esprit, de sauver l’Algérie », le général publia un communiqué de presse dans lequel il proposa ses service « Naguère, le pays, dans ses profondeurs, m’a fait confiance pour le conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui, devant les épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République », déclara-t-il. Pour Michel Winock, cette déclaration mit véritablement le feu aux poudres. Selon lui : « Au moment où la République, avec Pierre Pflimlin, reprenait ses esprits et ses forces, voilà que de Gaulle fournissait un second souffle aux rebelles d’Alger » (Id, page 174). Au parlement, bien que leur nombre ait été infime, les gaullistes, par la voix de Michel Debré, optèrent pour que la vacuité du pouvoir soit maintenue. Ainsi, lorsque le gouvernement Pflimlin, rejoint par Guy Mollet, où il accepta le poste de vice-président du Conseil, soumit le projet de loi sur l’état d’urgence, les partisans de de Gaulle se regimbèrent. Bien que 461 sur 575 députés aient voté la loi, la nouvelle coalition militaro-gaulliste n’entendait pas rentrer dans les rangs. Cela joua sur les nerfs des opposants à de Gaulle. En effet, les grenouillages politiques finirent par sortir François Mitterrand de ses gonds. Il déclara à la tribune : « Ceux qui ont rompu l’unité nationale, ceux qui ont compromis, empêché la fidélité traditionnelle de l’armée au régime, ceux qui ont menti à leurs engagements, ceux qui ont joué le double jeu et qui prétendent à la légalité pour mieux la détruire, ceux qui dénient à votre gouvernement, monsieur le président du Conseil, son autorité, son droit et jusqu’à sa réalité, ceux qui oublient que leur devoir, leur seul devoir, est de combattre pour la permanence de la France en Afrique et qui retournent contre ceux qui leur ont confié cette mission » (Id, page 180). L’intervention de cet homme de gauche ne vint pas ex nihilo. Car, dès le 16 mai, le général Massu lança un nouvel appel au président Coty pour qu’il fasse appel au général de Gaulle. « Tout autre solution est génératrice de deuils, de misère et de désespoir », avertit-il. C’est à ce moment-là que l’éventualité qu’une action militaire sur la métropole fut envisagée.

V) L’opération Résurrection.

La détermination du président du Conseil, Pierre Pflimlin, à demeurer à son poste incita les militaires à envisager une action militaire sur Paris. Selon Michel Winock : « Nous nous trouvons, aujourd’hui 16 mai, devant des faits nouveaux. En particulier, le général Salan a décidé de relever de leurs fonctions un certain nombre de fonctionnaires civils et de les remplacer par d’autres personnes, ces décisions ayant été prises sans consultations ni accord préalable du gouvernement » (Id, page 179). Dès mercredi 21 mai, un commandant et un capitaine furent dépêchés d’Alger pour rencontrer le groupe gaulliste à Paris et les responsables militaires en métropole. Arrivé rue Solferino, le commandant Vitasse put rencontrer Michel Foccart, Pierre Le Franc, et Christian La Malène. A Toulouse, le capitaine Lamouliatte rencontra le général Miquel. Celui-ci fut connu pour ses propensions en faveur de l’« Algérie française ». Sans plus attendre, il accepta, selon Michel Winock, le « commandement du mouvement insurrectionnel en métropole ». A ce moment-là, la collusion entre les militaires et les gaullistes fut à son zénith. Pour Michel Winock : « En apprenant la préparation de l’opération (Résurrection) par le général Beaufort, Michel Debré s’en félicite, et d’expliquer à Beaufort : ‘Notre succès est lié à la peur. Il faut maintenir cette peur jusqu’à la dernière minute’ » (Id, page 223). A Alger, le général Salan, croyant à l’imminence d’une victoire sur les partisans de l’abandon, rassura les pieds noirs en leur déclarant que « c’est tous ensemble que nous remonterons les Champs-Elysées où nous serons couverts de fleurs ». Pour y parvenir à ce but, les militaires avaient préparé le débarquement des paras en métropole. Deux aéroports furent désignés à cet effet, le Bourget et Villacoublay. Celui-ci pour la réception des paras venant d’Alger et celui-là pour les troupes du Sud-Ouest. En concertation avec les gaullistes, puisque Christian la Malène revint à Alger où il devait s’entretenir avec le général Salan, les militaires décidèrent d’occuper l’ile de la Corse. Un objectif militaro-symbolique central dans la stratégie de la menace, écrit Michel Winock. Cette stratégie fut payante, et ce à peu de frais. De son côté, le président du Conseil, Pierre Pflimlin, ne montra aucun signe de résistance. Il accepta même le fait accompli : « Mieux vaut encore la « sécession » de la Corse que la mise en marche d’un mécanisme épouvantable. Le cœur serré, j’admettrai donc que le cas de l’ile est particulier. Si nous intervenons en Corse par la force, Alger interviendra aussi et ce sera le drame. Je ne veux pas déclencher la guerre civile sous la forme la plus grave, en donnant à une force armée l’ordre de tirer sur les soldats français » (Id, page 241). Comme en 1956, avec Guy Mollet, « la République renonce, l’Etat de droit s’incline, le glas sonne », écrit encore Michel Winock. Dans ces conditions, le retour du général, sous la menace, se précisa davantage. Allait-il y revenir sans le recours à la force ? L’intelligence et la grandeur du général furent déterminantes. Bien qu’il n’ignore pas l’opération « Résurrection », son sens d’organisateur hors pair évita à la France un drame certain.

VI) Vers l’investiture inéluctable du général de Gaulle.

En proposant ses services, le général ne resta pas bras croisés. Il savait que sa tâche ne pouvait pas être une simple sinécure. Une fois la situation fut bien décantée, il proposa au président du Conseil en poste un rendez-vous à Saint Cloud, au domicile de Félix Bruneau, le 27 mai 1958. Encouragé par Guy Mollet, Pierre Pflimlin se rendit à la rencontre. Toutefois, et là quoi qu’on puisse épiloguer a posteriori, cette rencontre précipita les événements. En effet, le lendemain de l’entrevue entre les deux hommes, le général de Gaulle publia un communiqué dans lequel il affirma avoir entamé « le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays ». Selon Michel Winock : « Le président du Conseil est ulcéré. Assurément, de Gaulle l’a manœuvré, utilisant la rencontre de Saint Cloud pour ce qu’elle n’a pas été, et impliquant la démission de son interlocuteur dans sa marche au pouvoir, sans même avoir vu le président de la République. Pflimlin fulmine, mais, sur le conseil de René Coty, il ne démentira pas » (Id, page 251). Cette méthode, bien qu’elle puisse être répréhensible, arrêta l’action imminente envisagée par l’armée. Cette tactique fut justifiée dans la mesure où, selon Michel Winock, « De Gaulle a dû être averti de l’imminence de l’opération militaire ; lui-même croit savoir que l’entourage de Massu a étudié le débarquement en France et fixé sa date au 28 mai » (Id, page 251).

Cependant, en dépit de ces manœuvres, les représentants de la nation ne se résignèrent pas. Dans la soirée du 28 mai, où le communiqué du général fut publié, le parlement accorda derechef sa confiance à Pflimlin. Il put ainsi réviser la constitution. D’ailleurs, les résultats du vote furent sans appel : 408 voix pour et 165 contre. Par ailleurs, bien que le quorum ait été atteint, plus de 70% de voix, Pflimlin décompta les 142 voix communistes dans sa majorité. Du coup, le président du Conseil ne disposa pas du quorum pour réformer la constitution, faute de majorité requise. A 2 heures du matin, Pflimlin se rendit à l’Elysée remettre sa démission. Celle-ci fut acceptée par le président Coty, en respectant les délais impartis avant de la rendre publique. Toutefois, la tâche de désigner un nouveau président du Conseil, du point de vue constitutionnel, s’incomba à René Coty. « La constitution lui reconnait, et à lui seul, le soin de désigner le président du Conseil, qui devra ensuite obtenir le vote de la majorité de l’Assemblée », argue Michel Winock. Avant de faire appel au général de Gaulle, René Coty consulta les deux présidents des deux chambres, le Troquer (Parlement) et Monnerville (Sénat). Ces derniers eurent ensuite un entretien serré avec le général de Gaulle aboutissant le 30 mai à un compromis. En effet, le général se contenta de six mois de pleins pouvoirs et s’engagea à s’incliner en cas où les juristes constataient un abus. Le lendemain, le général de Gaulle consacra la journée du samedi aux différentes consultations. Vers le soir, de Gaulle fut désigné, par René Coty, comme successeur de Pierre Pflimlin en attendant le vote des députés. Le Troquer convoqua, étant donné que tout était foin prêt, l’Assemblée pour le lendemain, 1er juin 1958, pour l’investiture. Devant un hémicycle archicomble, de Gaulle a lu sa déclaration. Pour Michel Winock : « De Gaulle a fait impression, mais il n’a pas séduit. Quand, arrivé au point final de sa déclaration, il plante tout le monde et quitte l’hémicycle, les applaudissements sont timides » (Id, page 286). Cependant, le débat d’après la déclaration fut marqué par l’intervention émouvante de Pierre Mendes France : « La IV République a dilapidé, en peu d’années, son capital moral dans l’outre-mer, en France même, et finalement dans le monde » (Id, page 287). Finalement, vers 21h30, le vote fut connu : 329 votèrent leur confiance à de Gaulle contre 224. Cette nouvelle fut acclamée surtout en Algérie. En guise de reconnaissance, de Gaulle réserva son premier voyage à Alger. Le 4 juin 1958, devant une foule chauffée à blanc, de Gaulle, au balcon du GG, lança à l’endroit des présents « Je vous ai compris ». Très vite, le général se chargea de changer les institutions de la République. Elles passèrent d’un régime parlementaire incarné par les alliances partisanes au régime présidentiel reposant sur une forte personnalité.

Pour conclure, il va de soi que le conflit algérien fut la cause de la de l’agonie de la IVème République. En déléguant les pleins pouvoirs à l’armée, les différents présidents de Conseil commirent une erreur d’appréciation. Car il est difficile de reprendre ce que l’on a donné. Ainsi, à deux reprises, et dans des affaires graves, les militaires avaient agi seuls sans se référer au pouvoir civil. Le rapt aérien et le bombardement du village tunisiens sont deux exemples latents. En plus, ces deux faits sont, selon Michel Winock, « les plus connus de cette désobéissance endémique de l’armée, son autonomisation, sans que les chefs tentent de reprendre leur autorité en main » (Id, page 338). Vers la fin 1957, la République fut vacillante avec des gouvernements dont la moyenne de vie ne dépassant pas quelques jours. C’est dans ces conditions qu’apparut de Gaulle pour donner le coup de boutoir à une République grabataire. En effet, son charisme et sa compétence furent décisifs dans la mise à mort de la IVème République. Bien qu’il n’ait pas allé jusqu’à la conjuration patente, il n’hésita pas à s’appuyer sur les soldats rebelles pour revenir aux affaires. Pour Michel Winock : « Dans un premier temps, le 15 mai, il relance un mouvement insurrectionnel plus au moins en panne par un simple communiqué… A ceux qui lui demandent de condamner les rebelles, il répond qu’il ne dispose comme simple citoyen d’aucun moyen pour rétablir l’ordre à Alger. C’est l’insurrection d’Alger et la complicité des militaires qui lui offrent sa chance de revenir à la tête de l’Etat ; il se garde donc de toute condamnation à leur endroit » (Id, page 347). Toutefois, en acceptant la voie légale, il est difficile de parler d’un coup d’Etat. Michel Winock, quant à lui, l’appelle « le coup d’Etat de velours ». Quant à Mendes France, ce retour du général fut un vrai coup d’Etat estimant « que le vote (l’investiture) a été contraint par le chantage à la guerre civile, que le consentement a été vicié par la menace d’intervention militaire » (Id, page 349). Pour autant, et concernant la guerre d’Algérie, les les hostilités ne baissèrent pas d’intensité. Elles atteignirent leur paroxysme après le retour du général de Gaulle aux responsabilités. Mais grâce à lui, et ce fut une chose impossible à imaginer sous la IVème République, la véritable négociation était possible. Elle aboutit, au forceps certes, aux accords de cessez-le-feu, le 19 mars 1962.