Les Algériens commémorent aussi le 15 août 1944

Les Algériens commémorent aussi le 15 août 1944

Le Monde, 15 août 2004

Dans sa série d’ouvrages C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte raconte l’entrevue que j’ai eue, en tant qu’envoyé du président Ben Bella, avec le général : « A la suite du conseil des ministres du 6 novembre 1963, je demande au général : « Qu’est-il sorti de votre entretien avec Boumaza ? C’était la première fois que vous receviez un ministre algérien depuis l’indépendance. » Le général de Gaulle : « Il faut bien commencer un jour… ». »

De ce compte rendu lapidaire je rapporte ici une réflexion qui me paraît en rapport avec l’actualité. Nous vivions alors des rapports très tendus avec nos voisins marocains, et le président français en était soucieux. Il me narra longuement comment il avait évité les pièges de l’histoire qui inscrivaient la rivalité avec l’Allemagne comme une sorte de fatalité. Ni sa formation philosophique ni sa carrière militaire ne l’ont empêché de modifier le cours de l’histoire en substituant aux conflits éternels une coopération de plus en plus étendue.

Ce parallèle avec l’Allemagne était d’autant plus réalisable au Maghreb qu’il n’y avait pas, entre le Maroc et l’Algérie, un lourd contentieux historique comme entre la France et l’Allemagne.

Longtemps après, me remémorant cet entretien où il était surtout question de nos relations bilatérales, sérieusement secouées par les lendemains de l’indépendance, j’ai acquis la certitude que le général, qui évoquait la tension algéro-marocaine, laissait entendre que l’on pouvait transposer l’exemple franco-allemand aux relations franco-algériennes.

La libération de la Provence en 1944 par les soldats de l’Empire est un épisode qui n’a pas été étudié à sa juste mesure, et on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il en fût autrement dans l’histoire dominante qui a prévalu jusqu’ici. Cet événement majeur est en grande partie à l’origine du rééquilibrage des forces entre les puissances engagées dans la bataille de France. Il a permis à ce pays de s’imposer comme un partenaire respectable, échappant par là même à la pesante hégémonie anglo-américaine.

L’histoire, qui revisite Toulon à l’occasion des grandioses festivités commémoratives du 15 août 1944, ne doit pas effacer de nos mémoires d’autres péripéties. Ainsi, nous avons une pensée émue pour tous nos ancêtres qui, d’Abdelkader à Boumezrag, ont vécu des moments cauchemardesques dans les citadelles et le bagne de cette ville avant d’être déportés vers la Nouvelle-Calédonie et la Guyane.

Il est juste aussi de ne pas oublier que c’est à Toulon qu’une fraternité franco-algérienne, celle des communards et des insurgés algériens, a pris naissance. Les témoignages de Louise Michel et de Rochefort l’ont souvent évoqué durant notre guerre d’indépendance, avec les camarades français qui avaient rejoint notre lutte en vertu de l’idée qu’ils se faisaient de la France.

L’histoire qui se réécrit à travers le rapprochement franco-algérien doit, comme toute histoire institutionnelle, être appréhendée avec beaucoup de précautions, et les raisons d’Etat, aussi louables soient-elles, ne doivent pas tordre le cou à ce qui doit rester son fondement : la vérité historique.

Travailler à la refondation des rapports entre l’ancienne puissance occupante et son ancienne colonie est une entreprise nécessaire et louable. Mais elle ne doit pas être fardée ou tronquée par des besoins conjoncturels. La refondation des relations franco-allemandes n’a pas mis fin à la commémoration des massacres d’Oradour-sur-Glane ou au souvenir de l’exécution de Jean Moulin, figure de proue de la Résistance française.

Il en est de même pour nous lorsque nous évoquons le souvenir des massacres du 8 mai 1945 ou l’assassinat déguisé en suicide du combattant nationaliste Larbi Ben M’hidi.

Sur ce sujet, l’avantage de la partie algérienne est que l’essentiel du dossier sanglant du système colonial est consigné dans les mémoires des généraux et des grands administrateurs de cette période, de Bugeaud à Aussaresses.

La participation à cette commémoration d’unités navales algériennes aux noms symboliques remet en mémoire la célèbre philippique de Bossuet, qui réservait à notre capitale, Alger, le sort de Tyr, détruite et engloutie par la mer.

On sait depuis ce qu’il advint de cette prophétie. Cette rencontre spectaculaire fait surgir un autre épisode dénué de tout esprit belliqueux qui montre que l’affrontement n’est pas une fatalité inscrite dans le cours de l’histoire.

La célèbre alliance de François Ier et de Soliman le Magnifique nous valut cette prose : « Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne comprit rien à la question d’Orient. (…) Enfin, Venise défaillant, elle légua son rôle de médiateur entre les deux religions, d’initiateur des deux Mondes, disons le mot de sauveur de l’Europe. (…) Saluons les hommes hardis, les esprits courageux et libres qui, d’une part de Paris et Venise, d’autre part de Constantinople, se tendirent la main (…). Maudits alors par l’Europe chrétienne, ils n’en firent pas moins, d’une audace impie, l’œuvre sainte qui, par la réconciliation de l’Europe et de l’Asie, créa le nouvel équilibre, à l’harmonie chrétienne substituant l’harmonie humaine. »

Abstraction faite de ceux qui excellent dans le jeu de la mouche et du coche, nous sommes nombreux à mesurer l’étendue psychologique et les implications qui découlent de toute tentative d’investigation sereine et objective de l’histoire, longue et souvent tumultueuse, entre l’Algérie et la France.

Dans un passé récent, nous avions déjà pris en considération cet avertissement de Fernand Braudel pour prendre du recul avec « cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leur colère, de leurs rêves et de leurs illusions ».

La participation officielle de l’Algérie aux manifestations de Toulon – après celle de Verdun, qui fut moins spectaculaire, mais non moins significative – nous interroge pour essayer de définir sans ambiguïté le « statut » de tous ceux qui, depuis les premières années de la colonisation, ont participé aux guerres de la puissance occupante. On retrouve leurs traces en Crimée, à Solferino, au Mexique… Pas seulement dans les deux guerres mondiales.

Exception faite pour la dernière, où les élites algériennes se sont déterminées avec une certaine unanimité contre le nazisme, « plus grand mal que le colonialisme », il y eut une résistance à la conscription, en particulier durant la première guerre mondiale. Si, officiellement, leur statut est fixé par l’administration française, quelle place doivent-ils occuper dans notre histoire ? La réponse n’est pas simple et nous ne pouvons éluder ce débat et ses implications, qui débordent le cadre de ces rapides réflexions.

Des historiens pourront écrire, non sans quelque fondement, que l’invasion de 1830 n’est que l’aboutissement d’un siècle et demi de confrontation et d’expéditions navales. Comme dans les récits télévisés ou « La caméra explore le temps », nous voilà revenus, ce 15 août, plusieurs siècles en arrière, à Toulon, qui fut de tout temps au centre de nos confrontations et avec la participation de nos deux flottes, non plus ennemies mais apparemment réconciliées.

Cette manifestation spectaculaire par sa charge symbolique marque-t-elle une étape qualitative dans les relations algéro-françaises ou n’est-elle appelée qu’à rester une image, celle d’un moment aux objectifs politiques restreints des équipes au pouvoir ?

par Bachir Boumaza

Bachir Boumaza est ancien ministre et ancien président du sénat algérien.