Les massacres de mai 1945: Algérie – France

Les massacres de mai 1945: Algérie – France

Mémoire et mémoire

Par Mohammed EL-KORSO Président De La Fondation 8 Mai 1945 Ancien Sénateur, Le Quotidien d’Oran, 8 mai 2005

L’émergence de la mémoire des peuples de l’hémisphère sud , pose problème. Fini le temps de l’occultation du passé, du mépris et de l’indifférence.

Le seul murmure de la mémoire des colonisés dérange. Elle suscite moult réactions dans le monde des médias et de la politique en Occident.

La France compose pour mieux contrecarrer une mémoire, de plus en plus, active. Bien mieux, elle se montre entreprenante; ce qui lui évite d’assumer son histoire et de regarder en face son «glorieux passé colonial». L’Europe a honte de son passé, mais cette honte reste sélective et exclusive. L’Europe et les Etats-Unis sont coupables de trahison, auront-ils la décence de reconnaître un jour qu’ils ont failli à leur engagement, celui du respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il n’y a pas que l’occupation, les enfumades, les spoliations, les massacres, etc. pour dire le colonialisme , pour raconter, écrire et décrire les souffrances multiformes des peuples colonisés. Il y a aussi l’appellation des codes qui régissaient le quotidien de ceux qui furent exclus de l’humanité parce que considérés comme des objets. Pour les habitants de la brousse dans la lointaine Afrique, le colonisateur français forgea le «Code noir». En Algérie où la couleur des hommes n’était pas d’un ton uniforme, la France coloniale inventa le «Code de l’indigénat». N’est-ce pas là une des formes les plus élaborées du racisme vêtu de l’apparat juridique?

Pour nous situer dans la commémoration du soixantième anniversaire des sanglants massacres de Sétif, Kherrata , Guelma, Saïda et d’autres villes encore, dont la simple évocation reste intimement liée à ce macabre mois de mai 1945, rappelons, simplement, que les Algériens partagèrent avec les peuples d’Europe et d’Amérique et plus particulièrement le peuple de France, la même passion, le même amour pour la Liberté et la même haine viscérale pour le totalitarisme. L’occupation de la partie la plus sensible de France, représentait dans l’imaginaire des combattants algériens et des colonies, engagés sur les différents fronts antifascistes et antinazis, un gage de leur attachement aux valeurs universelles de la liberté des peuples et leur détermination à combattre toutes les formes d’exploitation et d’asservissement coloniales. Pour la tendance indépendantiste du mouvement national, comme pour les réformistes, les chemins escarpés de l’indépendance de l’Algérie passaient par Monte-Cassino, les Ardennes, Marseille, Grenoble ou encore la Corse.

Le front démocratique anticolonial, représenté en Algérie par le Manifeste puis les A.M.L. était porteur d’espoirs jugés dangereux par le général De Gaulle parce qu’ils menaçaient, de son point de vue, la France et l’Empire.

Premier français à dire non au totalitarisme hitlérien, l’homme du 18 juin ordonnera, sans état d’âme… d’étouff[er] un commencement d’insurrection, survenu dans le Constantinois et synchronisé avec les émeutes syriennes du mois de mai (1945)

«(in. Mémoire de guerre, T.3)». L’armistice signé, c’est le retour brutal pour tous ceux qui avaient cru en une autre France, à leur statut de sans droits. Le combat et les sacrifices étaient une obligation pour tous les peuples colonisés, la liberté était le privilège des seuls Européens, dans le cas d’espèce, des seuls Français de France et des Européens de la colonie.

La France souveraine n’hésita pas à porter… atteinte, à titre racial, national, religieux…, politique, à la liberté, aux droits… à la vie d’un groupe de personnes innocentes de toute infraction au droit commun… ». Par un acte de souveraineté, la France, encore meurtrie des suites d’une occupation éclair, allait commettre en Algérie, en toute impunité, en ce mois de la Liberté célébrée par des millions d’hommes, à travers le monde, un crime contre l’Humanité que la Charte du 8 août 1945 définit comme suit: «l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes les populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne des pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime». Nous sommes amplement renseignés sur la manière dont furent assassinées les victimes européennes, sur leur nombre (Aïnad donne deux chiffres: 88 et 102 victimes. Rey-Goldziguer donne pour définitif le chiffre de 102 victimes européennes au 30 juin 1945), leur identité, leurs professions et leurs lieux de résidence. Par contre nous ignorons tout ou presque des «indigènes» dont les dépouilles furent livrées au travail des charognards avant d’être jetées, plusieurs jours après, comme un vulgaire produit nocif, dans des fosses communes. Certaines méthodes coloniales ne sont pas sans nous rappeler certaines pratiques des sinistres S.S. et autres criminels de guerre nazis… A ce jour, le nombre des victimes algériennes est source de controverse. Officiellement, le nombre des victimes algériennes seraient de 1.150, pour le général Tubert, ils seraient 15.000 victimes (Ageron). «Les Oulémas avancent le chiffre de 85.000 morts… Le colonel Schoen de Serres, un ancien chef de cabinet du gouverneur général Yves Châtaigneau , puis C.A. Julien et R. Aron pensent «raisonnable» de parler de 6.000 morts.

Le «New York Times» du 25 décembre 1946 l’aurait situé entre 7.000 et 18.000 morts». ( R. Aïnad Tabet). Mohammed Harbi avance le chiffre de 6.000 à 8.000 morts. Les nationalistes chiffrent le nombre des victimes à 45.000 morts. Le mythe du chiffre semble l’avoir emporté sur l’essentiel, ce qui fait la part belle aux révisionnistes qui n’ont retenu que cet aspect des choses. Cette approche axée sur la comptabilité macabre des victimes, biaise le débat, occulte le sens du sacrifice et ne reconnaît pas «au devoir de mémoire» sa fonction dynamique dans la construction d’une histoire qui aspire à plus d’humanisme parce que, précisément, relevant de cet universalisme au nom duquel des Algériens et d’autres «indigènes», versèrent leur sang en Europe. Mais peut-on parler d’universalisme lorsque la couleur du sang déterminait à l’avance l’emplacement des uns et des autres dans les batailles les plus meurtrières. Le sang noir et le sang indigène, devaient servir d’écran au sang rouge à préserver de la mort. L’universalisme au couleur du racisme était à la base d’un autre crime dont le théâtre était les guerres européennes appelées pompeusement mondiales.

De l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe n’a retenu que la Shoa et les méthodes abominables des criminels nazis. Que sait-on de la manière de «chasser le merle», en Algérie? De faire des cartons comme on fait dans un fête foraine ? («Dans un jardin, un bambin musulman cueille des fleurs, un sergent français passe et tire, par amusement, comme on fait un carton dans les fêtes foraines» (cité par Aïnad Tabet). Qui a entendu parler de ces Algériens jetés comme des rats dans les fours à chaux d’Héliopolis, près de Guelma? Personne ou presque. Des Ouradour-sur-Glane, l’Algérie en est parsemée. Mais le crime n’a pas la même signification quand les victimes sont noires, bistrées ou jaunes.

Parce qu’ils furent trahis par «la France reconnaissante», certaines victimes des massacres du 8 Mai 1945, parmi ceux qui eurent la vie sauve à leur retour du front, se lancèrent dans la conquête de l’Indépendance de leur pays. Nous connaissons le nombre et les noms de ceux qui prirent les maquis au lendemain de 1945. Nous les retrouverons dans les instances dirigeantes du FLN et de l’ALN.

La… génération 1954», s’est abreuvée aux sources de mai 1945. La jonction entre l’une et l’autre génération ainsi que leur détermination commune n’est pas fortuite. L’explication est à rechercher dans l’inflexibilité d’un régime colonial qui a fait de l’exclusion et de l’exploitation de l’indigène, sa seule politique. La détermination des Algériens à prendre leur destin en main n’en fut que plus grande à la mesure des promesses non tenues, des échecs des politiques réformistes et des luttes d’appareils qui secouèrent profondément le parti indépendantiste. Les peuples colonisés auront-ils droit à un nouveau Nuremberg avec, cette fois, l’espoir de voir un jour dans le box des accusés les anciennes puissances coloniales avec à leur tête la France coloniale? Les peuples des pays dits émergents ont faim d’histoire et ils le font entendre. Cette faim n’a rien de primitif, ni de viscéral. Cette faim traduit «une volonté de lutte, un ancrage actif» dans le passé (in. J. Chesneaux), une demande de justice, une projection dans l’avenir. Les spécialistes s’accordent à dire que le procès de Nuremberg au cours duquel la conscience européenne est sortie soft, a été un procès inachevé (in. A.P. Lentin). Des batailles pour la mémoire, certes petites, sont chaque jour gagnées, ici et là (création à Kherrata le 8 mai 1990 de la «Fondation du 8 Mai 1945», de l’association «Au nom de la Mémoire de Mehdi Lalaoui» en France, de l’ Association «17 Octobre 1961: Pour que cesse l’Oubli» à Paris, le 19 octobre 1999…). Mais ce serait une erreur de croire que l’ancienne puissance coloniale cédera de son propre chef et sans calcul, à la poussée, de plus en plus, forte de cette nouvelle forme de prise de conscience des peuples fermement décidés à se ré-approprier leur passé et à en faire payer le prix à ceux qui ont bâti leurs colossales richesses sur la misère des colonisés. L’impunité est ce qui caractérise le mieux le rapport qu’entretiennent les anciennes puissances coloniales -dont la France- avec les peuples qu’ils ont asservis. S’adaptant à la résurgence de la mémoire des colonisés, la France pratique, comme au temps des «conquêtes», un double langage. Au moment où elle reconnaît, non sans un certain paternalisme, les «massacres» commis en son nom à Sétif puis à Paris (et seulement là), elle s’active ouvertement à re-visiter, à sa manière, l’histoire de l’Empire et des colonies. Une manière fort intelligente -mais qui ne trompe personne- pour échapper à la repentance.

L’imprescriptibilité des crimes contre l’Humanité commis à l’endroit des Algériens et des autres peuples, reste de rigueur. Il n’y a de Droit que celui du plus fort. Chaque fois que l’Histoire convoque un événement historique accablant pour la France, de nouvelles lois amnistiantes sont votées par les institutions parlementaires françaises renforçant ainsi un arsenal juridique sur mesure et confirmant, par la même, le déni aux peuples anciennement colonisés à accéder à leur droit historique naturel. Comment redonner du sens à l’Histoire de l’Algérie à travers une approche active, dynamique et pluridisciplinaire des massacres de mai 1945? Comment rendre audibles les voix du silence par un travail de mémoire constant et systématique?

Comment inscrire dans les actes, des déclarations généreuses d’officiels français?

Comment inscrire notre Histoire dans celle de l’Humanité toute entière?

Ce sont-là quelques-unes des questions qui interpellent aussi bien les historiens, les hommes de lettres et de culture que les politiques.