Qui se souvient du 5 Octobre ?
Il y a 21 ans, les jeunes ont occupé la rue pour dénoncer la dictature
Qui se souvient du 5 Octobre ?
El Watan, 5 octobre 2009
5 octobre 1988 – 5 octobre 2009. 21 longues années se sont déjà écoulées sur les événements d’octobre 1988 que la mémoire collective algérienne retient comme étant un moment tragique, certes, mais un moment qui a contribué de manière décisive à la chute du système du parti unique. Il y a 21 ans, des centaines de milliers de jeunes ont occupé la rue dans de nombreuses grandes villes du pays pour dénoncer la dictature et les inégalités sociales. La réponse du pouvoir à leurs revendications fut d’une rare violence. Chargée de rétablir l’ordre, l’armée a – pour la première fois depuis l’indépendance – tiré sans hésitation sur la population.
Bilan de la répression : entre 500 et 600 personnes tuées et des milliers de blessées dont beaucoup sont aujourd’hui infirmes. Des centaines de jeunes ont été également torturés dans les commissariats, les casernes et les postes de gendarmerie. En dépit de ces graves dérives, aucun responsable civil de l’époque ni aucun chef des services de sécurité directement impliqués dans la « gestion » des événements du 5 Octobre n’a été jugé à ce jour. De nombreux témoignages de l’époque soutiennent que c’est le discours prononcé le 19 septembre 1988 au palais des Nations par le président Chadli Bendjedid qui a mis le feu aux poudres. Comment ? Des clans au pouvoir désignés à l’époque sous l’appellation des conservateurs – et présentés comme étant radicalement opposés aux réformes politiques et économiques annoncées par le président Chadli dans ce discours qui restera dans l’histoire – auraient décidé de précipiter le pays dans le chaos pour saborder, sinon d’essayer à tout le moins de contrarier ses projets. Cela à plus forte raison, dit-on, que Chadli Bendjedid avait annoncé sa ferme intention de procéder à ces réformes au lendemain du 6e congrès du parti unique, le Front de libération nationale, qui devait se tenir dans le courant de la même année.
Nombreux, les partisans de la théorie du complot parmi lesquels on compte d’ailleurs l’avocat et défenseur des droits de l’homme Mokrane Aït Larbi et l’historien Daho Djerbal, se disent en tout cas persuadés que les événements du 5 octobre 1988 sont le résultat d’un règlement de comptes entre des clans au pouvoir qui a coïncidé avec un ras-le-bol généralisé. Et précisément sur le terrain, les opposants à Chadli et à son équipe de réformateurs se sont employés avec toutes leurs forces à diriger contre la présidence de la République le désarroi et le mécontentement de la population qui avait atteint son paroxysme à cause de la bureaucratie, des passe-droits et des pénuries à répétition endurées à travers tout le pays. Mais qu’ils aient été provoqués ou qu’ils aient été spontanés, les événements sanglants du 5 octobre 1988 que de nombreux journalistes qualifient de révolution démocratique devaient surtout marquer la fin d’un système, le début de la démocratie et du respect des libertés. Concernant bien des aspects, Chadli Bendjedid n’a pas cédé au chantage des conservateurs. Aidé par la formidable pression de la rue, il a fait voter une nouvelle Constitution qui a ouvert la voie au pluralisme politique, autorisé la création de syndicats autonomes et libéralisé le champ médiatique.
Vingt et un ans après, que reste-t-il du rêve de libertés portés par le 5 Octobre ? Tout le monde s’accorde à dire que dans les faits, les Algériens ne se sont réellement sentis libres qu’entre 1988 et 1992, soit durant ce que l’on a appelé la parenthèse enchantée. Au-delà, il faut sans doute être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître que la démocratie tant espérée n’est pas au rendez-vous. A contrario, l’amendement de la Constitution opéré l’année dernière pour permettre au président de la République de briguer un troisième mandat constitue la preuve que le pays a régressé. Au regard aussi des difficultés rencontrées par les syndicats autonomes et les partis politiques de l’opposition pour mener leurs activités, le système renoue dangereusement avec ses réflexes du passé. Aujourd’hui, le 21e anniversaire du 5 octobre 1988 est là, justement, pour nous rappeler que la démocratie n’est pas irréversible. Malheureusement, à l’exception de quelques associations qui ont décidé de braver les interdits pour célébrer cette date symbole, personne n’a l’air de se souvenir du 5 Octobre et d’avoir réellement conscience du danger.
Par Zine Cherfaoui
Daho Djerbal-Directeur de la revue Naqd : « Ce n’est pas encore de l’histoire »
La dégradation des conditions sociales, la baisse du pouvoir d’achat, l’envolée des prix des produits de première nécessité et la stagnation des salaires sont autant d’éléments qui ont été relevés par la Coordination interuniversitaire pour la démocratie après le 5 octobre 1988. Daho Djerbal, directeur de la revue Naqd d’études et de critique sociale, revient sur cette page de l’histoire de l’Algérie.
– Que font les spécialistes pour rafraîchir la mémoire collective ?
– Les traces matérielles en termes historiques sont encore là. D’ailleurs, la revue Naqd va mettre bientôt sur son site (http://www.revue-naqd.org) trois numéros produits entre 1988 et 1989. Il s’agit du travail accompli par la Coordination interuniversitaire pour la démocratie qui a eu à plancher sur cette date marquante de l’histoire moderne de l’Algérie. Il s’agira ainsi non seulement d’accéder librement à ces travaux, mais également de replonger dans la chronologie des événements et bien évidemment, les résultats des tables rondes organisées à l’époque par cette coordination.
– On ne voit pas beaucoup de publications sur ces événements …
– Il y a eu de nombreux écrits sur les périodiques, notamment les revues spécialisées, mais également on a vu de nombreux livres qui ont traité du sujet. Les auteurs ont tenté d’aborder différents points, chacun selon son champ de spécialisation.
– Où peut-on situer aujourd’hui la date du 5 Octobre ?
– Les événements du 5 octobre 1988 ne peuvent pas être encore considérés comme de l’histoire au sens classique et académique du terme. C’est encore trop tôt de l’appréhender dans ce sens-là. Il s’agit, donc, pour l’instant tout juste de ce qu’on peut appeler l’histoire des temps modernes.
Par Salah Eddine Belabes
Mohamed Korso-Professeur d’histoire : « D’autres soubresauts peuvent éclater »
Mohamed Korso, professeur d’histoire à l’université d’Alger, relie directement le 5 octobre 1988 au contexte social actuel, qu’il considère tout aussi bouillonnant.
– Pourquoi n’y a-t-il pas eu capitalisation de la révolte du peuple ?
– L’impact social et culturel des événements du 5 octobre 1988 a été malheureusement mis en second plan par les années du terrorisme en Algérie. Donc le terrorisme a grandement contribué à l’occultation de ce soubresaut social qui demeure, malgré les manipulations, la révolte des plus démunis. C’est d’ailleurs pourquoi, à chaque fois qu’il y a de nouveaux soubresauts populaires, surtout au niveau local, le souvenir du 5 octobre 1988 émerge. C’est le petit peuple qui a payé le prix le plus fort et il est de son droit d’exiger une amélioration de ses conditions de vie.
– Que peut-on donc faire aujourd’hui ?
– Aujourd’hui, il faut dire que le malaise est grand et le travail justement des universitaires est d’alerter les pouvoirs publics qui doivent donc prendre des dispositions sociales et économiques sérieuses en direction, surtout, de la jeunesse, de l’élite et des forces libres du pays. On ne doit pas continuer à écouter les structures où les « béni-oui-oui », tout en connaissant les problèmes qui affectent l’Algérie actuellement, tentent de les cacher. Le pays a besoin d’une approche critique qui donne de l’écoute aux autres, car le risque est grand de voir éclater à tout moment d’autres soubresauts aussi catastrophiques que ce qui s’est passé en 1988.
– Comment matérialiser, pour les générations futures, un tel fait d’histoire ?
– Malheureusement, jusqu’à présent, il y a encore une vision passéiste par rapport à l’appréciation du 5 octobre 1988. Les historiens doivent prendre du recul et surtout du courage pour pouvoir faire un traitement sérieux. La documentation principale fait défaut, en plus de l’invisibilité de certains actes et des mains qui ont tiré les ficelles de ces événements. L’intérêt, aujourd’hui, est de collecter des témoignages et de savoir comment cela a été vécu à l’époque. Le département histoire de l’université n’a pas encore accaparé ce fait d’histoire politique.
Par Salah Eddine Belabes
Chronique d’une histoire non écrite
Premiers jours d’octobre 1988. La voici soudain seule dans l’appartement déserté d’un ami. Dans la ville, des jeunes, des enfants manifestent, défilent, détruisent. La police bat en retraite. L’armée dans la ville. Les chars, la nuit. L’insurrection. Le sang dans les rues… »
C’est ainsi qu’Isma, l’héroïne du roman Vaste est la prison d’Assia Djebar, découvre, ébahie, les événements qui vont bousculer l’ordre de sa vie. Rares sont les écrivains algériens qui ont évoqué les émeutes du 5 octobre 1988 dans leurs ouvrages. Contrairement aux événements phares, les émeutes du 5 Octobre n’ont pas été l’objet de grandes œuvres littéraires, cinématographiques ou artistiques. Dans son livre Poste restante, Alger, rédigé en forme de lettre aux Algérois, l’écrivain Boualam Sansal regrette « l’échec » de la révolte du 5 Octobre. « Les jeunes eurent à peine le temps d’incendier les murs de l’administration et les magasins d’Etat que tout est rentré dans l’ordre », écrit-il. Et de poursuivre : « En règlement du solde, il nous fut accordé de dire ce que nous pensions à la fin. »
L’auteur de Harraga se moque de la multiplication des partis et de la profusion des réclamations. « Nos revendications sont parties dans toutes les directions et elles étaient rien de moins que folles : la charia ou la mort, l’Islam et la liberté, la démocratie pleine et entière sur-le-champ, le parti unique à perpette, le marché et l’Etat, l’autocratie et l’économie de guerre, le communisme plus l’électricité, le socialisme plus la musique, le capitalisme plus la fraternité, le libéralisme plus l’eau au robinet, l’arabité avant tout, la berbérité de toujours », écrit Boualam Sansal, cinglant. Et l’auteur de prévenir que « le devoir de vérité et de justice ne peut tomber en forclusion. Si ce n’est pas demain. Nous aurons à le faire après-demain. Un procès est un procès, il faut le tenir. On doit s’y préparer ». Kateb Yacine devait se consacrer à une œuvre dédiée aux émeutes d’Octobre. Sa mort, survenue en octobre 1989, laissera son œuvre inachevée. De son analyse sur ces événements-phares de l’histoire récente de l’Algérie, il ne reste plus qu’une contribution publiée dans le journal français le Monde dont une grande partie aurait été « censurée ».
Mais de la révolte d’Octobre subsistent surtout les récits de journalistes, témoins muselés durant les émeutes. Abed Charef estime dans 1988, un chahut de gamins que « l’histoire du 5 Octobre reste à écrire. Elle le sera un jour, car elle a coûté trop cher. Non pas seulement en termes matériels, mais surtout en termes de traumatismes collectifs profonds et indélébiles, parce que gravés dans les mémoires par les souffrances et les pertes humaines ». Dans l’ouvrage Octobre, ils parlent, Sid Ahmed Semiane, ancien chroniqueur vedette, fait un travail minutieux de recherche pour faire parler quelques-uns des acteurs d’Octobre. Il a sorti, plus récemment, un autre ouvrage consacré aux émeutes de 1988 intitulé Au refuge des balles perdues. Il y écrit : « 5 octobre 1988. Je n’avais pas encore dix-sept ans et les chars étaient déjà là, dans la rue, pivotant dans une rotation chaotique, leurs canons prêts à cracher du mépris. Il y a des dates qui ressemblent à des tremblements de terre devant lesquels s’avoue vaincue la tectonique. C’est effrayant un char en dehors d’une caserne. C’est comme un fauve affamé en dehors d’une cage ; il ne fait pas bon se trouver sur son chemin. »
Dans un autre registre, Merzak Allouache, qui n’était pas encore le cinéaste qui faisait exploser les box-offices en France, est parti à la rencontre des jeunes révoltés, recueillant des témoignages sur la torture, interviewant des militants politiques et rencontrant des représentants des mouvements féministes. Il en naîtra des films documentaires : L’Algérie en démocratie et Femmes en mouvement. Tout cela reste néanmoins insuffisant par rapport à l’ampleur des événements, dont ont ne connaît pas encore tous les contours.
Par Amel Blidi