Octobre 1988 en Algérie: 1989 : Kasdi Merbah, ou la démocratie endiguée

Octobre 1988 en Algérie

L’analyse de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire Extrait de : Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire , Françalgérie, crimes et mensonges d’États , La Découverte, Paris, 2004 (édition de poche : La Découverte, Paris, 2006).

Chapitre 6: 1989 : Kasdi Merbah, ou la démocratie endiguée

Au cours du mois d’octobre 1988, deux polémiques secouent l’opinion algérienne : l’une est lancée par le ministre de la Justice, Mohamed Chérif Kherroubi, qui estime contre toute évidence à seulement 3 743 personnes le nombre de personnes arrêtées ; l’autre porte sur le nombre de morts : 159 officiellement, plus de 600 selon les hôpitaux, 1 027 selon les associations (1). L’objectif pour les autorités est évidemment de minimiser l’ampleur de la répression, mais aussi d’éviter que soient creusées les questions qui pourraient gêner.

Comme celle-ci : pourquoi les arrestations et surtout les tortures se sont-elles poursuivies de façon massive alors que tout était censé avoir été réglé par le discours du président, le 10 octobre ? C’est que les tortures ne servent pas à collecter du renseignement, pas même à punir. Elles ont surtout une vocation « pédagogique » : faire comprendre à la population que le « renouveau démocratique » promis s’inscrira dans un carcan fort étroit, où tout franchissement des « lignes rouges » – nous y reviendrons – sera sévèrement châtié. Pourquoi les victimes sont-elles maintenues en prison longtemps après leurs supplices ? Outre l’objectif de laisser se cicatriser les blessures, l’abandon des peines lourdes prononcées sera une « monnaie d’échange » appréciable, à troquer contre un soutien au pouvoir : être gracié alors que l’on vient d’écoper de dix ans de prison a de quoi contenter les plus obstinés.

Mobilisation contre la torture

Comme toujours, l’opération d’Octobre visait à faire d’une pierre plusieurs coups : créer un climat d’horreur pour rendre inenvisageable le maintien du système tel qu’il perdure depuis 1962 ; torpiller les échéances prochaines et imposer Chadli comme seul interlocuteur susceptible d’assurer le basculement promis vers la « démocratie » ; frapper les esprits, briser les reins à ceux qui ambitionneraient de se présenter comme une alternative politique dans le futur ; canaliser la révolte de la population, de sorte que le simulacre de démocratie puisse passer sans encombre, entre gens de bonne compagnie, en vase clos. Seul « hic » pour Chadli et son entourage : l’extrême violence de la répression choque profondément l’opinion internationale et l’opinion algérienne, qui vont réagir.

Dès le 13 octobre, à Paris, plusieurs des signataires du fameux « Manifeste des 121 » (qui, en septembre 1960, avait appelé à l’insoumission au cours de la deuxième guerre d’Algérie) expriment leur sentiment de révolte dans Le Nouvel Observateur  : « En 1960, nous avons signé un texte contre la guerre d’Algérie. [.] C’est avec cette même conviction que nous disons aujourd’hui notre indignation (2). » Au fil des jours, des signes inquiétants parviennent d’Alger. De retour d’une mission en Algérie pour l’association Médecins du monde, le docteur Dinah Vernant révèle que l’accès aux hôpitaux y est « strictement interdit » à tout médecin étranger (3). De son côté, Amnesty International demande au président Chadli d’ordonner une enquête urgente sur les nombreux civils tués lors des émeutes, alors que des avocats de Paris manifestent à leurs collègues algériens leur « solidarité dans la mission qu’ils conduisent sans désemparer (4) ».

Fin octobre, une vingtaine d’« anciens internés politiques » durant la deuxième guerre d’Algérie, dont Henri Alleg (militant communiste engagé aux côtés du FLN et auteur du terrible livre La Question , publié en février 1958 (5)), Josette Audin (veuve de Maurice Audin, militant communiste arrêté et tué à Alger par les parachutistes français, en juin 1957 (6)) et Christian Buono, adressent une lettre ouverte à Chadli, publiée par Le Monde  : « Les témoins sortis des mains des tortionnaires d’aujourd’hui parlent [de viols] dans les mêmes locaux – telle la villa Sésini – qu’utilisaient les spécialistes d’il y a trente ans. [.] Il s’agit aussi, le plus souvent, d’enfants et de très jeunes gens. Il s’agit de personnes arrêtées chez elles simplement parce que leurs noms figuraient sur quelque liste et sans aucune justification légale (7). »

En Algérie même, des organisations pourtant proches du pouvoir se mettent à douter. Certains membres de la Ligue des droits de l’homme officielle (présidée par M e  Miloud Brahimi) renoncent par exemple à toute tutelle, si bien que trois d’entre eux, Abderrazak Bekkal, Abdelkader Ould-Kadi et le dramaturge Abdelkader Alloula, sont interpellés dès le samedi 8 octobre. Un autre, Abderrahmane Fardeheb, est recherché par les services algériens, alors qu’il se trouve en Europe (8). Sous l’impulsion de l’avocat oranais M e Mahi Gouadni, la section Ouest de cette Ligue produit un travail considérable. « Il n’y a pas de mots suffisants pour dénoncer ce qui a été fait », dira celui-ci lors d’une conférence à Alger le 16 novembre, à laquelle assistera l’avocat français Jacques Vergès, avant de relater des faits de torture dont la seule lecture fait froid dans le dos, sur des gens dont les arrestations ont été opérées dans l’« illégalité la plus flagrante » (9).

Pour Larbi Belkheir et son entourage, le danger est réel, surtout parce que ces initiatives trouvent un écho à l’étranger. Ainsi, s’appuyant sur un rapport dressé par la Ligue présidée par M e Abdennour Ali Yahia, le juriste argentin Alejandro Teitelbaum, représentant de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) à Genève, demande le 23 novembre à la sous-commission des droits de l’homme des Nations unies une enquête sur les violations des droits de l’homme durant les émeutes.

Et les représentants les plus actifs des classes moyennes algériennes – médecins, enseignants, étudiants, journalistes, avocats, syndicalistes, commerçants. – se mobilisent, tous solidaires, comme si, face à un régime qui les a longtemps abusés, ils tiennent enfin la preuve absolue de sa nature abjecte. Mais cette mobilisation va vite être contrée.

L’étouffement

En novembre, au cours d’une assemblée générale à l’hôpital Mustapha d’Alger, quelque cinq cents praticiens décident de créer une « Union autonome » de médecins, indépendante du FLN. Une manifestation qu’ils prévoient quelques jours plus tard est interdite. Un rassemblement plus vaste est convoqué à l’université de Bab-Ezzouar, où une marche pacifique est décidée. Mais elle ne pourra pas plus franchir les cordons de police dressés sur son chemin (10). Les forces de police, apparemment si impuissantes à contenir quelques centaines d’adolescents, retrouvent subitement leur pleine efficacité face à des adultes déterminés, dans un État où la liberté est censée avoir recouvré ses droits.

Le 2 novembre 1988, à Bouzaréah, l’actrice française Isabelle Adjani (dont le père est algérien) s’adresse aux étudiants à l’occasion d’un meeting en présence de M e  Ali Yahia : « Je suis contente d’avoir pu m’inviter à ce rassemblement au nom des droits de l’homme et de ne pas y avoir été invitée par un gouvernement. Je veux que la jeunesse française vous soutienne et qu’elle soit indifférente aux intérêts économiques de l’État français, dont je n’ai rien à faire (11). » En réaction, oubliant toute décence, l’hebdomadaire Algérie-Actualité , organe officieux de la présidence, publie le lendemain le courrier d’un improbable lecteur attaquant violemment M e  Ali Yahia, jugé indigne d’être le « chantre des droits de l’homme » du fait qu’il a siégé en tant que ministre dans un gouvernement sous Boumediene, où « la torture et les éliminations physiques étaient des pratiques courantes ». « Quand il était membre du gouvernement, il était enthousiaste pour étouffer les voix et torturer les citoyens et les nationalistes, sous prétexte qu’ils étaient déraisonnables », accuse même El-Chaâb . Sur la présence d’Isabelle Adjani à ses côtés, le quotidien arabophone du FLN n’hésite pas à écrire : « S’agit-il de visées personnelles, d’une profonde volonté de vengeance et de parvenir au pouvoir, même si cela doit passer par l’importation de putains ? »

M e Ali Yahia ne trouvera que la revue clandestine Tafsut (12) pour publier sa réponse, où il relate les circonstances de son passage au gouvernement comme ministre des Travaux publics puis de l’Agriculture, du 10 juillet 1965 au 30 septembre 1967, période durant laquelle il estime ne s’être « ni dénaturé, ni trahi », ni avoir « mené de combat douteux ». S’adressant au directeur d’ Algérie-Actualité , Kamal Belkacem, il écrit   : « Vous êtes un journaliste au garde-à-vous, qui favorise la double manipulation de l’opinion par la désinformation, la distorsion des faits et la censure par omission. »

Le lundi 12 novembre, l’hebdomadaire Révolution africaine prévoit d’organiser une table ronde sur les droits de l’homme. Invité à y participer avec les différentes ligues des droits de l’homme (en présence de représentants du ministère de l’Intérieur), Noureddine Kherrout, sévèrement torturé, est surpris de se voir demander par les responsables de la revue « de parler des droits de l’homme mais pas de la torture (13) ». La table ronde ne se tiendra pas, les intervenants ayant refusé de se plier à cette odieuse exigence.

Malgré les entraves qu’il rencontre, le Comité national contre la torture – animé notamment par des personnalités comme les professeurs Djillali Belkenchir et Mahfoud Boucebsi ou l’avocat Abdallah Fathallah, lesquels connaîtront tous trois, nous le verrons plus loin, un destin tragique durant la « sale guerre » – décide la tenue d’un procès populaire le 29 décembre à Alger, pour démontrer la nature systématique de la torture en Algérie depuis 1962 (14). Il ne pourra pas non plus avoir lieu, la salle qu’il sollicite lui ayant été refusée par les autorités. M e  Miloud Brahimi est bien obligé de constater ce jour-là que ces mesures « constituent des atteintes graves aux espaces de liberté [.], en totale contradiction avec le discours officiel », dénonçant ainsi une « normalisation sournoise ».

Le mardi 10 janvier 1989, la Française Hélène Jaffé, présidente de l’Association pour les victimes de la répression en exil (AVRE), est expulsée peu après son arrivée à l’aéroport d’Alger, bien qu’elle ait été munie d’un visa d’entrée. Elle venait pour faire un exposé médical sur les séquelles physiques de la torture (15). Deux membres de Médecins du monde, Dominique Monchicourt et Dinah Vernant, sont refoulés dans les mêmes conditions. Malgré les pressions, la journée d’étude est organisée à Alger le 11 janvier sur le thème « Le médecin face à la torture » (16). L’historien Mahfoud Kaddache y souligne que la lutte contre la torture est inséparable de celle pour la démocratie. Un imam, cheikh Mohamed Saïd, y affirme le rejet de la torture par l’islam et un journaliste estime qu’il existe une « alliance de fait entre tortionnaires et censeurs ». Un médecin, un dentiste, un syndicaliste, un journaliste et un universitaire révèlent qu’en répondant à une convocation de la DGPS, ils s’y sont fait dire : « La récréation est terminée » et « l’agitation doit cesser ». Le quotidien du FLN El-Chaâb ne verra dans cette rencontre que la présence insupportable d’une « partie étrangère, notre ennemi d’hier qui ne réagissait pas aux boucheries collectives de l’armée française (17) ».

Profitant de la lame de fond qui secoue néanmoins le pays, des journalistes tentent de leur côté de s’organiser hors des structures du parti. Six mois avant les émeutes, le 9 mai 1988, certains d’entre eux avaient tenté de briser les liens de sujétion qui les liaient au pouvoir en créant le Mouvement des journalistes algériens (MJA). « La dévalorisation de notre métier constitue une grave atteinte à la crédibilité de l’information nationale, avec en prime un journalisme qui s’oriente dangereusement vers un fonctionnariat débilitant et une catégorie de rédacteurs porte-plume sans impact sur le citoyen (18) », écrivaient-ils. Dans un manifeste remis au ministre de l’Information Bachir Rouis, ils tiraient la sonnette d’alarme sur leur profession, qu’ils décrivaient dans des termes peu équivoques : « Articles sans vie, vides de sens, plats et insipides », « inquisition intellectuelle ». La réponse à leurs doléances fut une revalorisation des salaires de 50 %. quelques jours à peine avant les émeutes.

Le 10 octobre 1988, jour du massacre de Bab-el-Oued, quelque soixante-dix journalistes remettent à l’AFP un communiqué qui va avoir un retentissement mondial : ils « condamnent l’utilisation violente et meurtrière de la force armée et l’inconséquence avec laquelle l’ordre a tenté d’être rétabli », dénoncent le fait que leur travail se fait « au mépris de toute éthique professionnelle et du droit élémentaire du citoyen à l’information » et regrettent d’être « interdits d’informer objectivement » (19).

Le 20 janvier 1989, le rédacteur en chef du quotidien oranais El-Djemhouria (La République), Habib Racheddine, est limogé le lendemain même de la parution dans son journal d’une enquête étayée sur l’attribution de logements et de lots de terrain dans la wilaya de Mostaganem, mettant en cause une famille influente. Il s’agit en fait du gendre du président Chadli Bendjedid, Lahouel Kaddour, dont les malversations sont notoires (20). Le journaliste justifiait ainsi ce travail : « Dans ce journal, nous croyons que l’État de droit ne peut exister qui si la loi est au-dessus de tous. » De toute évidence, une croyance qui doit au plus vite être démentie. Le 31 janvier 1989, il est inculpé de diffamation et d’outrage à corps constitué avec deux de ses journalistes.

Ce ne sont là que certaines des initiatives les plus en vue, qui attestent que la société, censée être laminée, est tout de même bien vivante et prête à reprendre son destin en main. Mais le pouvoir ne l’entend pas de cette oreille, car de telles manifestations de la liberté sont hautement périlleuses pour lui : leur extension saperait les fondements du système. Manipulation, intimidation, menace, interdiction, expulsion, arrestation, censure, invective, calomnie, voilà quelques mots par lesquels l’État algérien se distingue en ce début d’ère « démocratique ».

Le 6 mai 1989, le Parlement ratifiera la convention internationale contre la torture, ce qui fera réagir le Comité national contre la torture : « Le comble de l’ironie est atteint quand les parlementaires votent la ratification de textes internationaux contre la torture sans jamais mettre en question celle qui a ravagé l’Algérie en octobre 1988 », s’indigne-t-il dans un long communiqué, ajoutant qu’il est étonnant que les députés « n’aient pas cru nécessaire jusqu’à présent de prendre position, au moins par une simple condamnation verbale, sur l’atteinte à l’intégrité physique et morale qu’une partie de la nation algérienne a subie en octobre (21) ». Si cette ratification peut sembler aller dans le bon sens, elle entre surtout dans la technique habituelle du double langage, l’un fait de bonnes intentions pour l’étranger, et l’autre de mensonges à usage interne.

L’auto-amnistie des criminels

Dès le lendemain du massacre d’octobre, les responsables de la répression ne perdent pas de temps pour organiser l’absolution de leurs crimes. L’opération sera très habilement menée, en plusieurs temps.

Le 26 octobre 1988, faisant écho à des étudiants qui réclament (par une grève de la faim) l’amnistie en faveur des personnes condamnées durant les émeutes, M e  Miloud Brahimi, président de la Ligue des droits de l’homme créée un an et demi plus tôt avec le soutien du pouvoir, affirme dans un communiqué publié par Algérie Actualité  : « Pour que l’apaisement social intervienne, [.] l’amnistie est nécessaire. » Si, venant d’étudiants, la bonne foi d’une telle requête peut à la rigueur être admise, elle surprend dans la bouche d’un président d’une Ligue des droits de l’homme, surtout qu’il la justifie ainsi : « En définitive, c’est grâce à eux que le pays a pris conscience de la situation catastrophique dans laquelle il était. » Pourquoi, dans ce cas, requérir l’amnistie des victimes innocentes et non le châtiment légal des tortionnaires et des généraux qui ont fait sauvagement tirer dans la foule ?

En invitant les victimes à accepter cette grâce, on accrédite définitivement leur culpabilité, et on fabrique une de ces monnaies d’échange de dupe, qui justifiera plus tard un traitement équivalent de leurs bourreaux. Voilà de nouveau la marque de fabrique de Larbi Belkheir, qui revendiquera presque cet outrage dix ans plus tard, dans le livre Octobre, ils parlent (en osant regretter que l’amnistie finalement prononcée en novembre 1989 ait sonné le glas de la dynamique lancée pour faire traduire les tortionnaires devant les tribunaux : « Les choses sont restées en l’état et les enquêtes n’ont pas abouti, certainement à cause de l’enchaînement des événements qui se sont précipités en 1989 et la promulgation de l’amnistie générale (22). »).

Le lundi 31 octobre 1988, le président Chadli ordonne la mise en liberté provisoire de tous les détenus arrêtés durant les émeutes. M e  Miloud Brahimi se félicite de cette décision qui, selon lui, va « dans le sens de l’apaisement [.] et de la réconciliation des Algériens autour des réformes (23) ». Pouvait-il en aller autrement ? Non, car les Algériens doivent justement se prononcer le 3 novembre par référendum sur les « réformes (24) » et, partant, sur la reconduction de Chadli Bendjedid comme président. Que des centaines de jeunes continuent encore à être torturés quotidiennement dans les casernes importe peu pour le président de la LADH puisque, officiellement, ils sont tous libérés. La mécanique de l’amnistie est engagée.

Le 3 avril 1989, l’Assemblée adoptera deux lois, l’une portant sur la suppression de la Cour de sûreté de l’État et l’autre permettant (« dans le cadre de libérations conditionnelles (25) ») la mise en liberté de la plupart des détenus d’Octobre. Le 1 er  novembre 1989, des mesures de grâce seront accordées à cinquante et un membres du groupe de Bouyali condamnés en 1987 (26). Et le 29 juillet 1990, l’Assemblée nationale adoptera une loi d’amnistie des « crimes et délits contre les personnes et les biens commis à force ouverte pendant ou à l’occasion d’attroupement violents » d’avril 1980 jusqu’aux événements d’octobre 1988 et bénéficiant aux « nationaux condamnés, poursuivis ou susceptibles de l’être pour avoir participé antérieurement au 23 février 1989 [date d’adoption de la nouvelle Constitution] à une action ou à un mouvement subversifs ou dans le but d’opposition à l’autorité de l’État (27) ».

Pour être sûrs qu’il ne se trouvera personne pour la contester (28), la loi d’amnistie sera conçue pour profiter – dans un astucieux amalgame mêlant innocents et coupables – aux terroristes islamistes déjà condamnés (dont la plupart travaillent désormais pour la SM), aux exilés (qui pourront rentrer au pays sans être inquiétés, offrant ainsi leur caution au processus en cours), aux « victimes » d’Octobre et, bien sûr, à leurs tortionnaires.

Toutes ces manouvres, le marché honteux qu’elles camouflent (l’ouverture politique en échange de l’amnistie des criminels), auront raison de la dynamique lancée pour exiger que toute la lumière soit faite sur les exactions et que justice soit rendue aux victimes. Comme l’écrira fort justement la sociolinguiste Dalila Morsly, membre du Comité national contre la torture, dans Octobre ils parlent , « il est clair que les tortionnaires ont [par cette amnistie] déjà programmé l’oubli : effacer les traces, gommer les cicatrices, sécher le sang, cacher les instruments de torture, nier les faits, voilà ce que fait tout tortionnaire à la fin de son méfait accompli (29) ».

La restructuration de la Sécurité militaire

Et quoi de mieux, pour organiser cet effacement, que de désigner des boucs émissaires ? C’est ce qui a été fait, on l’a dit, dès la fin du mois d’octobre 1988, avec le double limogeage du secrétaire général du FLN et du chef de la branche « civile » de la SM, le général Lakhal Ayat. Mais l’éviction de ce dernier sert aussi – et surtout – à Larbi Belkheir à affirmer sa mainmise sur le véritable centre du pouvoir.

En remerciement des services rendus durant les « événements » (les hommes de son 90 e BPM – bataillon de police militaire – ont été particulièrement féroces dans la répression des émeutes d’octobre), le général Mohamed Betchine, qui dirigeait la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), remplace le général Lakhal Ayat comme chef de la plus prestigieuse Délégation générale de la prévention et de la sécurité (DGPS), laquelle change de nom à cette occasion, devenant DGDS, Délégation générale à la documentation et à la sécurité (30) – cette valse de sigles est typique de la « schizophrénie » des « décideurs » militaires algériens, à la fois soucieux de discrétion et de formaliser leur pouvoir par des symboles mystérieux. C’est un homme discret, le colonel Mohamed Médiène, dit « Toufik », chef depuis 1986 du Département défense et sécurité à la présidence de la République, qui remplace Betchine à la direction de la DCSA, effectuant ainsi un pas important vers la consécration officielle.

Il s’agit là d’un vrai coup de maître de Belkheir, le responsable de ces nominations. Car la promotion de Betchine, un ancien maquisard, lui permet d’avancer masqué. Mais comme toujours dans le monde de Belkheir, cette désignation n’est que transitoire et Betchine devra, le moment venu, céder sa place. De plus, comme le note Mohammed Samraoui, « le général Betchine, qui avait vidé (au profit de la DCSA) la DGPS de certains de ses meilleurs éléments, se retrouvait à la tête de cette structure « civile » affaiblie [.] qu’il venait malencontreusement de dépecer (31) ».

La désignation de Toufik Médiène à la tête de la DCSA est tout aussi habile. Originaire de Bordj-Bou-Arreridj où il est né en 1939, cet homme hérite ainsi, poursuit Mohammed Samraoui, « d’une direction puissamment dotée en moyens matériels, que le général Betchine avait eu du mal à mettre en place, usant souvent de coups de gueule, au prix de nombreuses inimitiés (32) ». L’astuce est double, car Toufik Médiène, lui non plus, n’est pas un DAF. Il a rejoint l’ALN à vingt-deux ans, en 1961 et, à l’indépendance, il a été recruté par la Sécurité militaire, qui l’a envoyé suivre une formation dans les écoles du KGB. Affecté avec le grade de lieutenant à la 2 e région militaire, sous les ordres du colonel Chadli Bendjedid, il a côtoyé ensuite un « capitaine influent, Larbi Belkheir, alors chef d’état-major de la 2 e région militaire (33) ».

Voilà pour l’essentiel. Reste la façade politique, dont le ravalement restera comme la conséquence la plus spectaculaire d’Octobre 1988. Le FLN laissé groggy, son secrétaire général Mohamed Chérif Messaâdia écarté, le problème que constituait pour le clan Belkheir le congrès du parti est résolu et celui-ci peut maintenant se tenir. Mais il faut aller vite, ne pas donner le temps à la résistance de s’organiser. Plutôt que d’attendre décembre 1988 comme prévu, le 6 e congrès du parti est convoqué pour le 27 novembre. Après le référendum du 3 novembre sur les réformes, qui a recueilli officiellement plus de 92 % de voix favorables, qui songerait à proposer un autre que Chadli Bendjedid comme candidat aux élections présidentielles ? Mais pour éviter toute mauvaise surprise, ce dernier va être désigné secrétaire général du FLN en attendant de placer officiellement Abdelhamid Mehri comme second.

Le jour du congrès, Mohamed Chérif Messaâdia est assis ostensiblement aux côtés du général Abdellah Belhouchet, une autre victime du coup de balai, remplacé le 16 novembre comme chef d’état-major de l’ANP par le général Khaled Nezzar. À l’ouverture de la séance, l’hymne national se termine par un coup de théâtre : la fanfare omet pour la première fois le couplet où la France est nommément stigmatisée (34). Un brouhaha s’élève alors de l’assemblée : «  Hizb França  ! » (« parti de la France », insulte fréquente au sein du sérail.), scandent une vingtaine de délégués dans un coin de la salle. Voilà résumée la vraie capacité de nuisance des caciques du FLN : le chahut à huis clos du cancre qui digère mal sa punition. Désigné candidat unique à la présidence de la République, Chadli sera élu sans encombre le 22 décembre avec 81 % des suffrages exprimés. Le succès de l’« opération Octobre » est total.

Kasdi Merbah, un gouvernement de transition

Le 5 novembre 1988, Kasdi Merbah est nommé Premier ministre en remplacement de Abdelhamid Brahimi. Dans un contexte de choc frontal entre « clan des DAF » et « orientaux », d’extrême tension sociale, d’incertitude absolue, d’aspiration au renouveau, le choix est habile. Pour Larbi Belkheir, il fallait quelqu’un que l’on ne suspecterait pas d’être de son entourage, qui ait de la poigne mais qui n’ait pas beaucoup de poids, qui ne soit pas ardemment convaincu de l’opportunité des réformes politiques mais qui soit déterminé à mener les réformes économiques, un homme crédible mais vulnérable. C’est exactement le profil de Kasdi Merbah.

Car pour l’Algérien moyen, Merbah est toujours le chef occulte de la SM. Il est d’origine kabyle (même s’il est né au Maroc), mais les Kabyles le haïssent, ayant souffert de sa part mainte campagne de répression. Il pourra rassurer la vieille garde des anciens maquisards, qui verront en lui le défenseur de leur tendance face au clan Belkheir. Pour ce dernier, la crainte que suscite le personnage lui garantit qu’il pourra se débarrasser de lui au moment de son choix sans que personne ne crie au scandale. Bref, Kasdi Merbah est l’épouvantail idéal en ce temps de confusion absolue. D’autant que cette promotion lui ôtera l’envie de révéler les dessous du pouvoir, lui qui est réputé tout savoir sur tout le monde. Mais Larbi Belkheir est adepte de la méthode des poupées gigognes, et ne se contente jamais d’une seule défense. C’est ainsi, expliquera Nicole Chevillard, qu’on demande à Betchine de marquer Kasdi Merbah « « à la culotte », histoire de l’empêcher d’user des influences qu’on le suspecte d’avoir gardé dans l’ancienne SM (35) ».

Kasdi Merbah désespérait de jouer un jour un rôle de premier plan. La « monnaie d’échange » de sa résurrection est sans doute d’accepter de travailler sous les directives de Chadli – il s’en plaindra vivement lorsqu’il sera limogé -, avec notamment les ministres qu’il lui aura désignés. Nommé Premier ministre, il prend comme ministre des Affaires étrangères Boualem Bessaïeh, cet agent du MALG qui se consacra à espionner au profit de Boumediene les leaders du FLN qu’il devait protéger (36). Avec Sid Ahmed Ghozali aux Finances, Mohamed Ali Amar à l’Information et la Culture, cinq ministres du précédent gouvernement maintenus à leur poste et cinq autres qui changent simplement de portefeuille, le gouvernement Merbah peut difficilement être vu comme celui du renouveau et de l’esprit d’ouverture.

Même si son programme « social » passe sans encombre au Parlement, qui n’a pas pour habitude de discuter les textes qu’on lui soumet, dans tous les secteurs éclatent bientôt des conflits sociaux qui minent l’action du gouvernement. Mais Merbah a aussi des opposants au cour même de la présidence. Car, depuis près de cinq ans, on l’a vu (voir supra , chapitre 4), une petite équipe de technocrates travaille à la préparation des réformes. Organisée autour du secrétaire général à la présidence, Mouloud Hamrouche, composée de hauts fonctionnaires compétents, initiateurs des réformes de 1986 et 1987 et favorables à l’extension de l’ouverture en cours, cette petite équipe est prête à assurer la relève. L’alliance tactique entre Mouloud Hamrouche et Larbi Belkheir, chef de cabinet du président et parrain de l’État parallèle qui a la mainmise totale sur tout dans le pays, leur permettra quelques mois plus tard de se débarrasser de ce gêneur commun, Kasdi Merbah, une fois sa mission de transition accomplie.

Les vannes financières s’ouvrent

Si les crimes d’Octobre sont suivis d’un silence assourdissant de la part des officiels français, comme le dénoncent les articles de Claude Roy et André Mandouze dans Le Monde du 15 octobre 1988, il est un domaine qui connaît bientôt un nouveau dynamisme : celui des échanges commerciaux. Après avoir offert des « félicitations embarrassées » à Chadli au lendemain du référendum du 3 novembre, le président français François Mitterrand s’exprime le 23 novembre dans le quotidien Libération  : « J’entretiens de bonnes relations avec le président Chadli et nous avons fixé ensemble la meilleure voie possible pour nos deux pays. Je me réjouirai de le voir continuer sa mission. Le résultat du dernier référendum semble donner raison à sa démarche. Le reste est du ressort du peuple algérien. » Profession de foi noble s’il en est, sauf que le « reste » est une peau de chagrin.

Aussitôt après, commence le bal des discussions franco-algériennes visant à aider le pays à sortir du marasme économique. Un sondage réalisé par l’hebdomadaire Jeune Afrique révèle qu’une majorité de Français considèrent l’Algérie comme un pays ami et que 70 % d’entre eux estiment que la France doit maintenir ou accroître son aide (37). Cela tombe bien, car tant les responsables algériens que leurs homologues français ont une idée précise de la façon de prodiguer cette aide : régler le contentieux qui dure depuis 1986 sur le prix du gaz algérien exporté vers la France, explique Sadek Boussena, ministre de l’Énergie (l’accord de 1982, alors avantageux pour Alger, prévoyait l’indexation du prix du gaz sur celui du pétrole ; avec l’effondrement des cours du brut en 1986, cet accord était devenu très pénalisant pour l’Algérie). Il fait écho au ministre français des Affaires étrangères, Roland Dumas, qui avait émis la même requête dès le 12 octobre devant l’Assemblée nationale (38). Quelques jours plus tard, au micro d’Europe 1, Pierre Bérégovoy, ministre de l’Économie et des Finances, affirmait que pour aider l’Algérie à sortir des difficultés, la France « peut discuter du prix du gaz » et envisager de lui accorder des prêts de longue durée pour l’achat de biens français (39).

De fait, le 8 janvier 1989, la France accorde à l’Algérie 7 milliards de francs de crédits. Aussitôt après, le 12 janvier 1989, Gaz de France et Sonatrach s’accordent sur le prix du gaz algérien. Si la France tient tant à accorder ces crédits, présentés comme un acte de générosité envers la population algérienne, c’est qu’elle espère bien être la principale bénéficiaire d’un retour à la « santé » financière de l’Algérie : « Les crédits consentis par Paris à Alger visent à favoriser les achats en France », notamment de pièces de rechange pour l’automobile et l’industrie (40). En effet, la chute des recettes pétrolières et gazières a eu une conséquence dramatique pour les exportations françaises, explique Le Monde  : « Les échanges [avec l’Algérie] ont atteint à peine 17,5 milliards de francs en 1988, alors qu’ils ont culminé à 48,5 milliards en 1984. L’année dernière, la France a exporté vers l’Algérie pour 9,5 milliards de francs, alors qu’elle importait l’équivalent de 8 milliards (41). »

Mais cette cordialité retrouvée cache d’autres motivations : lorsque Pierre Bérégovoy signe avec son homologue algérien Sid Ahmed Ghozali l’accord sur les nouveaux crédits, il ne perd pas de vue la nécessité impérieuse de régler les autres contentieux existants entre l’Algérie et les sociétés françaises : Le Monde rappelle qu’ils sont nombreux et que ceux « de Bouygues pour une ligne de chemin de fer dans l’est du pays, de Fougerolles, Dumez, SAE et Bouygues à nouveau pour un gigantesque programme de construction de logements, des Chantiers modernes qui viennent de terminer les deux pistes de l’aéroport d’Alger, sont toujours sans solution », sans compter celui d’Air France (42).

Tout est prêt alors pour que François Mitterrand effectue une visite officielle en Algérie, les 9 et 10 mars 1989. À Alger, où il passe la nuit dans la résidence de son ami Chadli Bendjedid à Zéralda, le président français reçoit un accueil étonnamment chaleureux : « Portrait élogieux dans la presse et à la télévision, qui a largement couvert l’événement, et atmosphère volontairement détendue (43) ». L’« axe cordial Mitterrand-Chadli » s’affiche au grand jour, sans crainte de volées de Hizb França . De leur interminable tête-à-tête, on ne saura quasi-rien, sinon que Chadli « serait le meilleur choix possible face aux islamistes ou aux nostalgiques du boumedienisme », et que Mitterrand lui reconnaît deux qualités : être un « manouvrier » de premier ordre et un « homme de la terre (44) ».

Début avril 1989, la chaîne hôtelière Pullman annonce son intention de construire et de gérer 8 000 lits en coopération avec l’Office national du tourisme algérien. Le groupe français Accor prévoit quant à lui de construire une vingtaine d’hôtels dans le pays. Fin mars, Total obtient l’autorisation d’exploration pétrolière sur le sol algérien et se positionne en mai pour l’exploitation du champ gazier de Hamra, dans le sud, dont les réserves sont estimées à 100 milliards de mètres cubes. Le 14 mai, un accord pour le financement d’une usine de montage d’automobiles Fiat, à Tiaret, près d’Oran, est signé avec la Banque centrale italienne de développement ; et le 10 juillet, la firme Peugeot elle aussi annoncera la signature d’un protocole d’accord pour la construction d’une usine de voitures (ni l’usine Fiat, ni l’usine Peugeot ne verront jamais le jour, pour la raison simple que toute production locale contrarierait fortement les importations, première source de commissions).

Tout porte à croire que l’économie algérienne est en plein essor et que les rapports avec la France vont enfin sortir de l’ornière. Or, cette embellie masque une réalité nettement moins rose. Alors que la population sert d’alibi à toutes ces gentillesses, et que son niveau de vie entame une dégringolade qui ne connaîtra plus jamais de répit, elle ne profitera guère de ces flux. En effet, une part importante des emprunts servira à honorer les échéances de dettes contractées durant les deux décennies précédentes et ayant servi, on l’a vu, à financer des « éléphants blancs » qui n’ont jamais abouti à une production significative. Bref, la routine.

Le 26 juillet 1989, Pierre Bérégovoy, ministre français de l’Économie et des Finances, effectue une visite en Algérie. Au menu, le point sur la « réalisation des protocoles financiers signés avec l’Algérie et sur la ligne de crédit » dont bénéficie le pays. Concrètement, cela consiste à récupérer d’une main ce qui a été cédé de l’autre : « En ce qui concerne le protocole gouvernemental, les deux premières lettres d’imputation ont été signées mardi. Elles concernent des accords entre la société algérienne Sonelgaz et la CG2E-Alsthom pour 130 millions de francs d’une part, et un accord AMC-Télémécanique, d’autre part, pour 70 millions (45). »

Les discussions sur les contentieux pendants, avec Bouygues, Air France et autres, trouvent un écho favorable chez Sid Ahmed Ghozali, qui juge « indispensable » de les régler « d’ici à la fin de l’année ». Et, dans ces conditions, la France se montre disposée à toutes les largesses. « Un autre accord de principe est [ainsi] trouvé sur l’ouverture d’un nouveau crédit d’un milliard pour faire face aux échéances », c’est-à-dire pour permettre à l’Algérie de rembourser ses dettes, et d’affecter les 7 milliards précédemment accordés à l’achat de biens français – nous verrons plus loin comment ces accords déboucheront sur une crise, lorsque le prochain gouvernement décidera d’acheter non pas français, mais au mieux de la concurrence.

Le multipartisme et la construction d’une « démocratie sous contrôle »

Dès la fin octobre 1988, en tout cas, souffle un vent de démocratie. « L’effervescence est à son comble », écrit dans Le Monde Frédéric Fritscher : « Les forces vives de ce pays sont là, bien réelles, bondissant pour occuper le terrain, par crainte de voir s’évanouir l’opportunité de battre en brèche l’autorité du parti (46). » Cette atmosphère va perdurer, avec des hauts et – plus souvent – des bas, pendant près de deux ans : « De la mi-1989 à la mi-1991, l’Algérie a connu l’expérience démocratique la plus tumultueuse et la plus franche du monde arabe, écrira Abed Charef. Des manifestations regroupant des centaines de milliers de personnes se sont déroulées, sans donner lieu à des incidents significatifs (47). » « Durant le seul premier semestre 1990, ajoutera-t-il, 1 482 conflits sociaux sont signalés. 200 000 travailleurs se sont mis en grève pendant cette période (48) », sans que le moindre coup de feu soit tiré. La raison de cette relative quiétude laissée à la société civile est que Larbi Belkheir y veille : la « démocratie sous contrôle » qu’il pilote lui permet de consolider les assises de son réseau, en achevant notamment d’éliminer les derniers récalcitrants et en s’assurant qu’aucun des nouveaux partis politiques qui vont se multiplier ne lui fasse de l’ombre.

Le 11 février 1989, soit deux semaines avant l’adoption par référendum, le 23 février, de la nouvelle Constitution sanctionnant la fin du régime socialiste à parti unique et autorisant la création d’« associations à caractère politique », le leader kabyle Saïd Sadi prend tout le monde de vitesse en annonçant dans un meeting au vieux stade de Tizi-Ouzou la création du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Cette annonce ne fait en réalité qu’officialiser une entité existante depuis plus d’un an, mais maintenue secrète pour la plupart des militants de premier rang du Mouvement culturel berbère, dont ce parti se présente pourtant comme l’« expression politique ». Dès sa sortie de prison au printemps 1987, Saïd Sadi avait regroupé autour de lui la frange du MCB qui lui était acquise, ainsi que des militants proches du PAGS. Il lance maintenant une sorte d’OPA sur ce mouvement autonome, fort de sa réputation de plus fervent défenseur des valeurs de la démocratie, avec une couverture médiatique particulièrement complaisante à son égard.

Les militants du MCB découvrent cette manipulation dans la consternation et une brouillonne protestation. Saïd Sadi prendra leurs griefs, comme l’écrit Jean de la Guérivière dans Le Monde , « avec philosophie », de même que les « rumeurs qui circulent de son ralliement au pouvoir ». « M. Sadi et ses amis ont eu des contacts avec la présidence de la République algérienne, mais ils se défendent de s’être « laissés récupérer » », écrit le journaliste (49). Malgré ces dénégations, et même si on peut supposer que Saïd Sadi croit inscrire sa démarche dans le pragmatisme politique, il est difficile de ne pas y déceler la volonté du régime de « diviser l’opposition démocratique et mettre en difficulté Hocine Aït-Ahmed, dont le retour d’exil annoncé inquiète sérieusement le pouvoir (50) ».

Le 18 février, Ali Benhadj, Abassi Madani et d’autres prédicateurs font part à leur tour de leur intention de créer un parti pour « prendre en main le peuple et réaliser – inch’Allah – l’État islamique (51) ». La création du Front islamique du salut (FIS) sera annoncée officiellement le 10 mars (les fondateurs ne pourront déposer leur demande d’agrément que le 22 août). Nombre d’imams de renom, dont cheikh Ahmed Sahnoun, grande figure de l’islam politique algérien, estiment cette initiative prématurée et n’y participent pas.

Puis c’est l’avalanche des partis. Ahmed Mahsas, militant du mouvement national et ancien ministre de l’Agriculture, crée l’Union des forces démocratique (UFD). À Oran, naît le Parti de l’unité populaire (PUP), avec pour programme la généralisation de l’arabe et l’application de la chari’a . À Constantine, se déclarent le Mouvement des universitaires démocrates (MUD), le Mouvement des écologistes algériens (MEA) et le Parti national algérien (PNA, parti libéral). Le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA) de Ben Bella annonce son intention de participer à la nouvelle donne. L’Organisation socialiste des travailleurs (OST) de Louisa Hanoune (qui deviendra Parti des travailleurs), le Parti d’avant-garde socialiste (PAGS) de Sadek Hadjérès et d’Abdelhamid Benzine, le Parti social-démocrate (PSD), le Parti national pour la solidarité et le développement (PNSD), l’Union des forces populaires (UFP), le Parti du peuple algérien (PPA) de Mohammed Memchaoui, neveu de Messali Hadj, le Parti pour le renouveau algérien (PRA) lancent la valse des sigles, à donner le tournis. Un éclectisme brouillon qui dissimule mal le fait que plusieurs de ces partis sont créés à l’initiative de la Sécurité militaire.

Le faux « profil bas » de l’armée

Des événements d’octobre, l’armée sort salie. L’émoi général suscité par les centaines de jeunes qu’elle a mitraillés rendrait intolérable toute prétention ouverte de sa part à jouer un rôle politique de premier plan dans le futur. Profitant de la confusion qui règne encore sur les rapports de forces au sein de cette institution, les DAF entreprennent de la purger de tous les éléments gênants ou auxquels ils ne peuvent pas se fier. En novembre 1988, un remaniement de la hiérarchie militaire consacre la mise à la retraite forcée de presque tous les « anciens maquisards » du haut commandement (52). Outre le général Mejdoub Lakhal Ayat, la purge frappe les généraux Mohamed Alleg, Hachemi Hadjérès, Larbi Si-Lahsène, Zine-el-Abidin Hachichi, qui seront suivis en 1989 des généraux Liamine Zéroual, Abdelmadjid Chérif et Abdellah Belhouchet.

Pour que ce « nettoyage » se déroule sans heurts, il est conduit – comme toujours – au nom d’une opération d’assainissement et de « modernisation » de l’armée. Pour pacifier la situation interne et donner un gage de sérieux aux partenaires étrangers, l’armée se retire ostensiblement du champ politique. C’est d’abord la Constitution du 23 février 1989 qui lui ôte ses missions politiques. Puis c’est, le 5 mars 1989, une délégation composée des généraux Mustapha Cheloufi, secrétaire général du ministre de la Défense, Khaled Nezzar, chef d’état-major, Mohamed Attaïlia, inspecteur général de l’ANP, et du colonel Yahia Rahal, directeur central du commissariat politique de l’ANP, qui se présente au président Chadli pour lui annoncer la volonté de tous les officiers supérieurs de ne plus être membres d’office du comité central du FLN.

Le message se veut clair : l’armée ne saurait « s’impliquer dans le jeu complexe des tendances » car « elle se doit, en tant que force au service du pouvoir légal, de conserver intacte l’unité de ses rangs et la discipline de son engagement », affirme le colonel Yahia Rahal. El-Moudjahid y voit le signe que « l’ANP adhère pleinement au processus de démocratisation profonde » du pays.

Présenté unanimement comme le signe non équivoque de la mutation en cours, ce retour annoncé de l’armée dans ses casernes est, en termes militaires, ce que l’on qualifierait de « retrait tactique ». La démarche est nécessaire, pour laisser passer cette phase orageuse où l’armée est accusée des pires horreurs. Elle est utile pour que la vague de purges déclenchée par le clan Belkheir s’effectue sans encombre. Et surtout pour masquer le fait qu’il contrôle désormais l’essentiel de ce qui constitue toujours le cour du pouvoir réel, à savoir la direction de la SM et de l’armée de terre (laquelle est d’ailleurs moins « marginalisée » qu’on le dit, puisque l’article 24 de la Constitution, propice à toutes les interprétations, stipule qu’elle a pour « mission permanente la sauvegarde de l’indépendance nationale et la défense de la souveraineté nationale » et qu’elle doit « assurer la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays »).

La fin de Kasdi Merbah et la naissance du FIS

Le coup de force d’Octobre ayant permis, en quelques mois, d’opérer un profond ravalement de façade du pouvoir, la présence de Kasdi Merbah à la tête du gouvernement va bientôt devenir inutile, voire gênante. Comme à l’habitude, la méthode consiste pour Larbi Belkheir à éliminer celui qui a servi à couvrir l’élimination de tous les autres.

Dès mars 1989, un mois à peine après le vote de la nouvelle Constitution, Merbah se plaint d’une multiplication inexpliquée de grèves, qu’il impute à ceux qui « veulent affaiblir l’État », « pour démontrer que l’expérience démocratique actuelle ne nous convient pas (53) ». C’est dans la presse que commence la salve d’attaques contre le Premier ministre. Le 11 mai 1989, un éditorial d’ Algérie-Actualité rédigé par Kamal Belkacem, homme de Belkheir, est censuré par Kasdi Merbah. Montée en épingle, notamment dans le journal télévisé, l’affaire fera réagir la LADH de Miloud Brahimi qui y voit un retour à la « censure sauvage ». Il s’agit là d’une des multiples techniques du régime, qui, comme l’explique la journaliste José Garçon, revient à « mêler toujours le vrai et le faux, ce qui permet de mettre en avant des motivations nobles, pour masquer des buts parfois inavouables (54) ». En l’occurrence, cet incident ne fait qu’entamer une campagne de provocations contre le Premier ministre, pour préparer l’opinion à son départ imminent.

Peu à peu, la guerre d’usure contre Kasdi Merbah produit ses effets. À la présidence, on attendra cependant de lui faire signer quelques lois impopulaires et de le laisser présider à quelques remaniements malvenus. Ainsi, le 26 juillet 1989, l’Assemblée nationale vote un nouveau code de l’information, qui provoque un tollé. Hormis le maintien des journaux existants dans le giron du service public, c’est-à-dire du FLN, ce qui en dit long sur la réalité du pluralisme préconisé, une soixantaine d’articles de cette loi sont vivement contestés. Outre l’obligation faite à la presse d’utiliser la langue arabe et de respecter strictement les « valeurs arabo-musulmanes », la création d’un Conseil national de l’information et de la communication (CNIC), une « autorité administrative indépendante de régulation », soulève nombre d’interrogations. En effet, on voit difficilement ce qui justifie sa qualité d’« indépendante » lorsqu’on apprend qu’elle sera composée de deux journalistes élus, qui siègeront auprès de trois autres, nommés par le président de la République, et donc soumis de fait à la férule de Larbi Belkheir. Le rêve de liberté de la presse qui mobilisait les journalistes depuis plus d’un an, et que tout le monde croyait réalisé en octobre, s’est mué par la grâce du « processus de démocratisation » en triste chimère.

Le 9 septembre 1989, après s’être vu accusé en vrac de « prévarication », d’avoir « bloqué les réformes », de « faire le jeu des Français », etc., à peine trois jours après qu’il a signé l’agrément du Front islamique du salut (FIS), Kasdi Merbah est remercié (55). Après lui avoir mis les bâtons dans les roues, Larbi Belkheir justifie son limogeage au motif qu’il n’a pas su avancer. Kasdi Merbah refuse d’abord de céder la place, déclarant anticonstitutionnel son limogeage, avant de revenir à la « raison ». d’État et à l’« esprit de discipline ».

Il est remplacé par Mouloud Hamrouche. À la tête de son équipe de « réformateurs », il s’est donné pour objectif d’améliorer les « dispositifs de démocratisation » du pays et de lutter « contre les causes profondes de l’inflation, contre le développement des activités parasitaires et contre la gestion administrative de l’économie ».

Kasdi Merbah aura ainsi été le chef d’un gouvernement ayant servi à endiguer les initiatives démocratiques issues de la société. Mais de toutes les mesures qu’il a prises, celle qui sera le plus lourde de conséquences est l’agrément accordé au FIS. C’est le ministre de l’Intérieur Aboubakr Belkaïd, un fidèle de Larbi Belkheir, qui fut en vérité l’artisan principal de cette décision, mais on ne prête qu’aux riches. Et Kasdi Merbah en assumera tous les griefs. Pour nombre d’observateurs, cet agrément n’aurait jamais dû être accordé. Car la loi précisant les modalités d’agrément des « associations à caractère politique », votée le 5 juillet 1989, stipulait dans son article n° 5 que « l’association à caractère politique ne peut, en outre, fonder sa création ou son action sur une base exclusivement confessionnelle, linguistique, régionaliste ». Ainsi, selon Jacques de Barrin du Monde , « la décision du président algérien, en septembre 1989, de légaliser le FIS prit par surprise le roi du Maroc et le chef de l’État tunisien qui, quelques mois plus tôt, lors du premier sommet de l’UMA (Maghreb arabe), à Marrakech, avaient été dissuadés d’agir ainsi à l’égard de leurs propres intégristes par ce même. président algérien (56) ».

Preuve que ni Hassan II, ni le général Zine Abidine Ben Ali (qui avait renversé en novembre 1987 le vieil autocrate Habib Bourguiba), comme d’ailleurs l’immense majorité des Algériens et des observateurs étrangers, ne soupçonnaient alors l’influence de Larbi Belkheir sur le président Chadli et la sophistication de ses calculs pour affirmer son pouvoir de l’ombre. Car la coïncidence des dates ne laisse guère de place au doute sur le double pari d’apprenti sorcier de Belkheir : d’un côté, il confie – par Chadli interposé – la gestion de l’État à des technocrates honnêtes, l’équipe Hamrouche, en espérant qu’ils assureront l’indispensable modernisation de l’économie algérienne tout en garantissant la pérennité des circuits de corruption qu’il veut totalement contrôler ; et, de l’autre, il met en selle un parti islamiste radical dont il pense, grâce aux multiples « taupes » de la SM infiltrées au sein de sa direction, qu’il pourra à la fois le contrôler (57) et l’utiliser comme contrepoids pour brider les éventuelles velléités d’autonomie politique des « réformateurs » hamrouchiens.

La liberté politique espérée par les Algériens a vécu. Larbi Belkheir pense maintenant pouvoir déployer sa propre déclinaison de la démocratie. Mais, une nouvelle fois, tout ne se passera pas comme il le souhaite.

Notes

1. Jean-Pierre Péroncel-Hugoz , Le Monde , 15 décembre 1988.

2. Le Nouvel Observateur , 13 octobre 1988. Signataires : Hélène Balfet, Jean-Laurent Bost, Georges Condaminas, Hubert Damisch, Daniel Delorme, René Dumont, Robert Jaulin, Serge Lafaurie, Monique Lange, Claude Lanzmann, Henri Lefèbvre, Michel Leiris, Maud Mannoni, Maurice Nadeau, Jacques Panijel, Hélène Parmelin, Ernest Pignon, Bernard Pingaud, Maurise Pons, Jean-Bertrand Pontalis, Jean Pouillon, Madeleine Rebérioux, Jean-François Revel, Maxime Rodinson, Jean-Jacques Roland, Gilbert Rouget, Claude Roy, Françoise Sagan, Nathalie Sarraute, Claude Sautet, Robert Scipion, Anne-Marie de Vilaine.

3. Le Monde , 20 octobre 1988.

4. Le Monde , 29 octobre 1988.

5. Henri Alleg , La Question , Minuit, Paris, 1958.

6. Pierre Vidal-Naquet , L’Affaire Audin , Minuit, Paris, 1959 ; nouvelle édition : Minuit, Paris, 2000.

7. Le Monde , 29 octobre 1988.

8. Le Monde , 13 octobre 1988.

9. Frédéric Fritscher , Le Monde , 18 novembre 1988.

10. Frédéric Fritscher , Le Monde , 26 novembre 1988.

11. Le Monde , 4 novembre 1988.

12. M e Abdennour Ali Yahia , Tafsut , n° 12, janvier 1989.

13. Comité national contre la torture , Cahier noir d’octobre , op. cit. , p. 18.

14. Le Monde , 19 décembre 1988 ; 31 décembre 1988.

15. Le Monde , 12 janvier 1989.

16. Le Monde , 14 janvier 1989.

17. El-Chaâb , 11 janvier 1989.

18. Ghania Mouffok , Être journaliste en Algérie , Reporters sans frontières, Paris, 1996, p. 24.

19. Ibid ., p. 16.

20. Libération , 27 février 1989.

21. Le Monde , 29 juin 1989.

22. Larbi Belkheir , in Sid Ahmed Semiane (dir.), Octobre, ils parlent , op. cit ., p. 124.

23. Le Monde , 2 novembre 1988.

24. La question soumise à référendum porte sur l’acceptation ou non des amendements constitutionnels instituant la séparation des pouvoirs entre le chef de l’État et le Premier ministre. La nouvelle Constitution mettrait ainsi fin au monopole du FLN par l’« organisation démocratique de l’action politique ».

25. Le Monde , 8 avril 1989.

26. Curieusement, quinze islamistes de cette mouvance, dont Abdelkader Chebouti, Mansouri Meliani, Azzedine Baâ et Mohamed Amamra, ne seront pas concernés par cette grâce. Officiellement, ce renvoi tient à une bataille juridique entre avocats et ministère public pour savoir si ces hommes sont ou non des « politiques ». Nous verrons plus loin que cela répond à la volonté de la SM de les manipuler pour contrôler la mouvance islamique. Si le litige tombe à pic pour permettre ce renvoi, et leur maintien nécessaire en prison, il sera résolu « positivement » par leur libération le 25 juillet 1990, quatre jours avant l’adoption de la loi d’amnistie (voir Frédéric Fritscher , Le Monde , 17 octobre 1989).

27. Cette loi sera publiée au Journal officiel du 15 août 1990.

28. Le Comité national contre la torture et M e Abdennour Ali Yahia seront parmi les rares à protester.

29. Dalila Morsly , in Sid Ahmed Semiane (dir.), Octobre, ils parlent , op. cit ., p. 48.

30. Le Monde , 1 er  novembre 1988.

31. Mohammed Samraoui , Chronique des années de sang , op. cit ., p. 33.

32. Ibid.

33. <www.algeria-interface.com>, 2000.

34. Le Monde , 29 novembre 1988.

35. Nicole Chevillard , Algérie : l’après-guerre civile , op. cit ., p. 46.

36. Hocine Aït-Ahmed , L’Affaire Ali Mécili , op. cit ., p. 80.

37. Jeune Afrique , 30 novembre 1988.

38. Le Monde , 5 novembre 1988.

39. Frédéric Fritscher , Le Monde , 18 octobre 1988.

40. Le Monde , 1 er  mars 1989.

41. Le Monde , 10 mars 1989.

42. Le Monde , 11 et 14 janvier 1989.

43. Libération , 12 mars 1989.

44. Libération , 10 mars 1989.

45. Frédéric Fritscher , Le Monde , 29 juillet 1989.

46. Le Monde , 25 octobre 1988.

47. Abed Charef , Algérie, le grand dérapage , op. cit. , p. 17.

48. Ibid.

49. Le Monde , 15 février 1989.

50. Khalifa Saïd , « Le RCD », in Reporters sans frontières , Le Drame algérien , La Découverte, Paris, 1996, p. 159.

51. Le Monde , 23 février 1989.

52. Le Monde , 18 novembre 1988.

53. AFP , Le Monde , 28 mars 1989.

54. José Garçon , préface à l’ouvrage de Djallal Malti , La Nouvelle Guerre d’Algérie , La Découverte, Paris, 1999, p. 17.

55. Libération , 11 septembre 1989.

56. Jacques de Barrin , Le Monde , 11 juin 1991.

57. Ce que confirme dans son livre l’ex-colonel de la SM Mohammed Samraoui, qui explique que, à partir de la fin 1990, l’action de la SM visait notamment la « manipulation des « politiques » du FIS par le biais de membres de sa direction (comme Ahmed Merrani, Saïd Guechi, Bachir Lefkih, Ali Nassim Bouazza, El-Hachemi Sahnouni, Zebda Benazzouz) qui étaient en réalité des agents de la SM, dans le but de créer un climat de discorde à l’intérieur du parti et d’encourager les deux principaux chouyoukhs (dirigeants) à tenir un discours plus extrémiste » (Mohammed Samraoui , Chronique des années de sang , op. cit. , p. 96).