Les femmes entre Discrimination et inégalités : Précarité sociale et tabous
El Watan, 8 mars 2015
L’accès des femmes au marché de l’emploi s’est accéléré ces vingt dernières années. Les Algériennes s’imposent dans le monde du travail, dans le marché informel particulièrement. Mais derrière les chiffres en hausse, la précarité, les discriminations, le plafond de verre, le harcèlement moral et/ou sexuel… Les Algériennes subissent et s’accrochent.
Hassina a dû implorer, supplier pour avoir le droit de travailler après s’être mariée : «Je suis diplômée en droit et je ne voulais pas rester à la maison.» Il a refusé. «Tu n’as rien à faire dehors», répétait sèchement son mari. Six ans plus tard, la donne a changé. «Nous avons deux enfants et son salaire ne suffit pas.» Il a accepté que Hassina, 30 ans, travaille comme nourrice dans une petite crèche de quartier, à Alger. Ce sera ce job et aucun autre. Elle n’est pas déclarée à la Sécurité sociale, mais elle gagne 22 000 DA par mois. «Je sors de chez moi, je m’occupe et je vois du monde», s’enthousiasme-t-elle.
Hassina, comme tant d’autres femmes, est venue gonfler cette année encore les chiffres de la participation des femmes à l’activité économique. Le taux d’activité économique des femmes en Algérie – 14,9% en septembre 2014 – a triplé en vingt ans. Les Algériennes sont de plus en plus nombreuses à s’instruire et à travailler.
Une récente enquête de l’ONS révèle que 44,4% des salariés de sexe féminin ont un niveau universitaire, contre 10,7% seulement pour les salariés masculins. Pourtant, le «plafond de verre» entrave leurs carrières. Elles n’accèdent que très difficilement, voire rarement à une évolution de carrière normale, à des postes-clés ou à responsabilité.
Pis, elles alimentent, dans leur grande majorité, le marché informel où elles sont soumises à une grande précarité. «Le taux de femmes dans l’informel est estimé, en moyenne nationale en mars 2014, à 71,4%, selon la définition de la Banque mondiale. Le taux le plus important est dans les services : près de 97% de femmes travailleuses ne sont pas affiliées à la Sécurité sociale. Dans la manufacture, le taux est évalué à 80%. Peut-on parler ainsi d’une évolution positive de la femme sur le marché du travail ?» se demande M. Saib Musette, directeur de recherche au Cread.
«Voleuses d’emploi»
«Mon mari veut me protéger», justifie Hassina qui, au lieu d’exercer le droit, garde des enfants dans une crèche. «Les femmes qui travaillent dans des entreprises subissent beaucoup de pressions et prennent des risques», ajoute-t-elle. Elles sont effectivement nombreuses à se plaindre : violences, intimidations, harcèlement moral et sexuel… Même si la société change de visage grâce à une économie de plus en plus libéralisée et à des femmes de plus en plus déterminées à exister dans le domaine public, les coutumes et le conservatisme ont la peau dure. L’accès des femmes au marché du travail s’est accéléré ces vingt dernières années. Mais pas assez, semble-t-il. 36,3% des femmes inactives sont diplômées de l’enseignement professionnel, 16,8% ont des diplômes universitaires.
Ce qui amène Mohamed Saib Musette à penser que «l’entrée des femmes dans le monde du travail reste encore timide en rapport avec les taux relevés chez nos voisins (Tunisie et Maroc) qui partagent les mêmes cultures et traditions que l’Algérie». «Les freins à l’entrée des femmes ne peuvent être ramenés ainsi à des pesanteurs sociales», ajoute-t-il. Le spécialiste y voit deux contraintes majeures : «D’autres études plus approfondies doivent être conduites pour relativiser les données globales et il nous faut des mesures positivement discriminantes pour faciliter l’accès des femmes diplômées à l’emploi.»
Sarah, 35 ans, a été commerciale dans une multinationale pendant six ans, avant de s’installer à son compte. «Je devais toujours en faire plus que mes collègues hommes. C’était une lutte quotidienne», raconte-t-elle. «J’ai travaillé durant deux ans comme une acharnée pour avoir une promotion.» C’est un homme, moins qualifié et moins expérimenté qu’elle, qui l’a obtenue. «Ensuite, j’ai travaillé sous ses ordres, c’était frustrant.
C’est toi qui rédige les rapports et c’est lui qui les présente à la direction et après, quand tu sors dans la rue, on t’insulte et on t’accuse de voleuse de travail. L’Algérie devient un terrain hostile aux femmes», s’emporte-t-elle. Le pire, elle l’a vécu bien plus tard, lorsque le responsable financier s’est mis à laisser des mots doux sur son bureau et à l’approcher de trop de près.
Silence, on harcèle !
«Je n’ai pas pu me plaindre parce qu’il se trouve que le directeur aussi était connu pour avoir un penchant pour les jeunes femmes, je n’ai pas voulu lui donner le plaisir de me recevoir dans son bureau», raconte la jeune femme. Sarah en a parlé à un policier, contacté de manière
informelle : «Akhtik (Laisse tomber), ne dépose pas plainte, ils vont salir ta réputation et tu ne pourras jamais prouver quoi que ce soit !» Sous la pression et le stress, Sarah finit par démissionner. Depuis, elle s’est lancée à son compte. «Je suis patronne de moi-même et j’ai la paix», commente-t-elle dans un sourire.
Beaucoup de femmes n’ont pas cette chance. Au réseau Wassila, des femmes viennent se plaindre de violences subies sur leur lieu de travail. Celles qui osent déposer plainte sont rares ou font face au rejet. «Nous avons reçu un appel d’un groupe de lycéennes victimes de harcèlement et même d’abus sexuels de la part de leur proviseur.
Leurs parents ont déposé plainte, mais l’agresseur était défendu par sa communauté, qui a menacé les parents», raconte Dalila Djerbal, sociologue et membre du réseau Wassila.
Autre cas édifiant, qui a particulièrement retenu l’attention des militantes, l’histoire d’une femme de ménage victime de harcèlement de la part du DRH d’une grande entreprise de transport. Jour après jour, elle a appris à résister aux avances et aux menaces de licenciement en silence.
Dans son tourbillon de stress et de peur, elle a fini par réaliser que les années passaient et qu’elle en devenait malade. La jeune femme a développé une dépression nerveuse et un diabète, mais a continué de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Avec le soutien du réseau Wassila, elle a fini par déposer plainte.
Au bord de l’épuisement
«Nous avons décidé, au réseau Wassila, de la soutenir par un courrier à cette entreprise et au ministère des Transports pour dénoncer cet individu. Le ministère a accusé réception du courrier et n’y a jamais répondu, mais l’entreprise a refusé le courrier, protégeant ainsi le responsable de ce délit condamné par la loi pénale n°341 bis». explique encore Dalila Djerbal. Une histoire parmi tant d’autres.
Pour le sociologue Nordine Hakiki, «la société algérienne fonctionne avec une mémoire collective aux valeurs inversées». «L’inconscient social algérien qui puise ses valeurs dans le Coran ne donne paradoxalement pas de valeur à la femme.
On assiste donc à une accumulation d’injustices, de violences et de dépréciation subies par la femme autant dans le monde du travail et dans la rue que dans les foyers, qui relèvent du domaine psychiatrique», ajoute le sociologue.
Mahmoud Boudarène, psychiatre et docteur en sciences biomédicales, pense justement que les Algériennes sont soumises à un exercice psychologique complexe. «Il ne faut pas oublier que la société algérienne est machiste et que la femme reste – avec la ‘‘bénédiction’ de l’ordre social et institutionnel – confinée dans un statut qu’elle trouve très étroit.
Si elle peut avoir accès – la Loi fondamentale de notre pays l’y autorise – à des fonctions importantes, il n’en demeure pas moins que le code de la famille contrarie ce destin en faisant d’elle une mineure», explique le spécialiste. «Il n’est pas aisé pour elle d’assumer un statut de mineure et/ou d’épouse soumise en étant magistrate, avocate ou encore ministre», ajoute-t-il. Il y voit un jeu d’équilibriste qui mène forcément à «l’épuisement» puis à l’effondrement psychologique.
Bouredji Fella
Mouvement féministe algérien : Plusieurs décennies de lutte
Le 8 mars, Journée internationale des droits de la femme, est l’occasion pour des associations et des militantes d’évaluer leurs luttes, même si la plupart estiment qu’elles doivent observer une halte et faire leur bilan.
Les luttes pour la protection des droits de la femme en Algérie ne se sont jamais inscrites en marge de l’évolution de cette thématique dans le monde. Anticipant ou réagissant à des conjonctures, le mouvement féministe algérien a pu faire évoluer la question durant les trois dernières décennies. Qu’en est-il aujourd’hui ?La sociologue et auteure de Algérie, pause dans les mobilisations féministes ? Feriel Lalami, estime que «le mouvement féministe a pour objet la lutte contre les discriminations dont les femmes sont victimes. C’est dire que le champ des activités et le travail à accomplir sont immenses. Les mutations de la société algérienne font de cette demande une nécessité.
Entre des perceptions figées et les lois d’une part, et les évolutions dans les domaines économiques, de l’éducation et de la famille d’autre part, il y a un décalage». Elle explique que «depuis les années 1980 au cours desquelles les associations se sont affirmées par les luttes, en particulier contre le code de la famille, des avancées ont été constatées. Si l’on prend justement le code de la famille, il a fallu plus de vingt-cinq ans d’actions collectives pour que quelques timides modifications lui soient apportées».
A l’heure actuelle, Feriel Lalami observe que «la lutte contre les violences faites aux femmes commence à porter ses fruits après vingt années de dénonciation de cette hogra (injustice) : sanction du harcèlement sexuel au travail en 2004 et tout récemment la loi adoptée par l’APN qui pénalise les violences conjugales et dans les lieux publics, bien que des restrictions viennent en limiter la portée, en particulier la fin des poursuites en cas de retrait de la plainte par la victime».
Dans le même sillage, la sociologue constate que «les associations de femmes qui composent le mouvement féministe algérien font beaucoup avec peu de moyens. La plupart tentent d’aider les femmes en situations sociales extrêmes dans les démarches judiciaires complexes et coûteuses et en même temps de jouer leur rôle d’alerter l’opinion et les décideurs».
Critiques objectives
Pour sa part, la militante pour les droits de la femme, Nassima Hanifi, a un autre avis. Totalisant plus de 20 ans de lutte dans ce domaine, elle pense que «le mouvement pour la lutte des droits de la femme a régressé en Algérie». «Même durant les années 1990, nous étions plus efficaces», compare-t-elle. Mme Hanifi indique que «le mouvement a baissé les bras sur le terrain.
La plupart des associations sont devenues des façades. Elles se contentent de dénoncer des lois, mais le contact avec les femmes défavorisées et en détresse n’existe presque plus. La femme rurale est quasiment oubliée. Le mouvement féministe s’est embourgeoisé, du moment qu’il a quitté le terrain de la revendication. Les bailleurs de fonds y sont pour quelque chose. Il est bien d’organiser des séminaires et des formations, c’est toujours positif. Mais ce n’est jamais suffisant. Des associations préfèrent le confort au détriment du travail de proximité. Ceci sans oublier le sentiment de fatigue et de résignation qui a touché beaucoup de militantes.
Car elles ont l’impression que personne ne peut résister à ce système qui parvient à diviser». Sur ce dernier point, Mme Lalami souligne que «la conjoncture politique ne facilite pas les mobilisations collectives. La loi sur les associations promulguée en 2012 entrave sévèrement leurs activités, les mettant trop facilement sous le risque d’une interdiction administrative». Et de poursuivre : «Un climat politique fait de méfiance et de la peur de la récupération politique peut rendre ardue la rencontre entre luttes sociales et politiques d’un côté et luttes féministes de l’autre.
C’est la conjonction entre les luttes pour les droits des femmes stricto sensu et l’ensemble des autres luttes qui est difficile à réaliser pour le féminisme algérien.» Néanmoins, la sociologue considère positivement la continuité de la lutte : «Les femmes sont très actives. Nous avons, en ce moment même, la formidable mobilisation des femmes d’In Salah qui affrontent la répression et le poids des traditions pour défendre le bien le plus précieux, l’eau, contre la pollution par l’exploitation du gaz de schiste.» Pour sa part, Atika Belha, militante de la jeune génération, reste «perplexe» : «J’ai l’impression qu’au niveau du mouvement des femmes et de leurs droits, beaucoup de choses sont faites, alors qu’au niveau de la société, ça stagne. Nous ne sommes pas assez nombreuses à nous mobiliser. Nous peinons vraiment à faire entendre notre message aux femmes. D’ailleurs, le mot féminisme choque.»
La question qui se pose pour Atika est «comment faire pour que les femmes comprennent que nous sommes de leur côté ?» «C’est une lutte tellement subversive et nous n’en sommes qu’au tout début», juge-t-elle.
Bsikri Mehdi
Long combat et maigres acquis des femmes : Citoyennes sous tutorat
Une levée de boucliers a accompagné la présentation par le gouvernement du projet de loi amendant le code pénal relatif à la protection des femmes contre toutes les formes de violence. Des formations islamistes à l’Assemblée, rejointes par des salafistes sur les réseaux sociaux, ont dénoncé des amendements qui, selon eux, «disloqueront la famille». La contestation des formations conservatrices, qui se sont exprimées violemment dans l’hémicycle, n’a pas empêché l’adoption de ce texte.
Les femmes, longtemps oubliées par les pouvoirs publics et le législateur, bénéficient, depuis une dizaine d’années, de nouveaux droits. La réforme la plus importante a touché le code de la famille en 2005. «Le législateur algérien a attendu plus de vingt ans après l’indépendance pour adopter un code de la famille (loi n° 84-11 du 9/6/1984, JORA n° 24, ndlr). Il a encore attendu plus de vingt ans pour apporter les premières modifications à ce texte», estime Nahas Mahieddin, enseignant à la faculté d’Oran, qui a rédigé une contribution sur l’évolution du droit de la famille, publié par l’Année du Maghreb (2005-2006).
Examinés par une commission nationale, les amendements apportés au «code de la honte» ont porté principalement sur l’âge légal du mariage (19 ans), la limitation du rôle du wali (tuteur) de la future épouse, la filiation, la reconnaissance de maternité, la restriction de la polygamie ainsi que la suppression de l’autorisation de sortie du territoire pour la femme mariée.
Des juristes ont estimé que ces révisions, apportées sous l’impulsion intéressée du président Bouteflika, réélu à la tête de l’Etat une année auparavant, n’instaurent pas la légalité instituée par la Constitution (art.29). «La révision de ce texte (code de la famille, ndlr) n’a pas porté sur l’ensemble de ses dispositions, mais, tout en se limitant à quelques-unes d’entre elles, concerne en fait les dispositions les plus débattues au sein de la société et pour lesquelles il est difficile d’obtenir un consensus.
La réforme législative entreprise a porté donc essentiellement sur le mariage et sa dissolution ainsi que leurs effets. Si d’un point de vue statistique, moins de 15% des articles composant l’ensemble du code de la famille ont été revus puisque ne relevant que d’un seul titre, les changements ont toutefois été apportés sur près de la moitié (41%) de son contenu», précise M. Nahas.
Maître Nadia Naït Zaï, directrice du Centre d’information et de documentation sur les droits de l’enfant et de la femme (Ciddef), a salué cette «évolution» dans le droit personnel, mais estime néanmoins que le texte doit être carrément «abrogé et réécrit». «Des dispositions sont toujours maintenues, telles que la tutelle paternelle (wali) et la polygamie. Il faut qu’on fasse un toilettage complet de ce code pour permettre l’égalité entre l’homme et la femme», suggère l’avocate.
Volontarisme juridique et demi-mesures
D’autres amendements ont été apportés par le gouvernement aux différents textes depuis la révision du code de la famille de mai 2005. Petite révolution : le code de la nationalité révisé (article 06 de l’ordonnance n°05-01 du 27 février 2005) accorde désormais le droit à l’Algérienne de transmettre sa nationalité. En 2014, une révision du code pénal permet de dénoncer les discriminations à l’égard de la femme. Sauf que là aussi, l’Etat n’est pas allé au bout de la logique égalitariste réclamée, les nouvelles dispositions, qui énumèrent les droits politiques et économiques, «omettent» de mentionner l’exercice et la jouissance des droits civils.
Cette même année, un décret permet aux femmes violées par un terroriste ou un groupe de terroristes d’être indemnisées, en plus d’avoir le statut de victime du terrorisme. Les pouvoirs publics ont décidé de mettre en place une batterie de mesures au profit des femmes : quotas sur les listes électorales, centres d’accueil des femmes victimes de violence, Conseil national de la famille et de la femme, etc. Parmi les dernières mesures prises par le gouvernement figure la création, début janvier 2015, d’un fonds de pension alimentaire, annoncé une année auparavant (mars 2014) par le chef de l’Etat.
Les autorités ont décidé par ailleurs de lever les réserves sur des articles de la Convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ratifiée (Cedef) – décret présidentiel n°08-426 du 28 décembre 2008. «L’Etat a levé la réserve sur l’article 9.2, qui accorde à la femme des droits égaux à ceux de l’homme en ce qui concerne la nationalité des enfants. L’Etat s’est engagé aussi à lever les réserves sur deux autres articles, les 15 et 16, qui portent sur les droits civils», précise Me Naït Zaï.
Ces réformes sont-elles adoptées sous la pression de l’étranger, comme l’expliquent leurs détracteurs invétérés ? «Il faut arrêter de penser que les mesures sont la conséquence de pressions exercées par l’étranger. Il y a une pression sociale interne», estime Me Naït Zaï. Toutes ces mesures sont-elles suffisantes pour instaurer l’égalité homme-femme ? La présidente du Ciddef ne le pense pas et réclame la mise en place d’une «politique publique» pour «changer les mentalités, s’informer sur les inégalités et scruter les évolutions». «D’autres révisions sont nécessaires. Il est, par exemple, indigne de constater que sur les 10 millions de citoyens actifs, il existe seulement 18% de femmes. Ce n’est guère suffisant et normal. Où vont les filles qui ont des diplômes ?» s’interroge l’avocate .
Nadir Iddir
Interprétations tendancieuses de la loi : Les aberrations juridiques font des victimes
Contre vents et marées, Saleha et Naïma ont toutes les deux choisi de prendre leur destinée en main en épousant les hommes qu’elles aiment et qui les ont acceptées avec leur histoire.
Pour elles, le mariage est une résurrection et le début du bonheur avec une nouvelle famille. Malheureusement, ni les juges ni les maires n’ont accepté de les marier en l’absence d’un tuteur matrimonial, qu’elles ont remplacé par un proche, comme la loi le permet. Saleha et Naïma n’avaient pas le choix. Toutes les deux traînent derrière elles une histoire tragique qui aurait pu les entraîner dans les méandres de la débauche ou de la délinquance.
Saleha par exemple, est issue d’une famille maraboutique d’un village de Kabylie. Cadre dans une société, elle tombe amoureuse d’un collègue. Quelques mois après, les deux décident de se marier. Pour la famille de Saleha, «il n’est pas question que ce prétendant, issu d’une famille pauvre, épouse une fille de la noblesse.
Mon père, mes frères, ma mère se sont ligués contre lui, alors qu’il est d’un milieu certes démuni, mais riche d’éducation et très instruit. C’est ma vie et je ne la conçois qu’avec lui. Mes parents n’ont pas le droit de décider avec qui je dois la partager». Après une longue réflexion, Saleha et son prétendant quittent leur village ; chacun d’eux s’installe chez un membre de sa famille à Alger et ils décident de se marier.
A leur grande surprise, ils découvrent que ce mariage ne peut avoir lieu sans la présence du tuteur matrimonial de Saleha, en l’occurrence son père. Ils s’adressent à un tribunal, à Alger, et là aussi le juge refuse de les marier sans le père de Saleha.
Stupéfaction. Le juge, censé connaître les dispositions du code de la famille, exprime lui aussi son refus. A ses yeux, le père de Saleha est le seul tuteur. Pourtant, le code de la famille stipule clairement que «la femme majeure conclut son contrat de mariage en présence de son wali (tuteur) qui est son père ou un proche parent ou toute autre personne de son choix». Saleha désespère. Elle fait appel à des associations féminines et des avocats, mais à ce jour, elle n’a pas encore trouvé une explication à cette aberration judiciaire.
Naïma aussi en souffre. Originaire d’une ville de l’est du pays, Naîma a vécu l’enfer au sein de sa famille après que son frère ait abusé d’elle. Elle tente d’en parler, mais la fratrie se retourne contre elle et la réduit au silence. Durant des années, elle porte tout le poids de cette douleur, suscitant en elle le refus de l’autre et la perte de confiance. Vivre sous le même toit que son violeur est, pour elle, insupportable et se plaindre de lui est impossible. Elle décide de quitter le foyer familial et, quelque temps après, elle rencontre l’homme de sa vie.
Elle lui raconte ses terribles souffrances. Ensemble, le couple veut démarrer une nouvelle vie, dans le cadre du mariage.
A la mairie, l’officier de l’état civil exige la présence du tuteur qui, dans le cas de Naïma, est le frère incestueux. Elle refuse. Certains l’orientent vers le juge, qui lui aussi exige la présence du frère. «Qui me dit que votre frère n’est pas contre votre mariage ?» lui dit-il. Ne pouvant supporter cet affront,Naïma dévoile l’histoire qu’elle aurait voulu taire.
Après l’avoir écoutée, le juge l’informe de son intention de convoquer le frère incestueux. Quelques jours plus tard, elle se retrouve face à ce dernier. «Mon frère a tout nié, en disant qu’il n’y a jamais eu de plainte contre lui. Il s’est acharné contre l’homme que j’ai choisi et, à la fin, le juge a refusé de valider mon mariage. C’est injuste. Pourquoi les lois ne sont-elles pas appliquées quand il s’agit des femmes ?», s’offusque-t-elle.
Ces deux histoires ont ému de nombreuses militantes des droits de la femme, qui voient là «une parfaite illustration des mauvaises interprétations des textes, lorsque les législateurs laissent des brèches». Pour elles, les vécus de Saleha et Naïma ne sont pas isolés. «Jusqu’à maintenant, les jeunes filles qui se marient se sentent obligées de présenter un certificat de virginité, alors que la loi n’exige qu’un bilan sanguin des deux futurs époux.
Ni au niveau des mairies ni chez les juges, on ne leur explique qu’elles n’ont pas besoin de ce document. Mieux, on ne parle jamais du contrat de mariage, qui constitue une protection légale pour la femme. Ni les jeunes filles ni leurs parents ne connaissent l’existence d’un tel contrat prévu par la loi, alors que tout le monde braque sur la présence du tuteur matrimonial lors du mariage, qui est désormais choisi par la femme. Il y a des situations qui appellent à une intervention énergique des autorités pour rétablir l’application, la stricte application de la loi», nous disent certaines d’entre elles.
Salima Tlemçani