Algérie, cette ombre immobile qui renvoie Merkel dans son avion et le Maroc vers la CEDEAO

La semaine éco d’El Kadi Ihsane

Algérie, cette ombre immobile qui renvoie Merkel dans son avion et le Maroc vers la CEDEAO

El Watan, 27 février 2017

L’événement de la semaine est le choix d’Alger de ne pas recevoir Angela Merkel pour cause d’incapacité présidentielle à la rencontrer. Une myopie stratégique qui laisse sans voix. Il y a, en dehors de l’Union européenne, des dizaines de pays dans le monde qui souhaiteraient recevoir la visite de Mme Merkel. L’Allemagne a un problème avec le reste de la planète.

Elle dégage un excédent astronomique de sa balance commerciale. 297 milliards de dollars en 2016, ce qui lui a permis de passer devant la Chine (245 milliards de dollars). Le reproche lui en est déjà fait dans son périmètre européen. Il s’est étendu et s’est musclé outre Atlantique avec l’Amérique de Trump. Les déséquilibres durables des flux mondiaux ouverts ont produit des détresses cachées dans le monde industriel avancé. Une sorte de mondialisation malheureuse à son centre (Etats-Unis, Grande-Bretagne). Tout le monde veut maintenant réduire son déficit commercial vis-à-vis de l’Allemagne. A défaut d’avoir quelque chose à lui vendre, il reste le retour aux barrières tarifaires et non tarifaires pour endiguer le flux entrant des produits et services germaniques. L’Algérie est exactement dans la même posture vis-à-vis de l’Allemagne que la majorité des pays du monde.

Elle participe pour environ 8 milliards de dollars à cet excédent géant de l’Allemagne. Berlin est le quatrième fournisseur de l’Algérie et ne figure pas dans le Top 10 de ses clients. C’est dire s’il existait un agenda important à discuter avec la chancelière allemande à Alger la semaine dernière. Une thématique complexe qui nécessite des arguments construits. Que le plus en forme des présidents, Bouteflika, n’est pas capable de débiter. Sa sortie du calendrier des rencontres de Merkel à Alger n’était donc pas un handicap pour la partie algérienne du point de vue de la requête centrale qu’elle avait à présenter à la chancelière allemande : réduire le déficit algérien vis-à-vis de l’Allemagne.

Ce type d’asymétrie des performances économiques ne se corrige certes pas au lendemain matin d’une rencontre entre hauts responsables de deux pays. Mais des inflexions sérieuses peuvent s’engager à cette occasion. Dans l’Union européenne, la revendication pour corriger l’excédent allemand au détriment de ses clients du sud de l’Europe est connu. Il a été théorisé par l’ancien ministre grecque des Finances, le flamboyant Yanis Varoufakis : «Il faut recycler l’excédent allemand». C’est-à-dire le socialiser. Pour que les pays dont le déficit vis-à-vis de l’Allemagne s’est creusé à cause d’une parité forte de l’euro qui convient à la compétitivité allemande puisse bénéficier du parapluie de la signature allemande.

La Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, financeraient leurs déficits par l’émission d’eurobonds. C’est-à-dire un titre de créances garanti par tous les pays membres de la zone euro. Donc, par l’Allemagne. L’eurobond réduirait les frais financiers de l’endettement public des pays du sud de l’Europe. Il serait souscrit à des taux rémunérateurs beaucoup plus bas que ceux que doivent offrir les Trésors publics des pays du sud de l’Europe lorsqu’ils émettent leurs obligations souveraines pays affaibli par pays affaibli. L’Allemagne refuse les eurobonds. Elle ne veut pas renvoyer l’ascenseur à ses clients. L’Algérie n’est pas dans l’eurozone. Que peut-elle donc demander aux Allemands pour réduire le déficit qui s’est creusé ces dernières années entre les deux pays ? Venir produire localement une partie des biens et équipements que l’économie allemande exporte vers l’Algérie. L’investissement dans l’assemblage automobile de Volkswagen à Relizane, en partenariat avec son distributeur Sovac, ressemble à un ancêtre de piste possible. Le contenu de l’importation, véhicule ou kits de véhicules à assembler, change. A la marge. Il faudra aller beaucoup plus loin et se proposer, en Algérie, comme une plateforme relais de quelques filières des exportations allemandes dans le monde.

L’industrie de la chaussure chinoise a connu il y a deux ans une première délocalisation. Vers l’Ethiopie. L’Algérie ne peut pas concurrencer les salaires éthiopiens. Mais elle a des atouts pour accueillir des segments entiers des métiers de la chimie, de la transformation des matières premières, ou de la mécanique allemande. Et en exporter le produit. Mme Merkel voulait l’aide de l’Algérie pour fixer les flux migratoires vers l’Europe ? Cela tombe bien. Le recyclage de l’excédent allemand par l’affectation d’une partie de l’épargne germanique dans l’investissement industriel au Maghreb est une solution possible en Algérie. Bouteflika pour le défendre ? Il n’y avait vraiment pas de quoi reporter ce voyage de la dame la plus courue de la planète. Prenons le risque de parier qu’il n’y aura plus jamais aucune rencontre Bouteflika-Merkel. Parce que le déficit algérien aura été comblé ? Parce que Merkel va être battue par le social-démocrate Shultz aux prochaines élections ? Ou parce que Bouteflika ne sera plus là quand Merkel reviendra un jour à Alger ? Fin ouverte.

L’autre événement de la semaine économique est lié au premier. C’est même son reflet instantané. L’Algérie reporte l’UMA. Le Maroc va voir ailleurs. La demande officielle du Maroc pour intégrer la CEDEAO est un séisme de géopolitique. Le roi Mohammed VI avait déjà prononcé entre les lignes l’oraison funèbre de l’Union du maghreb arabe, l’UMA, le mois dernier lors de son discours de retour au sein de l’enceinte de l’Union africaine. Il enfonce le clou du cercueil en faisant œuvre de candidature pour rejoindre un autre espace économique régional, la CEDEAO, qui regroupe 15 pays de l’Afrique de l’Ouest. A ce stade des opérations, ce mouvement de balancier n’est pas certain d’atteindre son butoir. Il s’écoulera quelque temps avant que la demande de l’intégration marocaine ne reçoive une réponse positive des 15 pays de la CEDEAO. Enjeux politiques ? Pas seulement. La CEDEAO est une union douanière à la base. Certains de ses membres redouteraient l’arrivée d’un acteur dont une partie des produits peut être très fortement concurrentielle pour la production locale. Négociable. Le processus va donc sans doute avancer sur ce front. Le marché de l’Afrique de l’Ouest ne peut pas compenser pour l’économie marocaine une intégration maghrébine. Les potentiels et les synergies sont plus forts au Maghreb. Même si au sein de la CEDEAO figure le géant nigérian. Mais tout de même.

Ce qui vient de se produire claque comme une menace d’isolement renversé de l’Algérie. C’est elle qui pensait confiner le Maroc en maintenant sa frontière terrestre fermée. C’est elle qui se retrouve enfermée alors que le Maroc a développé pour ses entreprises (et donc pour sa diplomatie) un hinterland africain qui retentit comme un salut, à l’heure où la croissance quasi-nulle est devenue une ADN européenne. L’approche de l’isolement du Maroc pour obtenir des concessions sur le respect du plan de règlement onusien au Sahara occidental (référendum d’autodétermination) a échoué depuis longtemps. Elle devrait opérer une mise à jour stratégique qui veut que l’Algérie utilise l’intégration économique maghrébine comme un moteur de règlement du conflit au Sahara occidental et non comme un moyen de pression par son éternel report. Qui à Alger pour opérer cette mise à jour ? Abdelaziz Bouteflika ? Il incarne, à son corps défendant, l’immobilité parfaite de la pensée et de l’action, qui fait que l’Algérie renvoie Merkel dans son avion et le Maroc vers la lointaine Afrique de l’Ouest.

El Kadi Ihsane