L’ouragan Lehman Brothers

L’ouragan Lehman Brothers

Said Mekki, Algérie News, 17 septembre 2008

La plus grande faillite de l’histoire bancaire porte un nom autrefois prestigieux et respecté dans le monde financier. Lehman Brothers, maison fondée il y a près de cent soixante ans était considérée jusqu’à l’année dernière comme le nec plus ultra de la haute finance mondiale par une presse spécialisée toujours disposée à couvrir la cupidité et la spéculation de la toge de l’honorabilité intellectuelle et de la sophistication technique. La faillite de Lehman Brothers révèle une dette totale de plus de six cents (bien 600) milliards de dollars. Pour tenter un ordre de grandeur, ce niveau astronomique est à rapprocher du stock maximal de la dette algérienne, quarante malheureux milliards de dollars, jugé insupportable pour l’économie d’un pays de trente millions d’habitants. Le bilan gigantesque de Lehman Brothers représente presque le total consolidé du PIB de l’ensemble des pays du continent africain. La cessation de paiement de la banque new-yorkaise risque d’entraîner une réaction en chaine aux limites difficiles à fixer. Ce qui semble avéré est qu’à ce stade, les victimes directes de cette méga-faillite sont les cent mille créanciers de la banque, essentiellement des sociétés financières, des fonds de pension et d’autres établissements bancaires aux Etats-Unis et au Japon essentiellement. Mais le risque de contagion à d’autres banques américaines et asiatiques est particulièrement élevé dans un contexte général ou la crise des crédits hypothécaires a entrainé des répercussions négatives sur tous les autres secteurs éminemment spéculatifs de ce qu’il était convenu d’appeler autrefois la « haute » banque. C’est-à-dire le lieu ou se nouent et se dénouent des opérations financières complexes ayant pour base et pour finalité de maximiser le gain dans les délais les plus courts possibles.
La déréglementation des marchés bancaires et financiers aux Etats-Unis et en Angleterre, entre 1979 et 1982, sous le règne de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher a entrainé une véritable explosion de l’activité bancaire et l’ouverture de niches particulièrement rémunératrice dans un contexte d’euphorie spéculative. Les profits tirés de ces activités sont sans commune mesure avec ceux générés par des investissements productifs ou par les activités traditionnelles de crédit. Les actionnaires attendent ainsi ce que les analystes financiers appellent des retours sur action de l’ordre de 15% l’an au minimum. Ainsi, se sont développés de manière fulgurante des niches d’activités comme celui des produits « dérivés » qui ne conservaient qu’un lien extrêmement ténu avec la réalité économique mais assurent dans une logique de casino, des marges sans comparaison. La fin du contrôle des mouvements de capitaux que certains pays exerçaient depuis la crise de 1929 a supprimé le cloisonnement, autant à l’intérieur des pays (banques qui peuvent vendre des assurances et institutions non bancaires qui peuvent accéder aux marchés en tant que prêteurs), que sur les marchés financiers. Cette confusion des rôles d’agents à la vocation très différente contribue à diluer encore plus les responsabilités dans une compétition ou le lucre et l’avidité sont devenus les vertus les plus célébrées d’un système politico-financier pathogène.
Les établissements qui ont bénéficié de cette l’ère de libéralisation débridée ont été les fonds de pensions, les sociétés d’investissements collectifs, les fonds mutuels et les compagnies d’assurances. Le G8, qui est le pacte des principaux pays actionnaires de l’économie mondiale, en imposant les principes ultralibéraux du Consensus de Washington, fondé sur la libéralisation des échanges et des capitaux, les privatisations et la primauté donnée aux marchés financiers et aux investissements internationaux, a accéléré le mouvement de globalisation des transactions. Dans les années 1990, les transactions bancaires ont perdu leur importance au bénéfice des placements en actions et en obligations sur les nouveaux marchés. La caractéristique première de ces placements est qu’il s’agit souvent d’opérations strictement spéculatives placées dans des dépôts à court terme.
Dans cette foire d’empoigne de l’argent fou devenu roi, les opérations sont tellement diversifiées et complexes qu’il est devenu illusoire d’exercer le moindre contrôle effectif. L’affaire Kerviel, du nom d’un médiocre trader de la Société Générale en est un exemple parlant. Cette banque française qui dispose d’un des meilleurs encadrement de la planète et d’un système de contrôle des risques extraordinairement élaboré a néanmoins permis à un de ses agents de prendre des positions titanesques ayant abouti à une perte de près de cinq milliards d’euros. Les déficiences de contrôle, à l’évidence nourries par le profit à tout crin, sont renforcées par les failles – volontaires – du système financier mondial, notamment en ce qui concerne les paradis fiscaux et celles – moins volontaires – de manipulations des données par des administrateurs malhonnêtes comme l’avait montré la faillite de la société Enron. Dans cette organisation les seuls voleurs sont ceux qui se font attraper en flagrant délit d’inefficacité.
Les turpitudes et les déconvenues des banques et établissements financiers impliquées dans ces aventures n’inspirent pas la compassion pour ceux qui en sont à la fois les auteurs et les victimes directes. Mais la ruine relative des riches est souvent synonyme de l’appauvrissement aggravé du plus grand nombre. L’intervention de la Federal Reserve pour sauver des établissements de réescompte des fameux crédits immobiliers a couté aux contribuables américains, dont près du quart n’a pas accès à une couverture médicale digne de ce nom, près de deux cent milliards de dollars. Il n’y a pas de risques à parier que l’effort financier attendu de l’Etat, cet ennemi vilipendé des tenants du marché libre, ne s’arrêtera pas à ce niveau. Mais ce qui est plus alarmant est que le dégonflement brutal de la bulle financière, d’une gravité sans précédent depuis plus d’un demi-siècle, a des conséquences sur l’activité économique générale. Les signes avant-coureurs d’une récession significative et durable, voire d’une dépression en bonne et due forme, sont d’ores et déjà visibles par tous. Le ralentissement économique américain entraine mécaniquement le tassement des économies qui en dépendent de plus en plus étroitement, mondialisation oblige. Les perspectives à moyen terme ne sont donc pas enthousiasmantes et le recul important des bourses mondiales en est une indication de tendance probante. D’autres faillites sont attendues dans les prochains jours, la crise de liquidités du plus grand assureur américain, AIG, pourrait donner un coup de massue supplémentaire à une organisation financière mondiale qui a montré toutes les limites d’un système fondé sur l’appât du gain par tous les moyens et la voracité à courte vue. Dans cette hypothèse l’ouragan Lehman Brothers pourrait bien se transformer en tsunami de première grandeur. L’expérience montre hélas que les crises du capitalisme sont toujours assumées par les catégories les plus vulnérables et le moyen usuel de sortie, ou de dépassement, de ce type de situation par les maîtres de Wall-Street est la guerre. Ainsi, pour inepte qu’elle soit et pour outrancières qu’elles puissent paraître, les déclarations de la candidate républicaine à la vice-présidence des Etats-Unis sur la possibilité d’une confrontation avec la Russie sont à prendre très au sérieux.