Agriculture : Le sel tue à petit feu la vallée du Cheliff

Agriculture : Le sel tue à petit feu la vallée du Cheliff

El Watan, 11 septembre 2015

Parmi les zones menacées par la désertification, la vallée du Cheliff, près de Chlef, regarde mourir ses vergers d’agrumes, victimes des remontées de sel et du mauvais état des canalisations qui empêchent l’irrigation avec l’eau des barrages. El Watan Week-end est allé à la rencontre des fellahs.

Le paysage est désolant. Des couches de sel enveloppent les terres labourées et les seguias (système d’irrigation traditionnelle) longeant ce qui reste des plantations d’agrumes. La ferme pilote Ali Aichouba, située à la sortie nord de Chlef, faisait autrefois 300 ha. Elle n’en compte aujourd’hui plus que la moitié. La cause : la désertification qui grignote peu à peu les terres. En particulier la plaine du Cheliff, un des plus importants potentiels agrumicoles de la région, de 5800 ha.

Après la dégradation des sols qui affecte les rendements des récoltes et entraîne un dépérissement progressif des arbres, les agriculteurs se retrouvent confrontés à la remontée des sels en surface. «Pratiquement, toutes les exploitations agricoles qui puisent l’eau dans des forages rencontrent le même problème, car elles sont irriguées à partir de nappes salées, explique un employé de la ferme pilote.

Or, la salinité empêche d’utiliser l’eau pour les cultures. Pour ne rien arranger, le recours aux barrages est rendu très difficile par le mauvais état du réseau d’irrigation.» Et d’ajouter : «J’ai 17 ans d’expérience dans le secteur et je peux vous dire que le phénomène ne cesse de prendre des proportions inquiétantes.» Le propriétaire d’une exploitation voisine d’agrumes fait le même constat. «Pour nous, il est beaucoup plus pratique d’utiliser l’eau des barrages, malheureusement, nous n’y avons pas accès pour des raisons liées au mauvais état des canalisations alimentant le périmètre agricole, témoigne-t-il à El Watan Week-end. Par exemple, depuis le début du Ramadhan dernier, je n’ai pas pu obtenir mon quota d’eau suite à la rupture d’une conduite.

Cela nous oblige donc à recourir aux forages avec toutes les conséquences que cela comporte pour les plantations.» Mohamed Bousbaa est président de l’Association des arboriculteurs de la wilaya et ex-directeur du domaine Sinfitti, l’une des fermes agrumicoles les plus performantes de l’époque et qui n’existe plus, plusieurs fois primée en Algérie et à l’international. Sur une route en très mauvais état qui rejoint les vergers d’Ard El Beidha et fut autrefois le fief des agrumes, bien connu pour l’abondance de ses oranges sucrées, il se remémore avec un pincement au cœur les années fastes de cette filière, où l’orange locale envahissait le marché français. «Seuls 2400 ha d’agrumes sur les 5800 hérités de la période coloniale sont réellement productifs.

Le reste représente des vergers vieillissants ou complètement arrachés, victimes de phénomènes, comme celui de la salinité, lui-même résultat de la désertification et de la sécheresse», précise-t-il, en désignant des orangers arrachés et des fossés de drainage transformés en dépôts sauvages d’ordures. Dans les années 1970 et 1980, ils étaient pourtant utilisés pour l’évacuation, à ciel ouvert, du sel concentré dans le sol. Le sel, principale cause de mortalité des orangers. On estime à plus de 1000 ha les superficies d’agrumes labourées et laissées en l’état depuis la décennie noire. Un fellah, rencontré sur les lieux, explique lui aussi cela par «la salinisation des terres et la défectuosité ou l’inexistence de canalisations d’irrigation des barrages».

Pourtant, il existe bien un ancien réseau de drainage et d’irrigation. Et selon lui, il ne demande qu’à être réhabilité et étendu, d’autant plus que deux grands ouvrages hydrauliques sont là pour emmagasiner d’importantes quantités d’eau. Pour les fellahs, si aucune mesure de sauvetage n’est prise par les pouvoirs publics, «la disparition des terres agrumicoles sera inévitable». Mohamed Bousbaa estime qu’il est «urgent de réhabiliter le réseau hydro agricole de la plaine du Cheliff si l’on veut stopper la remontée des sels dans les vergers».

Il préconise à cet effet la remise en l’état des fosses de drainage et le raccordement de toutes les exploitations agrumicoles au réseau de distribution des deux barrages hydrauliques que compte la wilaya. D’après lui, sur les 62 km de drains utilisés après l’indépendance du pays, seul un tiers pourrait être réhabilité afin de sauver le potentiel agrumicole existant. Le reboisement des bassins versants ou la réalisation de banquettes et de murettes pour stopper l’érosion des sols pourraient, à court terme, juguler le phénomène de dégradation des sols. L’expert recommande aussi de mettre en place une nouvelle stratégie pour améliorer le rendement des orangers afin de conquérir des marchés étrangers.
Ahmed Yechkour


Youssef Brahimi. Directeur de Cap Dev, bureau d’études pour la mise en œuvre de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification

Quand il y a surexploitation des ressources naturelles, la terre se dégrade

– La lutte contre la désertification est un enjeu planétaire. Quelle est l’ampleur de ce phénomène aujourd’hui ?

On appelle désertification le phénomène de dégradation des terres de manière irréversible. On parle de processus de dégradation des terres. Ce ne sont pas simplement les pays autour des déserts qui sont concernés. La sécheresse n’est pas non plus la seule cause de la désertification.

Les facteurs sont à la fois bioclimatiques mais aussi humains -c’est la question de la gestion des ressources naturelles par l’homme. Quand il y a surexploitation des ressources naturelles, la terre se dégrade. Il faut savoir que tous les pays sont membres de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification. Il y a des programmes régionaux de lutte contre la désertification sur tous les continents, c’est un problème global.

– Pensez-vous que le programme de Barrage vert lancé par l’Algérie dans les années 1970 a été efficace ?

L’idée était de reboiser sur 2000 km. Au bout de plusieurs années, une évaluation a été faite et a conclu à un échec. Car on ne lutte pas contre la désertification uniquement par le reboisement. Un des problèmes de ce Barrage vert était justement que l’on n’avait pas assez tenu compte des populations. Il y avait donc des conflits entre le reboisement et le pastoralisme, par exemple. Il y avait aussi un problème d’intéressement des gens à la maintenance des arbres.

A partir des années 1980, les autorités algériennes ont engagé des programmes intégrés de développement dans les zones concernés, c’est-à-dire que l’on a associé le reboisement à des activités génératrices de revenus en essayant d’impliquer les populations. Ce sont de petits projets autour de la question de la gestion durable des terres.

– De nouvelles techniques de lutte contre la désertification ont-elles été essayées récemment ?

La lutte contre la désertification ne doit pas se réduire à des techniques ou des nouveautés. Le plus important, c’est l’approche qui impliquerait tous les secteurs et surtout les acteurs locaux. Pour travailler ensemble et avoir un objectif commun. La technique est secondaire, car elle existe déjà.

Les gens luttent depuis des centaines d’années contre la dégradation des terres. Les techniques de conservation des sols sont connues même s’il y a évidemment des techniques modernes. La dégradation des terres est un enjeu majeur qui est aussi lié fondamentalement aux changements climatiques. Dans nos pays, en particulier en Afrique, l’adaptation aux changements climatiques commence par la gestion durable de nos terres.

Samir Amar-Khodja