Expropriations et indemnisation à Oued Kramis

Expropriations et indemnisation à Oued Kramis

Ce qui se cache derrière le barrage

Le Quotidien d’Oran, 9 juin 2004

L’indemnisation de plusieurs dizaines d’agriculteurs, expropriés dans le cadre de la construction d’un barrage à Oued Kramis, daïra de Achâacha, dans la wilaya de Mostaganem, a failli tourner au vinaigre. La tension est montée de plusieurs crans, la semaine écoulée, lorsque les agriculteurs, en colère, ont occupé le chantier des Italiens, planté une tente au beau milieu de la base, empêchant ainsi la poursuite des travaux, pour réclamer leur dû sine die et en menaçant de recourir à la force, voire de brûler les engins de la société étrangère (le groupement Astaldi-Federici-Todini) qui réalise le barrage.

En fait, ce n’était pas la première fois qu’ils recouraient à cette méthode pour réclamer leur argent, mais cette fois-ci, les choses ont pris une autre tournure.

Après une journée de vaines négociations, les responsables ont appelé à l’intervention des forces de l’ordre. Celle-ci s’est soldée par l’arrestation de neuf protestataires, les meneurs, qui ont été déférés au parquet de Sidi Ali (ex-Cassaigne). Cinq d’entre eux ont été placés sous mandat de dépôt, les quatre autres ont été mis en liberté provisoire. Ils ont été auditionnés, hier, par le magistrat instructeur. Mais comment en est-on arrivé là ?

Les expropriés parlent de leurs droits. Certains d’entre eux continuent à exploiter les terrains qui ne leur appartiennent plus, en attendant que la vallée soit inondée par les eaux du barrage. Et elle le sera sur une distance de 7 kilomètres. Ils ont beaucoup à dire. «Ce n’est pas notre faute si nous avons hérité de terrains et de maisons sans actes de propriété. Nous y vivons depuis longtemps et tout le monde sait à qui appartient telle ou telle parcelle. La construction du barrage a chamboulé nos vies, pris nos terrains et il est juste de réclamer nos indemnisations qui ont trop tardé à venir», disent-ils, tout en reconnaissant l’utilité du barrage pour la région.

Et d’ajouter, «lorsque nous avons commencé à réclamer nos droits, certains responsables nous ont fait beaucoup de promesses et nous ont même fixé des échéances. Mais le jour «J» arrivé, ils ont trouvé des prétextes pour ne pas nous payer ».

Par ailleurs, ces expropriés ne comprennent pas que le barème utilisé pour l’évaluation n’est pas le même, d’un terrain à un autre. «Comment expliquer que les propriétaires de deux terrains de superficies égales ne bénéficient pas de la même indemnisation ?», s’interrogent quelques uns d’entre eux. Un autre reconnaît que son terrain est situé loin du barrage, mais que les voies y accédant ont été détournées l’obligeant à parcourir une longue distance avant d’arriver chez lui. Il affirme pour cela avoir droit à l’indemnisation lui aussi.

Pour ce qui est de l’occupation du chantier, les expropriés affirment qu’ils n’avaient pas «d’autres moyens pour revendiquer nos droits. C’est vrai que la colère est mauvaise conseillère, mais que pouvions-nous faire d’autre. Ce qui nous a le plus mis en colère ce sont les promesses non tenues. Mais tout est en train de rentrer dans l’ordre maintenant, heureusement».

Auparavant, le 2 juin dernier, le wali de Mostaganem, M. Zoukh Abdelkader, s’est rendu sur les lieux en compagnie des membres de son exécutif. Une réunion a eu lieu au niveau de la base de vie du chantier avec les agriculteurs expropriés, les responsables de l’Agence Nationale des Barrages (ANB), qui est le maître de l’ouvrage, le géomètre expert en charge du dossier et les responsables locaux de la daïra de Achâacha et la commune de Nekmaria. Le wali avait alors appelé les protestataires au calme et à la sagesse, leur assurant que personne ne sera lésé dans son bon droit. De l’intervention des forces de l’ordre, le wali de Mostaganem nous dira: «Nous avons besoin de travailler dans la sérénité et je ne peux permettre à personne de troubler l’ordre public. C’est mon rôle et je l’assume. Tous les citoyens ont le droit d’exprimer leurs préoccupations. Nous sommes à leur écoute et nous avons la volonté de prendre en charge leurs doléances, mais dans le calme. Aujourd’hui, la situation est maîtrisée et les travaux ont repris».

Concernant l’indemnisation des expropriés, le premier responsable de la wilaya a indiqué que le problème est que ces derniers «n’ont pas de titres de propriété. De plus, la zone n’est pas cadastrée, ce qui complique davantage la situation. Il fallait donc, pour sauvegarder leurs intérêts, opter pour d’autres procédures, telles les déclarations sur l’honneur et les témoignages. D’autres problèmes sont également apparus. Il arrive qu’une parcelle de terrain est réclamée par plusieurs personnes à la fois, ce qui crée des litiges. Et vu l’absence d’actes de propriétés, il faut procéder à une enquête minutieuse pour régler le problème». Pour ce qui est du nombre de personnes indemnisées, on apprendra que 198 expropriés, soit 95 %, ont déjà reçu leurs dédommagements. Ces derniers ont été calculés selon un barème fixe, qui dépend de la nature du terrain, mais également de la nature du préjudice subi par la construction du barrage sur le territoire et ce, de manière directe ou indirecte. En effet, le barème utilisé dans l’évaluation d’un terrain change en fonction de la nature du terrain. Entre une terre agricole irriguée et une autre qui est improductive, l’évaluation n’est pas la même. De la même manière, entre une habitation en bon état et une autre en ruine, le prix du m² n’est pas le même. A titre indicatif, certaines habitations ont été indemnisées à raison de 12.000 dinars le m² et d’autres, à beaucoup moins. Il faut préciser que l’évaluation des terrains comme des bâtisses prend en compte les prix pratiqués sur le marché de l’immobilier.

Environ 13 milliards de centimes ont été jusqu’ici déboursés par l’ANB. Les sommes déboursées par l’agence nationale des barrages aux propriétaires varient de 6 millions de centimes à 475 millions de centimes, les superficies des terrains variant de quelques dizaines d’ares à quelques dizaines d’hectares.

«Il reste 19 personnes, chacune possédant 1.500 m² environ, qui recevront bientôt leur argent. D’autres dossiers sont également en cours d’études. Nous examinons soigneusement les dossiers car il s’agit de deniers publics que nous n’avons pas le droit de gaspiller. Nous faisons face à des citoyens qui réclament parfois l’indemnisation de maisons totalement en ruine et abandonnées, qu’ils n’occupent pas depuis fort longtemps», précise le wali de Mostaganem. «Maintenant, ajoute-t-il, si des expropriés ne sont pas satisfaits des indemnisations qu’ils ont reçues, ils ont le droit de saisir la justice qui tranchera, en leur faveur ou en leur défaveur, celle-ci est habilitée à traiter ce genre de situations. Il faut simplement respecter la loi.

On doit également préciser que ces expropriations sont prévues et gérées par des textes de loi, notamment lorsque cela entre dans le cadre d’un projet d’utilité publique, comme c’est le cas du barrage de Kramis».

Sur le plan juridique, la loi 91/11 du 27 avril 1991, fixe les règles relatives à l’expropriation pour cause d’utilité publique. Dans ce cadre, une enquête préalable est ouverte et un commissaire enquêteur (généralement un géomètre expert), implanté au niveau de la commune concernée, est désigné pour établir l’utilité publique. Après enquête, l’expert procède à l’affichage des listes des expropriés au niveau de la commune concernée puis, par voie de presse, dans au moins deux quotidiens nationaux. Après les conclusions du commissaire enquêteur, le projet est déclaré d’utilité publique par arrêté du wali. Le rôle du géomètre expert est d’identifier les personnes à exproprier et les parcelles touchées ainsi que leurs superficies exactes. Le dossier (le plan parcellaire) est alors transmis à la wilaya qui le transmet à son tour à la direction des domaines pour procéder à l’évaluation financière des indemnisations.

Un arrêté de cessibilité est alors signé par le wali, notifié aux personnes expropriées qui doivent se manifester dans un délai d’un mois, pour faire savoir si elles acceptent ou refusent l’évaluation en question. Dans ce cas, la loi leur permet d’avoir recours à la justice, de contester l’évaluation. La justice désigne alors un expert pour déterminer les terrains et l’évaluation. Concernant le projet du barrage de Kramis, l’enquête a été ouverte le 16 novembre 1994 et la déclaration d’utilité publique a été établie le 25 décembre 1995 par arrêté ministériel, car le projet touche en réalité trois wilayas: Mostaganem, Relizane et Chlef, la plus grande proportion, 80 %, se trouvant sur le territoire de la wilaya de Mostaganem. «Toutes ces procédures ont été respectées», nous assure-t-on à la DRAG de la wilaya de Mostaganem. «198 propriétaires, ajoute-t-on, ont été identifiés et indemnisés. L’ANB, au fur et à mesure que le projet avance, prend d’autres terrains, car le projet le nécessite.

Pour sa part, l’ingénieur chef de projet de l’ANB, M. Benali-Cherif Elouardi, indique que le plus grand problème, dans ce genre de projet, est la «levée des contraintes. Et l’une de ces contraintes est l’expropriation, suivie de l’indemnisation des propriétaires. Mais cela doit impérativement être fait avant l’installation du chantier. Cela n’a pas été le cas, malheureusement. Ce sont des terrains non titrés et non cadastrés. Le géomètre expert a eu d’énormes difficultés pour identifier les vrais propriétaires. Mais d’autres problèmes peuvent également surgir car le projet touche trois wilayas. Le problème au niveau de Kramis étant en voie de finalisation, il se pourrait fort bien que d’autres problèmes surgissent des zones relevant de Relizane et de Chlef. Cela a déjà commencé en réalité. A Kramis, au lieu de nous consacrer à notre travail, qui est technique, nous avons eu à gérer des situations très ambiguës, à parlementer avec les agriculteurs. Certains ont même revendiqué des terrains se trouvant sur le lit de l’oued. Des agriculteurs se trouvant loin du site réclament également des indemnités. Une déclaration sur l’honneur et deux témoins pour authentifier la propriété ouvre le champ à une multitude de problèmes: un terrain réclamé par plusieurs personnes, des problèmes d’héritage et j’en passe. Il y a un vide juridique. A préciser que les propriétaires de 72 bâtisses ont été indemnisés dans la région. Pour les 19 qui restent, l’argent vient d’être débloqué et se trouve au niveau du trésor de Mostaganem». Concernant les wilayas de Chlef et de Relizane, environ 200 personnes sont concernées par l’expropriation. Pour sa part, le géomètre expert, M. Bali Larbi, indique qu’il reste 78 personnes à régulariser. «Ce chiffre n’est pas final. Il peut diminuer et peut également augmenter, cela dépend de l’enquête et des besoins du chantier. Mais il faut dire que l’opération n’a pas été de tout repos, extrêmement difficile même. Nous faisons face à des problèmes juridiques parfois. En l’absence d’acte de propriété, la loi prévoit que le propriétaire a droit à l’indemnisation s’il a occupé le terrain pendant 15 ans sans interruption. Or, nous avons trouvé des maisons en ruine, inoccupées depuis plus de 15 ans, voire 20 ans, et des personnes viennent pour réclamer des indemnisations. Heureusement, la situation est en voie de finalisation». Pendant ce temps, le chantier continue et le barrage sera livré en août 2004.

Mustapha Mazari