Intrigues à Bouchaoui-Marine

Intrigues à Bouchaoui-Marine

La Nouvelle République, 24 janvier 2003

Des arrêtés signés le 19 octobre 2002 par le wali d’Alger amputent les domaines de Bouchaoui d’hectares de terre au profit de personnes dont on tairait le nom.

Un arrêté de la wilaya est-il suffisant pour “supprimer” une superficie d’une assiette foncière quinze ans après son affectation pour jouissance illimitée, appartenant à des agriculteurs ? Si ces exploitations agricoles “sont situées au niveau d’une zone destinée à l’urbanisation conformément au décret exécutif (…) du 14 décembre 1988”, pourquoi alors ont-elle été effectuées le 10 novembre 1988 à des agricultures sous forme d’un droit de jouissance ? S’agit-il d’une erreur de l’administration ? S’agit-il d’un procédé pour déposséder les uns au profit des appétits voraces d’autres ? Pourquoi la subdivision des travaux publics de Chéraga a adressé un avertissement à l’exploitation agricole n°37 pour avoir “entamé des travaux pour une clôture”, alors que ces mêmes travaux ont été effectués, selon l’huissier, par de tierces personnes ou par des travailleurs appartenant, selon le président de l’exploitation agricole, à la Société hôtelière internationale implantée dans la résidence d’Etat de Club des Pins ? Pourquoi cette même subdivision de la wilaya d’Alger ne s’est plus empressée de faire cesser les travaux de clôture dès qu’elle a su que les agriculteurs n’étaient pas concernés sauf par cette dépossession déguisée ? La réglementation s’appliquerait-elle à deux vitesses ? Autre interrogation : les arrêtés de transfert des parcelles de terre autorisent-ils la présence des agents de sécurité du Sahel à pénétrer dans les exploitations agricoles privées ? Qui a fait appel au Darak el watani pour assurer la construction de la clôture ? A défaut d’une décision de justice, la loi autorise-t-elle le Darak à intervenir ? De même, pourquoi cette même force publique n’a-t-elle pas été sollicitée pour arrêter la construction de la clôture pour laquelle les services de la subdivision n’ont pas été informés comme le prouve leur “avertissement” transmis aux agriculteurs dans la précipitation ? D’ailleurs, cette urgence dans la démarche, cette précipitation à vouloir vite en finir avec les exploitants agricoles, à qui profitent-elles ? Projet d’utilité publique sur des terres de Bouchaoui-Marine ? Lequel ? Pourquoi n’est-il pas présenté dans la transparence ? Qui sont ces individus qui se présentent comme des fonctionnaires en venant enquêter auprès des agriculteurs ? Au vu de la clôture érigée, la réglementation s’appliquerait-elle pour les uns et pas pour les autres ? Les droits des agriculteurs fixés par une loi peuvent-ils être remis en cause par un arrêté ? Quel cas peut permettre de retirer en partie ou en totalité l’acte administratif créateur de droits acquis pour les bénéficiaires ? Dans cette perspective, les conditions et les formes prévues par la législation ont-elles été respectées ? La loi foncière n°87-19 en ses articles 6, 7, 8, 35 et 42 a-t-elle été respectée dans la démarche de la wilaya d’Alger ? Y a-t-il, comme le souligne l’avocat des agriculteurs, “voie de fait” du wali d’Alger ? S’agit-il d’actes de spoliation ? Existe-t-il une atteinte à la propriété privée ? La loi de finances 1998 permettant un droit de reprise à l’Etat dans les zones urbanisables peut-elle s’appliquer aux “terres classées non urbanisables par le PDAu” (selon l’avocat des agriculteurs) ? A-t-il été convenu avec les agriculteurs d’une indemnité préalable, juste et équitable ? La loi 91-11 fixant les règles relatives à l’expropriation pour cause d’utilité publique a-t-elle été respectée ? Est-ce que la procédure d’expropriation a été observée ? L’enquête d’utilité publique prévue par la loi a-t-elle été effectuée ? Mille et une questions qui ne trouveront réponse que dans le verdict que rendra la justice saisie par les agriculteurs et leur partenaire Brahim Hadjas, le patron d’Union Bank.

Par Mouloud Benmohamed

“C’est une dépossession déguisée. Nous avons été surpris de voir des ouvriers asiatiques, accompagnés d’agents de sécurité de la résidence d’Etat du Sahel entrer dans nos terres et y installer des clôtures pour prendre possession de parcelles dans nos exploitations. Du jamais-vu. De la hogra.
Lorsque nous nous sommes opposés, un responsable de la résidence a fait appel aux gendarmes qui sont venus immédiatement après, en leur faveur. Partout ils ont violé notre propriété. Alors un des gendarmes nous a exhibé un arrêté signé par le wali. Même dans ce cas, les gendarmes ne sont pas au service du wali, mais au service de la loi… Nous avons choisi de saisir la justice.”
Ainsi s’exprime l’un des agriculteurs des exploitations agricoles de Bouchaoui-Marine concernés par des arrêtés signés le 19 octobre 2002 par le wali d’Alger par lesquels ces domaines sont amputés d’hectares de terre au profit d’on ne sait qui. Des sources évoquent la résidence d’Etat du Sahel et/ou la Société internationale hôtelière. D’autres soutiennent que le principal bénéficiaire serait un investisseur arabe. D’autres encore une personnalité algérienne qui jouirait d’appuis dans les hautes sphères. Le secret le plus total comme le confirme l’un des avocats de la wilaya d’Alger au cours d’un entretien improvisé au Palais de Justice d’Alger. Ainsi, tout un écran de fumée autour d’une opération devenue une affaire qui porte atteinte d’abord à l’Etat puisque certains de ses agents préfèrent le culte du secret à la transparence, ensuite à la réglementation bafouée de toute part, enfin à la loi.
Avant de rapporter dans ce reportage ce que nous avons observé sur le terrain, il est indispensable, pour saisir les tenants de cette “affaire”, de faire une brève rétrospective.
Conformément à la loi foncière 87-19 déterminant le mode d’exploitation des terres agricoles du domaine national (constituant anciennement le fonds national de la révolution agraire), des agriculteurs bénéficient en 1992 de terres agricoles sous la forme d’exploitations agricoles collectives. Cette loi leur accorde “un droit de jouissance perpétuelle sur l’ensemble des terres constituant l’exploitation” (article 6), ainsi qu’“un droit de propriété sur tous les biens constituant le patrimoine de l’exploitation autres que la terre” (article 7). Il faut savoir que les droits attribués aux exploitants sont qualifiés par la loi de “droits réels immobiliers (…) transmissibles, cessibles et saisissables” (article 8).
L’acte administratif délivré aux agriculteurs des exploitations “déterminant l’assiette foncière sur laquelle s’exerce dans l’indivision et à parts égales leur droit de jouissance perpétuelle” (article 12) est créateur des droits acquis pour ses bénéficiaires et ne peut être retiré hors des cas prévus par la loi (article 42).
Depuis 1992, les agriculteurs tentent de faire fructifier leurs exploitations, mais l’absence ou le manque de moyens financiers les oblige à mettre un frein à leurs ambitions. La terre jadis très fertile ne subvient plus aux besoins familiaux de ses travailleurs.
Une bouée de sauvetage leur est lancée par Brahim Hadjas, un homme d’affaires qui leur propose une formule de partenariat. A lui de fournir les moyens financiers pour assurer des avances sur bénéfices pour exploiter la terre, à eux de cultiver le plus et le mieux. Les bénéfices seront partagés.
Le projet est concrétisé, et quelques années plus tard, les deux partenaires (agriculteurs et Brahim Hadjas) voient plus grand : construire en partenariat l’Alhambra, un grand complexe agrorésidentiel qui consiste en une agriculture moderne, l’édification de deux tours de 60 étages, de villas grand standing destinées aux investisseurs, d’un hôpital et d’autres infrastructures. Ayant certainement eu écho de cela, certains ne l’entendent pas de cette oreille.
Le 17 octobre 2002, le projet Alhambra est officiellement inscrit et déposé. Mais, deux jours après, le 19 octobre 2002, des arrêtés du wali d’Alger suppriment 5 hectares (sur 6) de l’exploitation n° 37, et 3 hectares (sur 12) de l’exploitation n° 59 quelques jours plus tard. Le 24 novembre 2002, “des ouvriers coréens, employés de la Société SIH, encadrés par le service de sécurité du Sahel, plantent des madriers sur la plages des Dunes. Assistés de la gendarmerie, le 7 décembre, ils coupent les clôtures des exploitations 37 et 59, et le 14 décembre, ils installent des matériaux de construction sur les terres cultivées”.
Ce n’est que les 1er et 2 décembre 2002 que les agriculteurs reçoivent – “difficilement” – la notification des arrêtés du 19 octobre 2002.
Ils saisissent la chambre administrative des référés de la Cour d’Alger en vue d’annuler les arrêtés du wali d’Alger considérés comme des “voies de fait”.
L’affaire suit en cours.

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Me Joëlle Mouchart (avocate)

“C’est une violation de la Constitution et des lois”

Auteur : Propos recueillis par B. M.

Elle a bien voulu nous entretenir à propos du litige opposant ses clients à la wilaya d’Alger.

Quelles sont les doléances de la partie que vous représentez ?
Nous sommes les avocats des agriculteurs membres des EAC 37 et 59 dans le ressort de Chéraga. Nous sommes également les avocats d’Union Agro, partenaire des agriculteurs, qui est intervenue accessoirement dans la procédure pour soutenir les agriculteurs et défendre ses intérêts d’investisseur.
Les agriculteurs se plaignent qu’on accapare les terres qu’ils travaillent, souvent depuis plusieurs générations.
L’affaire a commencé quand, fin novembre 2002, les agriculteurs ont fait appel à leur partenaire, Union Agro, pour qu’il organise et qu’il finance leur défense. A cette époque, les services de sécurité de la société de gestion Sahel de Club des Pins, puis les gendarmes sont venus leur apprendre que 5/6 des terres de l’EAC 37 et 1/4 des terres de l’EAC 59 étaient “supprimés” pour être affectés à un projet hôtelier. Sur ces deux EAC, 9 hectares sur 18 sont supprimés. Soixante-quatre familles totalisant 365 personnes vivent sur ces terres et de ces terres. S’ils arrivent difficilement à subsister sur les 18 hectares, ils ne peuvent plus survivre sur la moitié.
Les 7 et 14 décembre, d’autres clôtures ont été disposées pour rendre inaccessibles les hectares “supprimés” et y empêcher toute culture.

Quel est le litige opposant vos clients à la wilaya ?
Nous estimons que le litige constitue une voie de fait, le wali d’Alger estime qu’il est en droit d’imposer un “fait du prince”.
Le juge des référés administratifs de la Cour d’Alger que nous avons saisi en urgence nous dira bientôt qui a raison puisque l’affaire doit être plaidée le 15 janvier 2003.
La voie de fait est constituée quand l’administration commet et exécute de façon forcée une grave illégalité qui porte atteinte à la propriété privée ou à une liberté fondamentale. Le “fait du prince” existe quand l’administration porte atteinte à des intérêts privés mais à l’intérieur des lois qui délimitent le champ du pouvoir discrétionnaire de l’administration.
En résumé, la question qui se pose ici est de savoir si la “suppression” de l’assiette foncière est du ressort du pouvoir discrétionnaire du wali ou si cette “suppression” ne peut se faire que dans le cadre prévu par la loi.
Nous estimons que l’Etat de droit algérien interdit au wali de procéder comme il l’a fait et qu’il a commis une voie de fait.
Tout d’abord, les 1er et 2 décembre 2002, nous avons assisté les agriculteurs dans leurs démarches pour se faire notifier les décisions administratives qui leur étaient montrées, mais qui ne leur étaient pas notifiées. Il s’agit des arrêtés de la wilaya d’Alger N0s 1302 et 1303 du 19 octobre 2002. Nous avons estimé que ces arrêtés portaient gravement atteinte au droit de propriété privée des agriculteurs, qui découle de la loi foncière n°87-19 du 8 décembre 1987 et de la loi d’orientation foncière n°90-30 du 18 novembre 1990. En Algérie, par l’effet de ces deux lois, les agriculteurs sont de véritables propriétaires fonciers.
La Constitution (articles 20 et 52) garantit la propriété privée et prescrit que l’expropriation ne peut avoir lieu que dans le cadre de la loi. Il y a deux cas d’expropriation prévus par la loi. Le wali n’en a respecté aucune.
Premièrement, il existe une expropriation pour cause d’utilité publique (loi N°91-11 du 27 avril 1991 et décret exécutif du 27 juillet 1993) qui prévoit une enquête publique et une déclaration d’utilité publique dont tous les éléments sont rendus publics, qui peut être contestée par les intéressés et qui exige une indemnisation “préalable, juste et équitable”.
Les arrêtés du wali d’Alger ne visent pas et n’appliquent pas les lois sur l’expropriation. Ils visent une simple correspondance précédant de trois jours l’acte de dépossession qui parle d’un “projet d’utilité publique” dont on ne connaît ni la destination ni le destinataire.
Deuxièmement, il existe un droit de reprise de l’Etat prévu par l’article 53 de la loi n°97-02 du 31 décembre 1997 portant loi de finances pour 1998. Ce droit de reprise ne peut s’exercer que dans les zones urbanisables définies par le Plan directeur d’aménagement et d’urbanisme, après avis de l’Assemblée populaire de wilaya. Le décret d’application annoncé par la loi n’est jamais paru et on ne sait pas bien comment cette loi s’articule avec la loi sur l’expropriation.
Quoi qu’il en soit, les terres en cause sont classées en zone NU (non urbanisables) par le PDAU d’Alger, approuvé par le décret n°443 d’octobre 1995 que nous nous sommes procuré et que nous avons versé au dossier du tribunal nous-mêmes puisque le wali refuse de déférer aux sommations de communiquer les pièces que nous avons fait délivrer.
Nous avons relevé quatre autres graves illégalités que nous vous citons sans viser les textes : Les terres agricoles font partie du domaine privé de l’Etat et ne figurent pas dans le domaine de la wilaya : le wali n’est pas compétent pour “gérer” les terres agricoles ou les “affecter”. Le wali n’a pas de pouvoir réglementaire propre en matière agricole.
Il représente l’Etat au niveau de la wilaya dans les sphères de compétence de l’administration des Domaines et de la conservation foncière (il signe les actes administratifs délimitant les assiettes foncières, il ne gère que les biens vacants et en dehors de cela, il n’a que des pouvoirs d’évaluation et d’étude). Il représente aussi l’Etat au niveau de la wilaya dans la sphère de compétence du ministère de l’Agriculture et du Développement rural (il a un pouvoir de contrôle qui n’est pas décisionnaire puisqu’en cas d’infraction, il doit simplement saisir la justice qui seule décide des déchéances ; il a aussi un pouvoir de proposition, de développement et de statistiques).
Les arrêtés sont muets sur la destination et le destinataire du “projet” auquel les terres sont affectées.
Or, tout acte administratif individuel qui cause un préjudice doit être motivé. Il s’agit d’un principe général du droit adopté par le Conseil d’Etat. On doit savoir pour qui et pourquoi l’administration vous fait du tort pour permettre à un juge de juger si l’administration a tort ou raison de vous faire du tort.
L’exécution forcée des arrêtés a eu lieu avant même qu’ils ne soient notifiés aux agriculteurs qui ont dû aller les chercher eux-mêmes pour pouvoir contre-attaquer. Il ne peut y avoir d’exécution qu’après notification.
C’est pour toutes ces raisons graves que nous croyons pouvoir dire que le litige qui oppose les agriculteurs à la wilaya d’Alger doit être qualifié de voie de fait.

Quels sont, selon vous, les dépassements commis par vos adversaires ? Quelle a été la démarche de vos adversaires au niveau de la justice ?
Notre première surprise a été de lire dans les conclusions du wali d’Alger qu’il estimait, en dépit des lois, que les agriculteurs n’avaient aucun droit de propriété sur les terres et que, lui, par contre, avait un pouvoir général de gestion sur les terres agricoles en tant que représentant de l’Etat, que la mention de l’utilité publique sur une correspondance suffisait à légitimer un pouvoir discrétionnaire et un secret total sur “le projet”, d’autant plus qu’il était le prolongement d’une résidence d’Etat.
Pour suggérer (sans viser la loi) qu’il faisait application du droit de reprise de l’article 53 de la loi n° 97-02 dans son dossier déposé à la Cour le 25 décembre 2002, le wali d’Alger a produit, en pièce n°5, une attestation du subdivisionnaire de l’urbanisme de Chéraga en date du 24 décembre 2002 énonçant que les informations fournies au représentant d’Agro Bank (sans doute pour Union Agro, filiale d’Union Bank) sont :
“Les EAC 37-58-59 à Chéraga sont situées au niveau d’une zone destinée à l’urbanisation conformément au décret exécutif délimitant les zones destinées à l’urbanisation en zones d’expansion touristique du 14 décembre 1988. Et confirmer par le règlement du PDAU d’Alger approuvé par décret exécutif du 23.12.1995 sous le n°443”.
Comme nous l’avons déjà dit, le wali n’a pas communiqué le PDAU et a promis qu’il ne déférerait à aucune sommation de communiquer.
Nous nous sommes donc procuré une copie du PDAU de Chéraga, ce qui n’a pas été facile malgré l’obligation de publicité prescrite par l’article 14 de la loi d’aménagement et d’urbanisme.
Nous avons communiqué le PDAU à notre adversaire le jour où nous avons pu en obtenir copie le 7 janvier.
Comme vous avez pu le constater, le PDAU fait apparaître que les EAC n°37 et 59 sont entièrement en zones non urbanisables, clairement classées NU et en zone d’étude touristique, ce qui est très différent des zones d’expansion touristique du décret n° 88-232 du 5 novembre 1988.
Le PDAU contredit donc l’attestation du subdivisionnaire de l’urbanisme de Chéraga.
A l’audience du 8 janvier 2003, le wali a refusé de prendre nos conclusions modifiées et faxées la veille en fonction de la communication du PDAU. Il a aussi refusé nos pièces.
Sous la pression du drame vécu par 365 personnes, nous attendons avec impatience que la justice se prononce.