Fatima Oussedik : «La famille algérienne subit des changements profonds»

Fatima Oussedik. Professeure de sociologie (*) : «La famille algérienne subit des changements profonds»

El Watan, 13 juin 2012

– Quelle première lecture pouvons-nous faire de l’évolution du volume des naissances vivantes ?

La lecture que je vais proposer est le fruit de réflexions de l’ensemble des membres de l’équipe «mutations familiales». Les experts furent et restent intrigués par cette singularité algérienne : depuis 2002 le nombre de naissances vivantes ne cesse d’augmenter. Les enquêtes démographiques attestent de la transformation radicale du rythme d’accroissement démographique. C’est aussi pour cela que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique finance cette étude dans le cadre des PNR. Cette évolution, à la hausse du taux de natalité brute ces dernières années, renvoie aussi à la nuptialité, elle s’explique en grande partie par le doublement du nombre de mariages. Les mariages ont connu une évolution de 7%, en 2011. Ceci peut être le produit de la relative accalmie du point de vue sécuritaire comme de la reprise, ô combien insuffisante, de programmes de construction de logements. En conclusion, ces observations peuvent donner à penser que la natalité, en Algérie, va atteindre des niveaux de plus en plus élevés. On estimait à 10 millions le nombre de femmes, en 2010 en situation de procréer, et cette donnée pourrait avoir pour effet d’élever la natalité dans un avenir proche, si le nombre de mariages augmente de manière significative. Il faut, toutefois, nuancer ce constat par d’autres observations : l’arrivée plus tardive du premier enfant, le nombre croissant des ruptures et d’unions successives, l’augmentation des ménages où ne vivent que l’un des parents, en particulier la mère, le nombre de familles dites nucléaires, l’évolution des relations intergénérationnelles, l’apparition du célibat définitif et la plus grande participation des femmes au marché du travail. Il s’agit d’un ensemble de facteurs de changement qui reflètent les transformations de la famille d’aujourd’hui.

– Comment pouvons-nous interpréter l’augmentation du taux de mortalité ?

Il existe en Algérie un pessimisme de situation. Il s’agit, comme l’écrivent les observateurs étrangers, d’un peuple malheureux, confronté à de grandes difficultés quotidiennes : de transport, de logement, de vie de façon générale. Nombre d’entre nous connaissent un état de dépression. On observe chez les Algériens une absence de souci de soi, mais aussi l’état de délabrement du système de santé peut expliquer ce taux de mortalité.

– Quel commentaire pouvons-nous faire de la structure de la population ?

La famille algérienne a vécu, en une génération, une transformation radicale de ses structures : passage d’un mariage précoce et universel à un mariage tardif, qui conduira peut-être à terme à une croissance du célibat définitif, d’une part, à une diminution des descendances, d’autre part. Par ailleurs, tous les changements profonds qui ont touché l’institution matrimoniale ne semblent pas se limiter uniquement au processus de formation des unions (célibat prolongé, retard de l’âge au mariage, choix du conjoint), mais touchent également la dissolution d’un certain nombre de mariages par le divorce. Cette révolution des mœurs a été acquise d’abord par un très fort recul de l’âge au premier mariage puis par une pratique de plus en plus courante de la contraception. Dans un pays fortement attaché à l’universalité du mariage et à la virginité des femmes avant le mariage, on trouve en Algérie, maintenant 18 à 20% de femmes célibataires à 30-34 ans et l’âge moyen au premier mariage atteint des niveaux très élevés pour les femmes comme pour les hommes, en milieu urbain, mais aussi, c’est plus surprenant, en milieu rural. A côté de la traditionnelle répudiation par l’époux, on commence à voir des femmes se saisir de leurs nouveaux droits (el khol3) et demander le divorce, qu’elles paient le plus souvent au prix fort dans des sociétés qui stigmatisent encore les femmes qui ne se plient plus à l’ordre patriarcal, pénalisant les enfants de ces unions. L’instruction des filles, la maîtrise de leur fécondité en particulier en milieu urbain, les revendications des femmes en faveur de l’évolution de leur statut juridique, sont autant de facteurs qui tendent à bouleverser la division sexuelle du travail traditionnel, qui confinait les femmes au foyer. L’accès des femmes au marché du travail et la volonté de s’y maintenir après le mariage, même après l’arrivée des enfants, laissent penser que les familles sont en train de vivre un changement aussi profond que rapide. Si le patriarcat résiste encore (par le recours à une législation qui ne rend pas compte de ces mutations, par l’intervention dans les choix matrimoniaux et l’obéissance toujours valorisée aux anciens…), il est miné par ces ruptures d’équilibre anciens (moins de jeunes pour prendre en charge les anciens, femmes beaucoup plus instruites que leur mère et désireuses d’obtenir davantage de droits, etc.).

(*) Chef de l’équipe de recherche «Mutations familiales» au Centre de recherche en économie appliquée au développement (Créad)
Fella Bouredji