Nacer Djabi: “L’Algérien moyen n’adhère pas aux réformes”

Nacer Djabi, sociologue À LIBERTÉ

“L’Algérien moyen n’adhère pas aux réformes”

Entretien réalisé par Hafida Ameyar, Liberté 9 janvier 2005

Auteur de Une sociologie de grève en Algérie et de L’Algérie, du mouvement ouvrier et syndical aux mouvements sociaux, Nacer Djabi est enseignant et chercheur. Il compte publier début 2005 la bibliographie de Lakhdar Kaïdi, l’ex-secrétaire général de l’Union générale des syndicats algériens.

Liberté : M. Djabi, quel bilan faites-vous de la situation du monde du travail en Algérie ?
M. Nacer Djabi : D’emblée, je dirais que le monde du travail est en position défensive. De nombreux indices le montrent tels que le manque de combativité du monde du travail, la dispersion des forces et l’absence de stratégie claire, ouvrière et syndicale. Nous sommes encore dans une période transitoire qui enregistre une précarité de la société, l’entrée de nouvelles vagues d’ouvriers et d’ouvrières dans les rangs de la classe ouvrière, sans couverture syndicale ou légale, l’apparition de nouvelles formes de travail où les victimes sont les jeunes travailleurs, les femmes aussi, avec ou sans formation, avec ou sans qualification. Cette position défensive dure depuis déjà quelques années, elle a prédominé en 2004 et risque de se maintenir pendant l’année 2005 s’il n’y a pas de nouvelle stratégie syndicale construite sur une base démocratique et transparente.

Peut-on affirmer aujourd’hui, au regard de la situation du secteur public économique, que le monde du travail a connu de profondes mutations en Algérie ?
Oui, beaucoup. Mais, on ne les connaît pas malheureusement. L’appareil statistique national est encore défaillant, et il y a peu de réflexion sur par exemple l’informel et le travail féminin qui progressent pourtant en Algérie. Dans certains secteurs, on a du mal à distinguer entre la prostitution, le harcèlement et le travail. Le privé lui-même, par certains de ses aspects, est de type capitaliste sauvage. C’est un privé familial, très archaïque et paternaliste. Nous assistons finalement à un grand paradoxe. Au moment où l’avenir économique de l’Algérie repose sur le privé, ce dernier ne reconnaît pas le travail syndical, ni le syndicat comme partenaire. Comme si l’Algérie revenait à la période du capitalisme sauvage.

Sur le plan des lois sociales, il y a eu des changements à partir de l’année 1990. Il y a donc mutations y compris au niveau des lois sociales… La tendance globale, c’est la précarité, l’informel, le travail au noir. Même le secteur public adhère à cette histoire. Quand on voit ce qui se passe actuellement dans le Sud algérien, avec ces entreprises liées au pétrole… jusqu’à présent, on ne sait pas ce qui se passe exactement dans le Grand-Sud dans le domaine des contrats de travail, des salaires, des conditions de travail, des droits, etc. C’est un no man’s land. C’est presque une zone de non-droit.

Concrètement, qu’est-ce qui a changé dans le milieu du travail ?
Le salarié a de plus en plus peur, il développe en général des réflexions de défense. Il a peur du licenciement, il craint de perdre son poste de travail, il a peur que son entreprise soit liquidée ou vendue, il a peur de ne pas arriver à affronter l’ouverture sur la mondialisation et les produits importés qui concurrencent les marchandises locales, il a peur aussi parce qu’il est sans couverture syndicale. Le syndicalisme n’a pas su s’adapter aux nouvelles formes et à la nouvelle situation. Donc, le salarié est sans protection syndicale. Il a en outre peur, car il est de plus en plus sans protection légale. Il a le sentiment qu’il n’a pas d’emprise sur la législation nouvelle… On parle de 50 milliards de dollars, d’une situation économique favorable, de l’arrivée des investissements, mais l’Algérien moyen et l’ouvrier notamment ne voient pas leur situation s’améliorer. L’ouvrier a peur des lendemains ; les informations qui lui parviennent sur la privatisation de l’école, les augmentations des charges du logement, de l’eau, de l’électricité ne font qu’accentuer ses craintes quant à son avenir.

Le gouvernement nous a habitués avec les réunions bilatérales ou tripartites. Ces rencontres font-elles avancer le débat sur les grands dossiers économiques ?
Il y a encore des problèmes au niveau du dialogue parce que le gouvernement ne négocie qu’avec des syndicats sans ouvriers. L’Exécutif a, par ailleurs, choisi jusqu’ici une forme de négociations très centralisée au niveau des états-majors. Des états-majors qui, en général, n’ont pas beaucoup d’emprise sur la réalité des lieux, n’ont pas de relais. Ce sont en fin de compte des négociations qui se transforment en dialogue politique, une sorte de rituel. Lorsque des pressions sociales sont exercées ou quand la situation sociale est un peu difficile, on se réunit pendant deux ou trois jours. Le gouvernement fait semblant de ne pas être d’accord et à la fin tout le monde sort de la réunion comme si de rien n’était… C’est un scénario qui ne marche plus ! C’est du cinéma ! Ce type de négociations centralisées, le choix des partenaires, la non-transparence, la non- participation d’autres éléments, d’autres syndicats plus représentatifs ou partiellement représentatifs dans leur secteur font que ce dialogue devient parfois absurde. C’est surtout pour la consommation extérieure et pour la consommation publicitaire. Normalement, le dialogue se fait avec les gens représentatifs.

Pensez-vous, M. Djabi, que la politique gouvernementale apporte une détente au front social ?
Je pense que le gouvernement n’est pas clair… Il a traîné dans les réformes. On sent qu’il y a beaucoup de blocages à l’intérieur de l’Exécutif et de l’État parce qu’il y a des intérêts à sauvegarder. Un Algérien moyen ne comprend pas pourquoi on ne réforme pas les banques. Il ne voit rien venir en termes d’emplois nouveaux, d’amélioration de ses conditions de travail, de relèvement de ses revenus… Le fonctionnement opaque des banques fait le bonheur de beaucoup de monde et permet la fuite de capitaux, le blanchiment d’argent, l’émergence de gros intérêts. C’est l’argent public qui va vers d’autres cieux. Je pense que le problème se situe au niveau du gouvernement, de l’État et du système politique. On a trop traîné, et la grande majorité des Algériens peut s’opposer aux réformes parce que celles-ci restent encore du domaine du discours. Ce n’est pas normal que le gouvernement tarde à privatiser les Souks El-Fellah ni des secteurs déjà programmés. C’est comme si on choisissait le plus pire des moments pour réaliser ce qui était décidé. Mais, le problème de fond est que le gouvernement n’arrive pas à faire adhérer l’Algérien moyen à ses réformes.

Quelles seraient alors les conséquences de ce retard sur l’avenir économique et social de l’Algérie ?
Ce qui est à craindre, c’est qu’on choisisse une période où on n’aura pas les atouts nécessaires et qu’on soit alors obligés de réagir sous la pression extérieure. Cela sans débat, ni discussion, ni adhésion des grands partenaires sociaux : les syndicats, le patronat, l’ensemble du mouvement du travail. On ne s’est pas hélas préparés…

La Centrale syndicale UGTA s’apprête à recueillir les points de vue et propositions de ses fédérations sur la politique de privatisation du gouvernement. La direction de ce syndicat ne cherche-t-elle pas à se dérober à ses responsabilités ? Ce qu’il faut craindre, c’est de voir un jour l’UGTA travailler de manière virtuelle, c’est-à-dire par internet et par e-mail. Je dis cela parce que la direction de l’UGTA vit déjà dans un monde virtuel et tarde à s’attaquer aux problèmes de fond, comme l’absence de démocratisation du syndicat, le cumul des postes de responsabilité, l’absence d’un journal pour défendre ses positions et sensibiliser la société. Ce n’est pas normal que l’UGTA n’ait pas sa propre littérature sur tout ce qui touche à l’économie et au monde du travail, sur la privatisation, l’Organisation mondiale du commerce, sur ses positions par rapport aux questions de l’heure. En effet, les gens interprètent cela comme une façon de ne pas s’engager parce que l’écrit demeure un engagement. L’UGTA est devant certains choix. Ou elle disparaît, et ce sera alors une grande perte pour le monde du travail. Ou elle se modernise en s’ouvrant sur le monde du travail réel, en s’implantant dans le privé et les entreprises internationales, en se démocratisant surtout, en rétablissant les contacts avec la société, les couches populaires, etc. Je ne comprends pas d’ailleurs pourquoi l’UGTA et les syndicats autonomes ne travaillent pas ensemble.

Justement, quel regard portez-vous sur ces syndicats autonomes ?
Globalement, ce sont des syndicats des couches moyennes, des syndicats de corporation qui défendent les intérêts des salariés, des fonctionnaires, qui sentent qu’ils sont dans une position de négociation plus grande et qu’ils peuvent donc négocier mieux qu’à l’intérieur de l’UGTA. Les différents gouvernements qui se sont succédé, à quelques exceptions près, n’ont pas aidé ces syndicats malgré leur grande représentativité, leur sens du combat, les actions qu’ils ont menées et leur jeunesse. L’Algérie a, ces dernières années, un problème avec ses élites politiques. Soit elles ne connaissent pas le monde du travail et le mouvement syndical. Soit elles ont peur d’eux. Soit elles sont contre le mouvement syndical. Dans la gestion moderne d’une société compliquée comme la nôtre, les syndicats doivent trouver pourtant leur place, que ce soit l’UGTA ou les autres syndicats.

Que peut-il arriver de bon ou de mauvais aux syndicats autonomes pendant l’année 2005 ?
Très franchement, ces syndicats sont devant plusieurs défis. Réhabiliter le travail syndical et le syndicat, faire adhérer les nouvelles couches de travailleurs au syndicalisme… Il est temps qu’ils sortent de l’étape d’enfance ou d’adolescence pour devenir adultes. Mais, l’État doit aussi les reconnaître comme des partenaires sociaux à part entière et les aider à travers des subventions, la formation de cadres, l’octroi de sièges, la reconnaissance, etc.