La classe moyenne tirée de nouveau vers le bas

Ressurgie à la faveur des revalorisations salariales de 2011 et 2012

La classe moyenne tirée de nouveau vers le bas

El Watan, 19 octobre 2016

Entre 2011 et 2013, d’importants changements ont touché le monde de l’emploi sur le plan socioprofessionnel à travers notamment les revalorisations salariales dont ont bénéficié les corps de différents secteurs.

Les cadres ont été les premiers à être concernés par ces hausses salariales. Des hausses en vagues qui ont induit des transformations dans le modèle de consommation des Algériens.

Médecins, agents paramédicaux, agents communaux, enseignants, policiers, banquiers et bien d’autres corps ont vu leur rémunération s’améliorer nettement. Parallèlement, leur aspiration à meilleur niveau de vie s’est clairement affichée. Achat de voitures (boom enregistré entre 2012 et 2013), souscription aux différentes formules de logements (notamment le promotionnel), scolarisation des enfants dans les écoles privées et dans de nombreux cas voyages à travers le pays ou à l’étranger.

En somme, chacun a essayé de profiter à sa manière de ces revalorisations salariales mais surtout des rappels versés dans ce cadre. Une fois ces rappels épuisés ou investis, retour à la dure réalité.

Les augmentations se sont au final avérées insuffisantes, voire insignifiantes. Pourquoi ? Parce que les salaires ne répondent pas à une politique bien étudiée. Ils ne sont pas indexés à la hausse des prix. De même qu’ils ne correspondent pas à l’amélioration de la productivité ni à la disponibilité de l’offre au niveau local. Ce qui fait que les revalorisations sont vite rattrapées par la hausse fulgurante des prix par l’absence d’un système de régulation efficace, mais de manière plus globale par l’inflation. Les salariés, et à un degré plus important les cadres moyens ont commencé à ressentir l’inefficacité de ces hausses dès fin 2013 avec l’augmentation des prix des produits de large consommation.

Des augmentations sans impact

En dehors du lait pasteurisé en sachet, du sucre et de l’huile, tous les autres produits (fruits et légumes, viandes blanches et rouges, poisson, légumineuses…) ont vu leur prix prendre l’ascenseur sans omettre les autres catégories de dépenses. Une visite chez un médecin généraliste installé à son compte à pas moins de 1000 DA, des soins dentaires qui coûtent excessivement cher (2000 DA l’extraction à titre illustratif), une simple pièce de rechange à 5000 DA, les cours particuliers pour les enfants, le loyer et bien d’autres frais grèvent le budget des ménages à moyens revenus.

Autant d’indicateurs qui accentuent l’appauvrissement de la classe moyenne ou de ce qui en reste.

Avec la dégradation de la situation économique du pays, le pouvoir d’achat (déjà laminé) de cette catégorie de la société risque fortement d’être affecté. Déjà que ce qui a été accordé d’une main a été repris de l’autre, les restrictions budgétaires, la dépréciation de la valeur du dinar, le renchérissement des produits de large consommation et les taxes annoncées dans le projet de loi de finances pour 2016 vont impacter négativement la situation socioéconomiques de ces cadres. Dans ces conditions, le gouvernement ne trouve pas mieux à faire que de demander aux ménages de mettre leur épargne dans les banques.

«Comment arriver à mettre de l’argent de côté alors que le salaire ne suffit pas pour subvenir les besoins de ma famille pour un mois ?» s’interroge un enseignant. Les experts le disent d’ailleurs : «Avec la hausse des prix, les ménages ne pourront pas, en toute logique, dégager une épargne importante conséquemment à la baisse sensible de la propension marginale à l’épargne».

Projets bouleversés

«Le nouveau contexte économique suite à la crise pétrolière avec tous ces indicateurs financiers interpelle cette classe moyenne. Cette dernière prend conscience chaque jour du réalisme économique qui atteint directement son pouvoir d’achat et son niveau de vie.

Et du coup, beaucoup de ses projets sont bouleversés», nous dira à ce sujet Mohamed Benguerna, directeur de recherches au Centre de recherche en économie appliquée au développement (CREAD). Notre expert donnera comme exemple la réaction des souscripteurs au Logement promotionnel public (LPP) suite à l’annonce du montant de la 2e tranche (1 million de dinars) et le recul enregistré dans la vente de certains biens de consommation, à l’image des véhicules.

Youghourtha Bellache, enseignant en sciences économiques à l’université de Béjaïa, abonde dans le même sens. «La crise actuelle va affecter profondément le pouvoir d’achat de la classe moyenne et encore plus celui des ménages modestes en dépit de la décision du maintien de la politique de subvention de certains produits de large consommation», notera-t-il.

Et de rappeler que la forte dépréciation du dinar qui a induit un renchérissement des coûts à l’importation, conjuguée à la reprise de l’inflation ont d’ores et déjà affecté le pouvoir d’achat de la classe moyenne. Pour M. Bellache, les perspectives s’annoncent difficiles à la lumière de ce qui est prévu dans le PLF 2016.

«La hausse de certaines taxes prévues dans la LF 2016 et qui concernent certains produits et leurs répercussions sur les prix des autres produits et services vont libérer davantage l’inflation et aggraver ainsi la situation», prévient-il. Qu’y a-t-il lieu de faire face à une telle situation ? Mais surtout en prévision de la réaction de la classe moyenne. «Il faudra s’attendre à ce que cette classe moyenne réagisse en usant de différentes formes pour manifester son mécontentement.

Surtout que celle-ci constitue de plus en plus la cheville ouvrière de notre système socio-économique», avertit d’emblée le chercheur du CREAD plaidant dans ce sillage pour l’anticipation. «Il est utile d’avoir une intelligence de la situation pour dialoguer, écouter, convaincre cette classe moyenne quant aux nouveaux enjeux et des nouveaux défis.

Et surtout lui signifier son implication active dans ces nouveaux défis et que cette nouvelle bataille de la diversité économique pour sortir de cette dépendance pétrolière est une affaire sociétale loin des expertises économiques et des alternatives de laboratoire et de salons», soulignera M. Benguerna avant d’enchaîner : «Nous avons besoin de l’intelligence de toutes les catégories sociales et cette classe moyenne est un vecteur important, pour peu qu’on la mette à contribution dans ses différents domaines. Lorsqu’on parle d’intelligence, on ne peut pas faire abstraction de l’impact de l’innovation pour affronter ces nouveaux enjeux, d’où mon appel pour une approche sociétale», conclura-t-il.

L’informel pour assurer des revenus complémentaires

En plus du risque de l’enclenchement de mouvements socioprofessionnels, le recours à d’autres moyens en dehors du circuit formel pour avoir des revenus additionnels pourrait prendre de l’ampleur. En d’autres termes, le cumul des emplois pourrait constituer l’unique alternative pour des milliers de salariés ne serait-ce que pour maintenir le standard de vie auquel ils sont parvenus après les dernières revalorisations. Ce qui se fait d’ailleurs actuellement.

«Ce retournement de la conjoncture économique et sociale va induire l’expansion de l’emploi informel, notamment dans ses segments anticycliques, à savoir la pluriactivité qui permet de procurer un revenu complémentaire pour compenser un tant soit peu la baisse du pouvoir d’achat des ménages et l’informel de survie aux personnes qui n’arrivent pas à s’insérer sur le marché du travail formel de gagner un revenu de subsistance», nous expliquera à ce sujet M. Bellache.

Cela pour dire que la situation ne s’annonce guère facile à gérer, que ce soit pour les salariés ou pour les pouvoirs publics qui tardent à mettre en place une politique salariale basée sur une économie productive de richesses.

Samira Imadalou


Kouider Boutaleb . professeur d’économie à l’Université de Tlemcen

«L’impact des hausses des salaires ne peut être qu’éphémère»

Au cours de ces dernières années, les travailleurs de différents secteurs ont bénéficié d’augmentations salariales parfois importantes. Parallèlement, les prix ont augmenté et le dinar a subi des dévaluations. Au final, quel a été l’impact de ces hausses ?

Les augmentations salariales intervenues ces dernières années ont contribué effectivement à la hausse du salaire moyen de toutes les catégories socioprofessionnelles.

Il faudrait cependant souligner que les catégories socioprofessionnelles qui ont vu leur pouvoir d’achat nettement s’améliorer sont les cadres. Le relèvement du SNMG a profité en effet beaucoup plus à ceux dont les salaires sont indexés au-dessus, à savoir surtout de titulaires de hauts salaires, et non les bas salaires qui sont les plus nombreux.

Ceci dit, ces augmentations de salaires ne peuvent être appréciées en termes de pouvoir d’achat qu’en rapport avec le coût de la vie qui est tributaire du taux d’inflation, dont la hausse s’explique par la conjugaison de toute une série de facteurs internes (niveau de satisfaction de la demande nationale par la production domestique, et externe par le renchérissement des produits d’importation).

Or, sur les deux registres la situation n’est guère reluisante. A cela il faut ajouter les subventions généralisées et non ciblées et les transferts sociaux qui compriment l’inflation.

On peut affirmer donc, même en l’absence de données statistiques fiables, comme nous n’avons cessé de le dire, que la politique des salaires poursuivie ne répond guère aux critères d’efficience.

Des augmentations de salaires sans rapport avec les critères de productivité et de rendement permettent certes une amélioration du pouvoir d’achat et par conséquent du niveau de consommation des ménages, notamment dans les catégories les plus larges de la population.

Mais cette augmentation est conjoncturelle, elle ne durera que le temps de l’absorption par le marché de cette injection de masse monétaire, sans contrepartie productive. Nous nous sommes déjà exprimés il y a bien longtemps déjà dans les colonnes de ce même quotidien sur cette problématique. L’argumentaire n’a guère changé, la problématique demeure posée dans les mêmes termes.

Il est universellement admis que les hausses de salaires ont un caractère inflationniste dès lors qu’elles excèdent les gains de productivité, car les entreprises et par-delà l’économie nationale ne peuvent supporter indéfiniment une forte divergence entre les progrès de la productivité et ceux des coûts salariaux.

C’est dire combien il est important de s’interroger sur la relation prix-salaires-productivité d’une part, de s’interroger surtout sur la manière la plus saine et la plus efficiente de préparer, dans les faits, l’instauration d’une telle relation afin d’assurer une croissance et un développement durables. Nous avons publié un livre auprès de l’OPU en 2013 sur cette question de l’efficience de la politique des salaires, ouvrage intitulé Politique des salaires : fondements théoriques et analyse empirique de l’expérience algérienne.

Et pour répondre finalement à la question posée, l’impact de ces hausses de salaires sur le plan social ne peut être qu’éphémère en l’absence de réformes structurelles de fond nécessaires pour poser les fondements d’une économie de marché performante et productrice de richesses

L’épargne à laquelle appellent les pouvoirs publics est-elle possible dans ces conditions ?

Rappelons quelques enseignements de la science économique pour éclairer le lecteur. Tout revenu est partagé en consommation et en épargne. La relation entre la consommation et le revenu peut s’exprimer par le biais des propensions à consommer.

Conformément à un postulat (loi psychologique fondamentale) formulé par J. M. Keynes, la consommation s’accroît au fur et à mesure que le revenu croît, mais moins que proportionnellement ; par conséquent, la propension à l’épargne est plus forte chez les détenteurs de hauts revenus. L’analyse de Keynes a été vérifiée empiriquement en comparant à un moment donné les budgets de différents ménages ayant des niveaux de revenus différents et ceci sur une courte période.

Ajoutons encore que l’analyse keynésienne reposait sur l’hypothèse du revenu courant : les changements de consommation de la courte période dépendaient des variations du seul revenu courant. Or, des auteurs, à l’instar de J. S. Duesenberry, ont montré que le niveau de consommation atteint pendant une période donnée dépend non seulement du revenu courant mais aussi du niveau le plus élevé atteint pendant la période précédente. Il s’ensuit qu’au cours d’une crise économique ou d’une récession, les consommateurs s’efforcent de défendre le genre de vie précédemment adopté.

Cette persistance des habitudes de consommation se traduit en période de baisse conjoncturelle de pouvoir d’achat par une augmentation de la propension marginale à consommer. La consommation ne suit pas proportionnellement la baisse du revenu. C’est ce que l’on appelle l’effet Cliquet.

Par conséquent et pour répondre à la question posée nouspouvons affirmer que dans les conditions présentes marquées par les restrictions budgétaires, par la dépréciation de la valeur du dinar, du renchérissement largement perceptible des produits de large consommation, les ménages ne pourront en toute logique dégager une épargne importante conséquemment à la baisse sensible de la propension marginale à l’épargne.

Ceci étant, concernant les détenteurs de hauts revenus, pour se prémunir face à l’incertitude économique mais aussi politique inhérente à la crise et son cortège néfaste de conséquences qui engendre inéluctablement l’inflation, et donc la détérioration du dinar algérien, beaucoup vendent leurs biens pour acheter à l’étranger.

Egalement, beaucoup de ménages placent leur argent épargné dans les valeurs refuges : or, devises et biens immobiliers ou durables. Par conséquent, les perspectives d’une mobilisation productive de l’épargne des ménages ne sont guère envisageables à terme.

L’incertitude économique ne risque-t-elle pas d’aggraver la situation de cette catégorie sociale ?

On parle désormais beaucoup de la classe moyenne en Algérie et pourtant très peu de recherches académiques lui sont consacrées.

Des études permettant de cerner cette classe moyenne, non seulement par des indicateurs qualitatifs, mais aussi statistiques, ou précisément économiques dans la mesure où en l’absence de définition objective et consensuelle, on s’accorde sur plusieurs découpages selon différents critères qui ont chacun leur pertinence : le revenu, la profession et le sentiment d’appartenance…

Rappelons très rapidement pour le lecteur que ce terme, cette expression « classe moyenne», a pris son sens usuel au tournant du XIXe siècle, où, avec le développement progressif de l’économie industrielle, des groupes sociaux sont apparus, qui n’appartiennent ni à la bourgeoisie ni au prolétariat. En Angleterre, la middle class désigne la nouvelle bourgeoisie industrielle et économique en compétition avec la noblesse (nobility) et la haute société (gentry).

En France, les « classes moyennes», proches de ce que Karl Marx qualifie de petite bourgeoisie, vont désigner dans le discours politique ces nouvelles couches qui, dotées d’un minimum de capital, échappent à la vie au jour le jour qui est le lot du prolétaire, sans pour autant pouvoir se permettre l’oisiveté du bourgeois. Par ailleurs, il est partout noté que les classes moyennes partagent aussi une ambition d’ascension sociale.

Ce groupe social aux frontières floues joue partout un rôle central dans la dynamique sociale. La réussite économique du Brésil est, nonobstant la conjugaison d’autres facteurs, due à l’élargissement de sa classe moyenne. Les difficultés que peuvent connaître ces classes moyennes retentissent sur l’ensemble de la société.

En Algérie, on a observé au cours de cette dernière décennie des transformations remarquables suite aux importantes revalorisations salariales dont ont bénéficié surtout les cadres dont le statut a connu conséquemment un changement notable illustré par l’accès à un modèle de consommation auquel ils ne pouvaient guère aspirer avec le niveau de rémunération antérieur.

Cette évolution peut-elle être entretenue et renforcée dans le contexte actuel et les perspectives qui en découlent ?

Certainement pas, même si en l’absence d’études d’impact nous ne pouvons que spéculer.

En période de crise et d’incertitude économique, les risques d’aggravation de la situation socio-économique sont généralement beaucoup plus prononcés envers les classes moyennes qu’envers les plus démunis. Ces derniers sont habitués à une vie sobre, ils n’ont pas accédé à un niveau de consommation élevé nécessitant des revenus conséquents.

Ainsi, si on considère donc que les augmentations de salaires ont profité surtout à la classe moyenne, les détenteurs de revenus de plus de 70 000 DA que les revenus perçus n’étant pas corrélés positivement avec la création de richesse par le travail mais par la redistribution de la rente, on ne peut s’attendre dans les conditions actuelles, d’une part, à des augmentations de salaires à terme pour corriger la dégradation du pouvoir d’achat comme cela a été pratiqué durant cette dernière décennie compte tenu non seulement de la baisse des prix des hydrocarbures, mais sans doute plus encore de l’amenuisement des réserves et du développement de la consommation domestique, et, d’autre part, par le renchérissement du coût de la vie suite aux augmentations des prix des biens et services, cette catégorie sociale sera certainement touchée et verra sa situation socio-économique et son niveau de vie se réduire.
Samira Imadalou


Selon la banque africaine de développement

50% de la population risque l’appauvrissement

Dans une étude datant de 2011, la Banque africaine de développement (BAD) identifiait trois catégories de classe moyenne : une classe vulnérable (floating class) avec une capacité de dépense de 2 à 4 dollars par jour, soit à la limite de la pauvreté et pouvant facilement basculer en cas de crise. Une classe moyenne intermédiaire avec 4 à 10 dollars par jour et une capacité d’épargner et de consommer autre chose que les besoins alimentaires de base. Enfin, une classe moyenne supérieure avec un niveau de dépense entre 10 et 20 dollars par jour et par personne.

En Afrique, ces 30 dernières années ont été marquées par un recul de la pauvreté au bénéfice d’une classe moyenne dont la part dans la population du continent est passée du quart au tiers. En Algérie, la tendance est quasiment similaire. Selon l’étude de la Banque africaine de développement (BAD), la moitié de la population appartient à la classe moyenne vulnérable, soit la plus susceptible de basculer dans la pauvreté en présence «de chocs économiques extérieurs», lit-on dans le document. Dans cette catégorie, la part de la classe moyenne dans la population ne serait plus que de 27%. Autrement dit, près des 2/3 de la classe moyenne en Algérie sont constitués de la classe vulnérable. Mais qui appartient donc à la classe moyenne ?

Selon le profil établi par l’étude, il s’agit d’une catégorie de population vivant majoritairement en zone urbaine, propriétaire de son logement, plus encline à acquérir des biens de consommation durables (voiture, téléphone, équipements ménagers), occupée dans le salariat ou l’entrepreneuriat, le tout au sein de ménages de taille de plus en plus réduite. En Algérie, plus de 50% des 6,2 millions de ménages recensés jusqu’en 2011 possèdent un véhicule.

Plus des deux tiers sont propriétaires de leur logement et habitent en milieu urbain, alors qu’ils étaient 60% en 2000. Le niveau de consommation des ménages a presque triplé entre 2000 et 2010, avec cependant des disparités importantes. Ainsi, les 20% de la population la plus favorisée dépensent près de 5 fois plus que les 20% les moins favorisés. 90% des ménages ont au moins une personne occupée et plus de 40% en ont deux et plus.

Nouveau modèle

Ces quelques données de l’ONS permettent de se faire une petite idée sur l’évolution du niveau de vie des citoyens ces dernières années, sans toutefois donner une idée précise sur la dimension des classes moyennes. Les paramètres de l’inflation mais aussi de la dévaluation du dinar relativisent largement cette évolution.

Dans son étude 2011 sur les dépenses de consommation et l’évolution du niveau de vie des ménages, l’ONS indiquait que la part de la population habitant en milieu urbain augmente avec le niveau de vie. En 2000 quand la dépense mensuelle par tête était de 27000 dinars, moins de 20% de la population habitait dans le milieu urbain. En 2011, quand ce niveau de dépense a doublé, cette part est passée à plus de 25%. Une brève revue des statistiques relatives au parc automobile national permet de mesurer l’évolution ces dernières années.

Entre 2002 et 2013, le parc des véhicules de tourisme a augmenté par plus de 80%. Sa part dans le parc global est passée d’un peu plus de la moitié à près des deux tiers. Les voitures de moins de 5 ans (dont le nombre a été multiplié par 8 en 10 ans) qui représentait à peine 6% du parc de véhicules de tourisme en 2002, en représentaient le quart dix ans plus tard. En matière de dépenses et même si les biens alimentaires accaparent l’essentiel de la consommation, sa part dans la consommation globale a baissé au profit d’autres biens plus durables.

Ainsi, le budget réservé au logement et aux charges qui lui sont rattachées a augmenté de près de 50% entre 2000 et 2011 pour représenter 20% des dépenses. Le budget réservé au transport et aux communications a lui augmenté de près d’un tiers prenant une part de 12% en 2011.En 2000, les postes de dépenses durables (logement, meubles et électroménagers, transport) représentaient 26% des dépenses globales. En 2011, elles représentaient près d’un tiers (35%), témoignage d’une évolution du modèle de consommation qui dépasse désormais les simples besoins élémentaires.

Certaines formules de logements publics reflètent cette classe moyenne subdivisée en sous catégories. Il s’agit particulièrement de la formule AADL réservée aux classes intermédiaires touchant entre 24000 et 108000 da/mois et des logements LPP réservés aux salaires entre 6 et 12 fois la SNMG. Selon l’aveu du ministre de l’Habitat, le LPP répond à la demande d’une «classe moyenne supérieure constituée à 10% de cadres du secteur public, à 15% de cadres dans le privés et professions libérales et à 75% de fonctionnaires».

Ce qui était toutefois valable il y a 3 ans risque de ne plus l’être dans les années prochaines avec les effets attendus de la crise pétrolière. En considérant que 50% de la population fait partie de la catégorie les plus vulnérables de la classe moyenne, ce sont autant de personnes risquant de tomber dans la précarité et la pauvreté dont la part de la population, selon l’étude de la Banque africaine de développement, serait de 21%.
Safia Berkouk


Mourad Ouchichi. Professeur d’économie à l’université de Béjaïa

«Il y a eu une sorte de ‘‘dopage’’ social intenable»

– La hausse de la consommation ces dernières années, celle des salaires et des dépenses, l’acquisition des biens de consommations durables nous donnent-ils une idée précise sur le profil de la classe moyenne algérienne ?

Nous croyons que le concept de classe n’est pas vraiment adéquat pour ce qui est de l’Algérie, nous lui préférons de loin le terme de couches sociales. Pourquoi ? L’Algérie n’est pas dans un système capitaliste dans lequel la création de richesses et l’accumulation du capital provient du travail. Elle n’était pas non plus socialiste jusqu’à la fin des années 1980. C’est pourquoi il est plus judicieux de parler d’une économie administrée pour ce qui est de la période anté-1980, et de l’économie semi-administrée de 1989 à nos jours.

Dans les deux cas, l’Algérie évolue dans une économie rentière à couches sociales mouvantes et sans conscience de classe au sens historique du terme. Nous n’avions pas une classe prolétaire au sens classique du terme lorsque le régime définissait son système de socialiste et nous n’avons pas de bourgeoisie non plus quand le discours officiel qualifie notre système économique de libéral ou de marché. On est dans un système précapitaliste obéissant à ce que K. Marx appelle «l’accumulation primitive du capital». Dans un tel système, les rentes et les positions rentières prédominent et la formation de classes sociales se fait dans la violence (sous toutes ses formes) et la prédation généralisée.

Au sommet de la pyramide sociale, ce n’est pas la bourgeoisie qui règne mais des riches prédateurs et en bas ce ne sont pas des prolétaires, mais juste des journaliers. Entre les deux, il y a bien évidemment ceux qui gagnent leur revenu par le travail – de l’entrepreneur honnête à l’ouvrier correct – et ce sont eux qui sont objet de tous les chantages et ponctions ; en bref, ils sont les premières et les dernières victimes de ce genre du système.

– La redistribution sous différentes formes de la rente (subventions, Ansej, hausse de salaires) n’a-t-elle pas plutôt favorisé la création d’une classe moyenne que les spécialistes définissent comme «flottante», plus fragile et plus susceptible de retomber dans la pauvreté en période de crise ?

La couche moyenne dont vous parlez est effectivement flottante et éphémère, car elle ne tire pas son revenu d’un système économique créateur de richesses. Il y a eu dans ce pays une sorte de «dopage» social intenable. La rente permet de créer des couches sociales artificielles en fonction de la conjoncture politique et des visées des dirigeants. La «classe» moyenne va certainement retomber dans la précarité, car le régime n’aura plus les moyens de l’entretenir.

– Y a-t-il avec la crise qui se profile et au vu des mesures d’austérité qui sont et seront prises un risque réel de voir la société divisée en deux catégories : celle des riches et celle des pauvres ?

La couche sociale artificielle créée par la redistribution de la rente va pâtir du fait des mesures d’austérité prises maintenant et ultérieurement. Notre système est construit sous forme de cercles concentriques qui s’élargissent et se rétrécissent en fonction des conjonctures. Dès que la rente est abondante, le cercle des bénéficiaires s’élargit, c’était le cas avec les plans anti-pénuries des années 1980 et les années 2000. Maintenant que la rente baisse, le cercle des profiteurs va se rétrécir naturellement. On se dirige naturellement vers une société à deux
couches : celle qui contrôle directement la rente, et celle qui paye le prix des ajustements de la gestion de cette même rente.

– Quels peuvent être les moyens de résilience s’il y en a pour ces catégories de population ? Peuvent-ils capitaliser sur l’épargne par exemple ?

Dans un pays à système économique obéissant aux règles du marché, l’épargne constitue un apanage pour les moments de crise, mais chez nous les gens ne sont pas dans une perspective d’épargne, car ils savent, par expérience, que le dinar perd de sa valeur du fait de l’inflation structurelle. Il n’est donc pas possible de tabler sur l’épargne.

Ce qui va se passer, et cela est souligné plus haut, une fracture prononcée au sein de la société entre les riches et les pauvres. Mais la question qui se pose est celle de savoir pourquoi la valeur du dinar est en chute permanente. L’inflation est l’expression d’une injection des sommes monétaires colossales sans contrepartie en biens et services produits par l’économie nationale.

Comme l’Algérie est dépendante totalement de la rente pétrolière et que le régime injecte systématiquement des sommes colossales pour assurer la paix sociale, le dinar est devenu une monnaie de singe. Il est d’ailleurs significatif de constater que les algériens s’empressent à convertir leurs gains en euros ou en dollars, car ils n’ont aucune confiance dans le dinar. A ce propos, il est temps de rappeler que l’Algérie doit aller vers une adoption d’un nouveau dinar convertible, donc soumis aux règles de la concurrence internationale.

Safia Berkouk


Les syndicalistes refusent de cautionner l’échec des politiques

«On n’a pas participé à la dilapidation de l’économie»

Les syndicalistes sont unanimes : la classe moyenne n’existe plus. Elle a disparu bien avant la vague des augmentations des salaires de différentes corporations.

Sa mort a été signée juste après les mesures d’ajustement structurel imposé par le Fonds monétaire international (FMI) dans les années 90’. Sa résurgence au cours de ces dernières années est éphémère. Pour Youcef Yousfi, président du Syndicat national des praticiens spécialistes de santé publique (SNPSSP), «la classe moyenne a complément disparu.

Pour les autres classes, c’est une catastrophe. Au départ, ce qui a été fait comme classification ne répondait pas aux critères de la fonction publique. Il fallait d’abord normaliser. Il ne suffisait pas d’augmenter sans asseoir une économie productive de richesses pour ne pas tomber dans le cercle de l’inflation», dira-t-il. C’est le cas actuellement. «En 2008, lorsqu’il y a eu la nouvelle grille des salaires, les syndicats autonomes avaient dit qu’il fallait revoir le point indiciaire, car cela ne servait à rien d’augmenter des salaires qui allaient être engloutis par l’inflation. Ce qu’on nous donne d’une main, on le reprend d’une autre main.

Ça augmente tellement qu’on n’arrive pas à suivre ce mouvement. Avec moins de 50 000 DA, on ne peut pas vivre dans la dignité», regrettera-t-il plaidant pour un Salaire national minimum garanti (SNMG) à 50 000 DA. «C’est scandaleux ! Si les gens ont fait l’effort d’étudier, ils doivent être rémunérés selon leur cursus. Or, il n’y a pas de place à l’échelle de valeurs», ajoutera-t-il. Evoquant l’impact de la situation économique actuelle, il notera : «La crise doit être partagée par tout le monde. Le rythme de vie de l’Etat doit changer lui aussi.

On ne s’en sortira pas si on ne va pas vers une vision globale qui tient compte de l’échelle des valeurs et d’une économie assise sur des richesses et non sur la rente». Même avis du côté du Syndicat national autonome des professeurs de l’enseignement secondaire et technique (Snapest). Son porte-parole, Meziane Meriane, dira : «On demande que cette crise soit supportée par tout le monde. On n’a pas participé à la dilapidation de l’économie et c’est à ceux qui l’ont fait de réduire leurs salaires et de montrer la justice sociale».

Pour des mesures spécifiques

Et ce, à travers des mesures spécifiques. M. Meriane citera la réduction de l’Impôt sur le revenu global (IRG) pour les salariés et l’augmentation des impôts pour les hauts salaires. «S’il y a maîtrise de l’évasion fiscale causée par le marché parallèle et les entreprises qui ne payent pas leurs impôts, on peut juguler la crise et venir à l’aide des bas salaires», poursuivra-t-il avant de rappeler : «Dans tous les pays, la classe moyenne est la locomotive de l’économie.

Or, chez nous, cette classe a disparu. Avant, il y avait les bas salaires, les salaires moyens et les hauts salaires. La dévaluation du dinar, conjuguée à l’augmentation des hauts cadres et des bas salaires a laminé la classe moyenne. Ce qui fait qu’aujourd’hui on se retrouve avec une classe de prolétaires et une classe de riches». Comparant le pouvoir d’achat des années 80’ et celui d’aujourd’hui, il précisera qu’avec 1 DA de la fin des années 70’, le consommateur pouvait acheter une baguette de pain, deux kilos de sucre et deux sachets de lait.

Ce qui est payé aujourd’hui à plus de 160 DA. D’où cette tendance à l’appauvrissement de la classe moyenne selon Lyes Merabet, président du Syndicat national des praticiens de santé publique (SNPSP). «On est en train d’appauvrir le travailleur, qu’il soit adossé à une formation ou non. La dégradation de la valeur du dinar, l’inflation et les difficultés à réguler le marché ont contribué à la disparition de cette classe», résumera le représentant du SNPSP pour qui la situation risque de s’aggraver en 2016. «Nous allons payer les conséquences. Il est inadmissible de payer l’échec des politiques.

Ce n’est pas à travers cette tripartite qui a cautionné l’échec qu’on va faire face à la crise. Le gouvernement continue de tourner le dos aux travailleurs et à parler à lui-même. Ce qui ne règlera pas le problème», regrettera M. Meriane rejoint dans cet avis par Messaoud Amraoui, représentant de l’Union nationale des personnels de l’éducation et de la formation (Unpef). Pour ce dernier, «la classe moyenne est quasi absente avec la baisse du pouvoir d’achat et l’effondrement de la monnaie nationale. Le salaire perçu ne suffit pas et ne fait pas vivre plus de 15 jours». Refusant de parler de crise et s’interrogeant sur l’issue des recettes pétrolières cumulées au cours de ces 15 dernières années, M. Amraoui plaide pour un système de bonne gouvernance et pour la rationalisation des dépenses. «On ne parlera pas d’augmentation de salaires.

Cela ne servira à rien. Le plus important est de réguler les prix et de prendre des mesures dédiées à cette classe, notamment à travers l’instauration d’un indice de la cherté de la vie qui permettra de fixer une prime variable à accorder aux consommateurs», suggérera ce syndicaliste. Ce ne sont donc pas les propositions qui manquent. Mais du côté du gouvernement, l’on préfère continuer à parler du Pacte national économique et social pour la croissance et de ses avancées. Un point débattu lors de la dernière (18e tripartite) tenue la semaine dernière à Biskra, même si du côté des travailleurs on ne voit rien venir de concret.

S. I.