Khalifa: La chute d’un flambeur
L’Algérie de Bouteflika
Khalifa
La chute d’un flambeur
par Besma Lahouri, L’Express du 17 juillet 2003
Une banque, une compagnie aérienne, des chaînes de télévision, une société de location de voitures, 22 000 salariés… Parrainé par des caciques du pouvoir algérien, le jeune Rafik Khalifa s’était taillé un véritable empire. Aujourd’hui, il est ruiné et fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la justice de son pays. Récit d’une débâcle éclair
Effondrés, furieux ou résignés, les salariés de Khalifa Airways (170 en France) attendaient, le 10 juillet, à Nanterre (Hauts-de-Seine), la décision du tribunal de commerce. Dix minutes plus tard, leur sort était scellé et Khalifa Airways France déclaré en liquidation judiciaire. Venant après celle de la chaîne de télévision Khalifa TV, le 2 juillet, ce énième épisode met un terme à l’épopée du groupe algérien.
Un empire né en 1998, comprenant une banque, une compagnie aérienne, des chaînes de télévision, avec au total 22 000 salariés, dont plus de 400 en France. A leur tête, Rafik Abdelmoumen Khalifa, dit «Moumen», héros d’un capitalisme à l’algérienne enfin libéré du joug de l’Etat. Las! le rêve n’aura duré qu’un temps. Aujourd’hui, Khalifa Bank, épine dorsale du groupe et premier réseau bancaire privé algérien, est en cessation de paiements. Seuls les «petits déposants», ayant au maximum 600 000 dinars (soit un peu moins de 9 200 ?), peuvent espérer être remboursés par les pouvoirs publics, affirmait récemment le Premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia. Les autres, plus de 1 million de clients, parmi lesquels les plus grosses entreprises du pays ou les caisses de retraite des syndicats, attirés par des taux d’intérêt ahurissants – jusqu’à 17% – n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. Et ce n’est pas tout: les 30 avions de la compagnie aérienne Khalifa Airways, tous en leasing, ont été récupérés par leurs propriétaires, faute de paiements. Le groupe aurait ainsi perdu plus de 1 milliard d’euros, selon Le Quotidien d’Oran. En France, où Rafik Khalifa s’est fait connaître grâce, notamment, à sa compagnie aérienne, partenaire commerciale d’Air Lib, et à sa chaîne de télévision, Khalifa TV (KTV), la situation est tout aussi dramatique.
«Le voir claquer tant d’argent en quelques minutes était scandaleux»
Pour comprendre cette déconfiture, il faut se plonger dans la gestion ubuesque de KTV, diffusée sur TPS. Recherché par la police de son pays, «Moumen», qui vit à Londres, entre les locaux de son ancienne compagnie aérienne et le bar de l’hôtel Dorchester, a refusé de répondre à nos questions. Seuls quelques compagnons, courtisans ou ennemis, hier silencieux, veulent bien parler. Au fil des conversations se dresse le tableau de l’une des plus grandes gabegies qu’ait connues l’Algérie. L’histoire débutait pourtant sous les meilleurs auspices: l’homme avait pour parrains une brochette de généraux et de patrons algériens – Abdelghani Bouteflika, frère du président algérien, avocat du groupe et aujourd’hui de l’homme d’affaires, le fils du général Tewfik Mediene, patron des services de sécurité algériens, créateur du site Internet du groupe Khalifa, le neveu du richissime homme d’affaires Mohamed Betchine, anciennement animateur à KTV, le neveu du général Lamari, recruté comme informaticien, ou encore la fille de l’ex-ministre du Commerce Abdelhamid Temmar. Sans compter tous les autres filles et fils «de», recrutés en grand nombre – les «cas politiques». En France, ses amis, aujourd’hui très discrets, se nommaient, notamment, Gérard Depardieu, Hervé Bourges, Karl Zéro…
Pour s’en convaincre, il suffit d’énumérer les invités présents lors de la soirée cannoise donnée le 3 septembre 2002 pour le lancement en France de KTV: Sting, Pamela Anderson, Naomi Campbell… 300 VIP se promenant dans les allées d’une propriété payée 35 millions d’euros, dont 700 000 pour le mobilier. Ce palais des Mille et Une Nuits flanqué de quatre piscines, face à la mer, réglé en quarante-huit heures, aujourd’hui bradé, est tout un symbole. Selon une source proche du dossier, cet ensemble acheté par l’intermédiaire de Khalifa Airways avait été payé moitié moins cher, un an auparavant, par un financier français. Le ton est donné: tout ce qui sera vendu à l’homme d’affaires algérien le sera systématiquement au prix fort. Des nuées de producteurs et de vedettes attirés par cet argent qui coule à flots gravitent dans son sillage. Rafik Khalifa devient rapidement le «gogo de service», comme l’explique un familier. Tim Newman lui-même (D’art d’art, sur France 2, l’Année de l’Algérie), producteur pour KTV de l’émission Dans tous les Kas, confirme: «L’argent ne semblait pas avoir d’importance: 1 million d’euros ou 500 000, c’était la même chose…» Pour le magnat algérien et sa tante Djaouida Jazaerli, présidente de Khalifa Airways France puis directrice générale de KTV, rien n’était trop beau: ni le matériel, flambant neuf, ni les locaux de la chaîne, situés au studio 107, en Seine-Saint-Denis (520 mètres carrés loués plus de 3 millions d’euros par an, un tarif qui ne comprenait même pas le gardiennage des lieux!).
«Alors que des millions d’Algériens sont sans emploi et que des centaines de milliers de familles vivent dans la rue, le voir claquer tant d’argent en quelques minutes était scandaleux», raconte aujourd’hui un ex-salarié. «Un lot de 30 Mercedes est acheté puis oublié chez le concessionnaire», témoigne Mohamed Labdadlia, un ancien du groupe.
Emporté par un tourbillon de fêtes et entouré d’ «amis bienveillants», «Moumen» était tout-puissant. Les critiques? «Des jaloux et des racistes qui n’apprécient pas de voir un Algérien réussir», répondait l’intéressé. Qui, selon Mehdi Benaïssa, un ancien de la chaîne, aimait à rappeler: «Si j’avais dû attendre l’autorisation du gouvernement algérien pour vendre mes médicaments, j’attendrais encore.» Ce mélange d’impatience et de mégalomanie lui faisait acheter sur un coup de tête 50 caméras pour 1 million d’euros, payer des chroniqueurs has been 10 000 ? par mois, «offrir» à une animatrice de télévision de France 2 trois semaines de vacances au San Carlos, un palace de Marbella (Espagne). Même «la nounou d’un cadre de la compagnie aérienne voyageait en première classe», raconte Mounira, ancienne de Khalifa Airways. Avocate des salariés de KTV, Me Marie-Christine Béguin avoue «n’avoir jamais vu une entreprise fonctionner de la sorte». Alors que des contrats faramineux et non négociés sont signés à tour de bras, comme celui de 9 millions d’euros pour trois émissions de sport hebdomadaires avec Sportfive, l’entreprise de Jean-Claude Darmon, aucune régie publicitaire n’est mise en place. Pis: bien que le groupe fût connu pour sa «générosité», les paiements devaient être réglés quinze jours avant la livraison des émissions. Ainsi, Sportfive aura reçu une avance de 300 000 ? mais n’aura fourni qu’une seule émission de 52 minutes, ce qui met la minute à 5 769 ?! Même la société de location de voitures Khalifa Rent a Car et la compagnie aérienne Khalifa Airways sont mises à contribution: les Mercedes de la première servent aux cadres du groupe et aux journalistes, qui partent ainsi en reportage dans de belles allemandes gris métallisé. Les caisses de la seconde sont utilisées pour régler certains producteurs ou l’appartement de 244 mètres carrés situé dans le VIIe arrondissement de Paris. Un mélange des genres qui a contribué à la débâcle du groupe. C’est pour régler les salariés et les producteurs de KTV que trois collaborateurs de Rafik Khalifa transportaient une valise remplie de 2 millions d’euros au moment de leur arrestation à l’aéroport d’Alger. Aujourd’hui, les ex-employés, sans rémunération depuis trois mois, assistent impuissants à la razzia opérée par d’anciens fidèles: matériel informatique récupéré, voitures volatilisées, meubles de la villa de Cannes déménagés en catimini…
Pendant ce temps, à Londres, «Moumen» continue de dire: «Il ne faut pas s’inquiéter: tout va s’arranger. Inch’ Allah!»