«Nous n’arrêterons pas notre combat»

Mme Fergani, vice-présidente de l’association des familles de disparus
«Nous n’arrêterons pas notre combat»

Propos recueillis par N. Benaziza, Le Jeune Indépendant, 10 décembre 2000

Depuis plusieurs mois maintenant, les familles de disparus organisent un sit-in tous les mercredis sur la place de la Brèche, place centrale de la ville de Constantine, qui surplombe le palais de Justice. Elles brandissent des portraits de leurs proches disparus et réclament, semaine après semaine, que la vérité, toute la vérité, soit faite sur le sort qui leur a été réservé. Mme Fergani, membre du comité des familles de disparus de Constantine et également adhérente à la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), a bien voulu nous accorder cet entretien et répondre à nos questions sur la genèse de ce mouvement et les objectifs qu’il poursuit.

Le Jeune Indépendant : Cela fait pratiquement une année qu’est né à Constantine le Mouvement des familles de disparus. Quelle est votre appréciation sur le chemin parcouru ?
Mme Fergani : Nous pouvons dire aujourd’hui que notre mouvement a pris de l’ampleur et que nous avons marqué une avancée très importante, aussi bien au plan de la mobilisation des concernés qu’au niveau de la constitution des dossiers relatifs au nombre de cas de disparition.
Nous avons démarré avec 500 dossiers et nous avons actuellement en notre possession plus de 800 dossiers. Il ne se passe pas un jour sans qu’on reçoive une famille de disparu. Elles viennent de partout : Guelma, Sétif, Skikda, Collo, Jijel… Des démarches ont été entreprises en direction des autorités pour connaître le sort réservé à nos parents disparus. Malheureusement, à ce jour, aucune réponse satisfaisante ne nous a été fournie.

Des enquêtes ont été ouvertes et des attestations de disparition ont été délivrées a ux familles dans certaines wilayas. Comment jugez-vous une telle procédure ?
Concernant les enquêtes qui ont été ouvertes, aucune d’entre elles n’a abouti, et cela, malgré les preuves irréfutables établissant la responsabilité des auteurs des enlèvements dans certains cas.

Pouvez-vous préciser davantage votre pensée ?
«Personne enlevée par X» ne peut nullement constituer une réponse satisfaisante ni une réponse acceptable.
Elle ne nous éclaire en rien sur ce qu’il est advenu de nos proches. Quant à ces attestations de disparition délivrées
pour certains cas, nous avons expressément demandé aux familles de les refuser, car c’est une manière d’enterrer juridiquement la question des disparus. D’ailleurs, un mouvement important de contestation s’en est suivi et les familles ont refusé qu’on leur impose ce type de pseudo-solution.

Face à l’indifférence des autorités, ne craignez-vous pas l’usure du mouvement et, à la longue, une démobilisation ?
Pas du tout ! Vous savez, les familles qui viennent nous voir sont souvent sans ressources. Avec la disparition d’un des leurs qui est dans la plupart des cas le chef de famille, elles ont tout perdu. Toutes ces familles ne demandent qu’une seule chose : la manifestation de la vérité et l’application de la justice. Que les autorités nous disent si nos enfants et nos parents sont vivants, auquel cas ils seront présentés pour être jugés ou s’ils sont morts. Qu’on ait le courage de nous le dire, et dans ce cas-là nous aurons à engager d’autres démarches et d’autres luttes.

Quelles sont la place et la contribution de l’organisation de Constantine au sein du Mouvement national des disparus ?
A Constantine, nous avons fait beaucoup de choses en un laps de temps très réduit et avec très peu de moyens. Nous avons pu mobiliser plus de 800 familles et il faut dire que l’expérience accumulée par le mouvement à Alger nous a beaucoup aidés et nous a été très utile. Nous sommes constamment en contact avec les familles d’Alger, d’Oran et d’autres régions. Nous nous inscrivons tous dans une même démarche et notre revendication est identique, à savoir la quête de la vérité et de la justice.

Votre mouvement bénéficie-t-il d’un soutien de la part de partis politiques on d’associations ?
Non, mis à part le FFS qui a mis à notre disposition son local à Constantine, nous n’avons reçu aucune aide des autres partis ou organisations politiques.

Certains soupçonnent votre mouvement d’être instrumentalisé, manipulé. Qu’avez-vous à leur répondre ?
Quelle manipulation ? Notre cause est strictement humanitaire, et les luttes partisanes ne nous intéressent pas et ne nous concernent pas.

Lors de la dernière visite d’un délégué d’Amnesty International à Constantine, des incidents se sont produits à l’aéroport Ahmed-Bey entre certains délégués des familles victimes du terrorisme et vous. Pouvez-vous revenir sur ces faits ?
Ce jour-là, dans le hall de l’aéroport Ahmed-Bey, il y avait des représentants des familles victimes du terrorisme, des éléments de l’autodéfense et des représentants de la société civile de Constantine. Pour ce qui est des familles de disparus, j’étais la seule représentante, aux côtés de deux membres de la LADDH, étant moi-même membre de cette ligue. Nous avons été agressés physiquement. Ce que nous déplorons et n’arrivons pas à comprendre, c’est la finalité de ces comportements.
Pour ce qui nous concerne, nous n’avons jamais considéré les familles des victimes du terrorisme comme des ennemis, mais nous estimons que, nous aussi, nous sommes des victimes de la violence et de l’arbitraire et que, par conséquent, nous avons le droit de nous battre pour nos droits.

Revenons à ce qui s’est passé ce vendredi à l’aéroport. Par qui avez-vous été agressée ?
Moi personnellement, j’ai été agressée par deux éléments de l’autodéfense et des représentants des victimes du terrorisme. Je ne donnerai pas de noms, mais j’irai en justice et je déposerai plainte pour coups et blessures, et là je vais citer leurs noms. Je tiens aussi à signaler que j’ai été agressée et malmenée en présence des agents de l’ordre, qui ne sont pas intervenus.

Des délégations d’ONG de défense des droits de l’homme se sont, à plusieurs reprises, déplacées à Constantine. Des familles de disparus ont été auditionnées, des témoignages ont été recueillis, quels en ont été les résultats ?
Vous savez, nous ne sommes pas contre notre Etat. Si les autorités de notre pays nous avaient donné des réponses claires sur le sort réservé à nos parents, nous ne nous serions pas adressés à ces ONG.
Ce qui nous a contraints à faire appel à ces ONG, c’est que depuis 1993-94 nous n’avons reçu aucune information officielle sur les disparus, des personnes qui ont été enlevées par des agents agissant au nom de l’Etat.
Les échanges avec les ONG nous ont permis d’avancer sur beaucoup de dossiers. Certains cas sont désormais pris en charge par la commission des droits de l’homme de l’ONU.
L’intervention des ONG et de la LADDH ont donné des résultats concrets et positifs et ont permis, par exemple, la libération du jeune «G», enlevé, porté disparu pendant 2 mois et 9 jours.

Dans une déclaration faite au Jeune Indépendant, M. Kamel Rezzag-Bara a parlé d’«allégation de disparition» et a avancé le chiffre de 4 325 cas, répartis entre personnes ayant rejoint les groupes armés, celles ayant quitté le territoire national et celles recherchées par les autorités. Vos commentaires là-dessus…
Les disparitions, pour nous, sont l’œuvre des services de sécurité, et si M. Rezzag-Bara prétend le contraire, c’est parce qu’il puise ses renseignements ces mêmes services.

A Oran, un jeune parent de disparu a été arrêté lors d’une manifestation organisée par le collectif des familles de disparus. Quelles ont été votre réaction et votre position sur cette affaire ?
Le comité des familles de disparus de Constantine a exprimé sa colère et son indignation dans un communiqué que nous avons diffusé. Qu’elles soient à Alger, à Constantine, à Oran ou à l’étranger, les familles de disparus restent solidaires et unies. En parlant de solidarité, en plus de la perte de leurs parents, les familles de disparus se débattent dans des problèmes matériels et sociaux.

Y a-t-il eu une tentative de prise en charge de ces problèmes de la part des autorités ?
Non, aucune ! Les familles de disparus n’ont même pas bénéficié des 2 000 DA alloués par l’Etat aux enfants issus de familles démunies au titre de l’aide à la scolarisation, une injustice qui vient s’ajouter à d’autres.

Quel est le message que vous aimeriez faire passer ; que souhaitez-vous et qu’espérez-vous ?
En ce mois sacré de ramadan, nous demandons plus de compréhension, de compassion et plus de soutien de la part des autres familles et composantes de la société.
Quant aux autorités, nous pensons qu’il est temps que l’Etat débloque la situation et prenne des mesures courageuses à même de nous rétablir dans nos droits. Si les choses demeurent en l’état, il y a risque de pourrissement et d’aggravation de la situation.

 

 

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