Script du reportage: Le « vrai-faux » enlèvement des époux Thévenot

LE « VRAI-FAUX » ENLEVEMENT DES
EPOUX THEVENOT

Script du documentaire de Jean-Baptiste Rivoire, diffusé sur Canal + le 1 décembre 2003

Le 24 octobre 1993, trois fonctionnaires français en poste en Algérie sont pris en otage, puis deux d’entre eux sont retrouvés sains et saufs au bout d’une semaine.

Le 31 octobre 1993, ils sont accueillis à l’aéroport du bourget, en région parisienne, par les plus hautes autorités de l’état. Officiellement, Alain Fressier et Jean-Claude Thévenot ont été victimes de ravisseurs islamistes.

A la tribune officielle, Alain Juppé, alors ministre des affaires étrangères, remercie les autorités algériennes pour la libération des otages.

Intrigués par le fait que les otages aient été libérés sans que les revendications de leurs ravisseurs ne soient satisfaites, les journalistes essayent de les interroger, mais juste avant leur descente de l’avion, Alain Juppé leur a demandé de ne faire aucune déclaration.

Le lendemain, c’est au tour de Michèle Thévenot d’être libérée. Ecoutez la petite phrase qu’elle lâche aux journalistes.

Sous-titre : comment cela s’est passé, vous pouvez nous raconter ?

Michèle Thévenot
Ex-fonctionnaire du consulat de France à Alger:
Non, je raconte rien. il y en aurait des choses à raconter !

Sous-titre : monsieur le ministre, pourquoi y a-t-il autant de « non-dits dans cette histoire ? »

Michel Roussin, ex-ministre de la coopération:
il n’y a pas de non-dits, l’important, c’est que nous ayons retrouvé nos trois compatriotes…

Quelques semaines après leur mystérieuse libération, Michèle Thévenot et son mari sont mutés dans les Iles Fidji, loin des journalistes. (carte Fidji)

Mais après avoir respecté pendant dix ans les consignes de silence qu’ils avaient reçues, les trois anciens otages se posent aujourd’hui beaucoup de questions sur les vrais commanditaires de leur enlèvement. En vacances dans le sud de la France, ils ont accepté de nous rencontrer.

Dès le matin du drame, certains détails les avaient intrigués. Récit d’une prise d’otage un peu spéciale…

Tout commence le 24 octobre 1993, dans le centre ville d’Alger. Dans cet immeuble, oú ils habitent, Alain Fressier et Michèle Thévenot descendent au garage pour partir au travail, il est 7h du matin.

Quand un véhicule se présente devant la porte du parking, tout bascule.

Alain Fressier, ex-fonctionnaire au consulat de France à Alger:
j’ouvre le portail, le véhicule rentre en force, des gens descendent, bien habillés.

Michèle Thévenot:
ils se sont présentés comme des policiers…
Quand j’ai demandé sa carte de police, le gars m’a mis son revolver sur la tempe.

A ce moment là, les otages pensent qu’on va les exécuter

Fressier :
on est comme un mouton ou un boeuf qu’on emmène à l’abattoir.

Quand la voiture démarre, Fressier remarque que la rue est vide, alors qu’à cette heure là, d’habitude, elle grouille de collégiens…

« Comme si la rue avait été sécurisée ? »

Fressier :
Oui, on avait du leur dire : ne venez pas !

Conduits dans la banlieue d’Alger, nos trois otages sont intrigués par l’attitude de leurs ravisseurs : officiellement, ce sont de sanguinaires islamistes du « GIA », le Groupe islamique armé. Mais pour des islamistes, ils se montrent particulièrement attentionnés…

Fressier :
Ils nous ont demandé si on prenait des médicaments. Moi, non, mais madame Thévenot, oui.

Michèle :
moi, j’ai fait une crise de Tétanie, ils ont été me chercher du calcibronate en pharmacie…

« Comme s’ils voulaient rassurer vos proches ? »

oui

Trois jours après l’enlèvement, Alain Juppé promet que la France sera sans complaisance à l’égard des islamistes et qu’elle soutiendra le régime algérien.

Alger affirme alors que les otages devraient bientôt être retrouvés. Sous l’œil des caméras de TF1, des motards en tenue d’apparat sillonnent la ville avec les photos des otages sur leur guidon.

Soudain, on apprend que Jean-Claude Thévenot et Alain Fressier viennent d’être libérés. Officiellement, l’armée a donné l’assaut à la villa ou ils étaient retenus en otage. Une version reprise par les télévisions françaises.

Alain Fressier :
c’est pas vrai !

« Pourquoi a-t-on parlé d’assaut ? »

Considérations diplomatique, affaire d’état !

Fressier :
on s’est libérés tous seuls !

En fait, les ravisseurs ont bizarement laissés partir Alain et Jean-claude. Quand à Michèle Thévenot, elle est libérée le lendemain et gentiment racompagnée au centre ville, un geste incompréhensible de la part de ravisseurs islamistes.

Michèle :
moi, quand j’ai su qu’il s’étaient évadés, j’aurais du être violée, tuée, et tout cela. Pourquoi ?

Lors de la conférence de presse improvisée pour leur libération, les otages restent étrangement silencieux devant les journalistes.

Thévenot renvoie à l’ambassadeur

Fressier :
l’ambassadeur lui avait dit se de taire.

Bernard Kessedjian, ambassadeur de France à Alger (1992-94) :
nous remercions les autorités algériennes

Après avoir remercié publiquement Alger, Paris fait un deuxième cadeau au régime en organisant en France la plus grande rafle d’opposants algériens depuis octobre 1961 : c’est l’opération « Chrysanthème ».

Officiellement, Charles Pasqua fait arrêter de dangereux islamistes impliqués dans l’enlèvement des Thévenot. Mais en réalité, les services secrets français ont placé chez eux de faux documents du « GIA » pour justifier leur arrestation.

Sept ans plus tard, l’opération Chrysanthème débouche sur un « non-lieu » spectaculaire pour le principal islamiste arrêté: avec une rare sévérité, le magistrat instructeur parle de « construction de preuves pure et simple » et de « maquillage de la vérité pour tromper la justice ».

En 1999, un livre affirme que même l’enlèvement des Thévenot était une magouille organisée par les services algériens pour contraindre la France à frapper les islamistes.

Juste après l’enlèvement, deux représentants français décollent pour Alger à la rencontre des patrons de la DRS, les services secrets algériens. Sur place, c’est la surprise …

Là, ils n’en croient pas leurs oreilles : les chefs de la DRS leur disent de ne pas s’inquiéter et que les trois fonctionnaires vont être libérés.

Mais alors, pourquoi ne pas les libérer immédiatement et maintenir cette fiction de leur détention entre les mains des islamistes ?

Nous attendons de vous un geste, disent en substance les algériens, qui souhaitent que Charles Pasqua donne un coup de pieds dans la fourmillière « islamiste » en France…

Au cours de notre enquête, nous avons retrouvé l’un des deux émissaires dont parle le livre : c’était Jean-Charles Marchiani. D’après l’ouvrage, ce n’est qu’en atterissant à alger qu’il aurait découvert que l’enlèvement des Thévenot avait été organisé par les services secrets algériens.

Mais selon le MAOL, un mouvement de militaires algériens dissidents, Jean-Charles Marchiani aurait été jusqu’à donner son feu vert au numéro 2 de la sécurité militaire algérienne, le colonel Smain Lamari, pour organiser un « vrai-faux » enlèvement. Seule condition posée par le conseiller de Charles Pasqua : que l’affaire ne dérape pas…

Capitaine Hacine Ouguenoune, Ex-officier de la sécurité militaire:
Smain a proposé plusieurs scénarios à Marchiani, dont le rapt de l’ambassadeur de France. Mais finalement, on a pris les fonctionnaires. Ils ont été très bien traités. Ils étaient dans des appartements qui appartenaient aux services…

Dans la famille Thévenot, le retour sur ce passé douloureux provoque un coup de théâtre entre les anciens otages et Thiery, leur gendre. A l’époque des faits, il était agent de sécurité au consulat de France à Alger et devant notre caméra, il va confirmer à ses beaus-parents que leur enlèvement était une manipulation …

« Que vous a-t-on dit à l’époque ? »

Thiery Goursolle, Ex-agent de sécurité au consulat de France à Alger:
Des tas de trucs du ministère, ils ont du vous dire, non ?

Michèle et Jean-claude :
non, non !

Goursolle :
Ben… l’affaire aurait été montée par les services, des gens des affaires étrangères le savaient.

Michèle :
ils étaient sympa, ils auraient pu nous prévenir !

Goursolle :
Ben, ouais ! surtout que vous auriez du être zigouillés… enfin, pas tous !
Toi, Michèle, tu n’étais pas loin, je peux te le dire

Thiery Goursolle connaissait donc le repère des terroristes. Etonnant. Intrigués par son attitude, nous le retrouvons quelque temps plus tard, sans ses beaux parents. Il va nous faire de nouvelles confidences. A Alger, il travaillait secrètement pour le compte des services français. Son boulot : prendre des photos, le plus discrètement possible.

Le lendemain de l’enlèvement de Jean-Claude et Michèle, c’est un de ses collègues de la DST, un certain « Lionel », qui lui dit de ne pas s’inquiéter pour ses beaux-parents, car l’opération est montée par les services.

Goursolle :
Il m’a fait comprendre que de toute façon, si l’enlèvement a été fait, c’était un coup monté, cela, c’était sûr.

« Ce mec de la DST savait que l’enlèvement avait été commandité par Alger ? »

Oui. De toute façon, les mecs de la DST, à 6h50, ils étaient là.

A la limite, on a l’impression que les mecs de la DST, ils étaient là avant que l’enlèvement soit fait.

« La DST française ? »

Oui…

Il vaut mieux partir avant, comme un copain à moi, il a préféré demander à être rappellé… en tant que Français, en tant que compatriote, c’était des amis, difficile de mettre quelqu’un à la boucherie, en plus, c’était des amis… mais je ne peux pas leur dire qu’ils ne risquent rien,…

« Que c’est du théâtre ? »

Le mec se dit, j’aurais du sang sur les mains, Thiery, c’est nous, tous, les services, les mecs qui bouffent avec toi à l’ambassade…

on aurait pu dire à Jean-Claude et Alain : on vous a enlevés, pour raison d’état, on vous connaît, vous êtes d’anciens militaires, vous vous taisez et tout ira bien.

« Et ils leur ont pas dit ? »

Et ils leur ont pas dit…

Contacté au cours de notre enquête, Jean-Charles Marchiani, qui est accusé de s’être rendu complice de l’enlèvement des Thévenot, n’a pas souhaité s’exprimer devant notre caméra, mais il nous a confirmé qu’il avait donné son feu vert à l’opération à condition qu’elle ne dérape pas…

Aujourd’hui, de plus en plus d’anciens militaires algériens confirment le scénario. C’est le cas du lieutenant Abdelkader Tigha, un officier de la sécurité militaire qui a fui son pays en 1999. En poste dans la région d’Alger à l’époque de l’affaire Thévenot, il confirme que leur enlèvement avait été organisé par ses collègues.

Abdelkader Tigha, Ex-lieutenant de la sécurité militaire:

Sous-titre : « C’est nous qui avions organisé cela. C’est pour avoir le support des européens et le support des français… »

Nous avons une histoire avec la France, quand même.

il faut un dédommagement, au moins moral : leur dire la vérité, leur demander pardon. Oui, nous avons fait cela pour cela…

Dans cette affaire, les Thévenot n’ont vraiment pas eu de chance. A l’époque de leur libération, le ministère des affaires étrangères avait oublié de saisir le fonds de garantie qui aurait permis de les indemniser. Aujourd’hui, à moins de porter plainte contre l’état, ils ne recevront jamais réparation pour leur enlèvement…