L’imam salafiste du régime et l’écrivain camusien: Fausse polémique et vraie manipulation

L’imam salafiste du regime algerien et l’ecrivain camusien

Fausse polémique et vraie manipulation

Algeria-Watch, 21 décembre 2014

Le 16 décembre dernier à Alger, un certain Abdelfatah Hamadache, qui se dit imam et chef d’un mouvement salafiste non agréé, le Front de la Sahwa (éveil) islamique libre, publiait sur sa page Facebook (1) un appel à l’exécution par l’État du journaliste-écrivain algérien Kamel Daoud, auteur du roman Meursault, contre-enquête, largement salué par la presse française et finaliste du prix Goncourt. Qualifiant Kamel Daoud d’« apostat » et d’« ennemi de la religion » qui insulte « Allah et le Coran et combat l’islam », l’imam salafiste écrivait notamment : « Si la charia islamique était appliquée en Algérie, le châtiment contre lui aurait été la mort pour apostasie et hérésie. […] Nous appelons le régime algérien à appliquer la charia et à le condamner à mort en le tuant publiquement pour la guerre qu’il mène contre Dieu et le Prophète. »

Ces déclarations ont suscité de vives réactions, en Algérie comme en France. De nombreuses voix se sont élevées à juste titre pour considérer cet écrit comme un appel au meurtre et le condamner en conséquence. Curieusement, Hamadache n’a pas cité les déclarations qu’il reprochait à Kamel Daoud. Alors que le journaliste s’est souvent exprimé ces dernières semaines, notamment dans l’émission de France 2 « On n’est pas couché » du 13 décembre 2014, où il expliquait son point de vue sur la colonisation, l’arabité et les printemps arabes. Et où il critiquait le rapport des musulmans à leur religion, considérant en substance que « la religion, c’est le mal du monde arabe ».

Abdelfatah Hamadache, « salafiste des services »

Des sources fiables ont confirmé à Algeria-Watch que le prétendu imam salafiste est en réalité de longue date un agent du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), la police politique secrète du régime algérien. Lors de la « sale guerre » des années 1990, l’agent undercover Abdelfatah Hamadache activait dans les rangs islamistes sous la fausse identité d’Abdelfatah Berriche, dit aussi « Abou Souleiman ». Des précisions décisives ont été apportées sur ce personnage par le capitaine Ahmed Chouchane, ancien officier des forces spéciales qui avait été arrêté en mars 1992 pour ses sympathies islamistes (mais qui avait récusé le recours à la lutte armée) (2). Dans son livre publié sur Internet en 2012 (3), le capitaine Chouchane relate de façon détaillée le rôle joué par Hamadache – il avait découvert sa véritable identité – dans la mutinerie manipulée des détenus de la prison de Berrouaghia, dont la terrible répression fit plus de cinquante morts le 13 novembre 1994 (4). L’objectif de cette opération était de justifier l’élimination extrajudiciaire de nombreux cadres du Front islamique du salut (FIS) qui y étaient incarcérés. Chouchane, qui y était alors détenu, raconte comment ces cadres (enseignants, médecins, intellectuels) avaient fait de la prison une sorte d’école, apprenant à lire et à écrire aux quelque 1 200 prisonniers politiques qu’elle comptait à l’époque. Et comment, quelques semaines avant le drame, le DRS avait transféré à Berrouaghia plusieurs détenus d’autres prisons comme Serkadji et Lambèse, parmi lesquels Hamadache, tandis que la direction de la prison était remplacée.

« Les premiers à subir les effets de ces bouleversements à l’intérieur de la prison, explique Ahmed Chouchane, ont été les enseignants et les cadres qui ont été diabolisés ; puis, sous l’ordre de la nouvelle direction, de nouveaux leaders arrivés avec le dernier transfert ont pris l’ascendant sur les anciens et ont pris le contrôle avec l’aide des gardiens… Certains des nouveaux détenus, qui avaient même des relations personnelles avec le directeur de la prison, […] étaient vraiment des agents transférés dans le seul but d’exécuter des cadres du FIS. » Ces agents, se présentant comme des islamistes radicaux, ont constitué au sein de la prison un « émirat », dont Hamadache a été désigné « imam ». Ils ont alors entrepris d’embrigader de jeunes détenus fragilisés par la torture pour organiser une évasion. Le capitaine Chouchane rapporte en détail le déroulement des faits et l’épouvantable répression par les forces de sécurité, en précisant : « Toutes ces informations m’ont été données par les jeunes victimes des bourreaux après l’échec de l’évasion et ont confirmé une manipulation des services de renseignement. […] Quant à Abdelfatah Hamadache, il a été le premier à être exfiltré en nous disant qu’il avait été blessé par balle dans sa tentative d’évasion. »

Vingt ans après ce drame, l’agent infiltré a retrouvé son patronyme et refait surface sous les spots des studios de télévision. Depuis quelques années, le prédicateur salafiste Hamadache est en effet invité sur les plateaux des nouvelles chaînes algériennes « privées » pour prêcher la haine en toute impunité. Ses discours incendiaires, qui ont d’ailleurs peu d’écho dans la population, ne lui valent aucun rappel à l’ordre ni poursuite, ni interdiction d’antenne. Dans un pays bâillonné et dont les médias sont tous étroitement contrôlés par le DRS, cette tolérance est révélatrice tant des protections dont il bénéficie que du rôle qui lui est assigné sur la scène médiatique.

Jusque-là, la réputation de ce personnage équivoque ne dépassait pas les cercles spécialisés : le « salafiste des services » n’était connu que de ceux qui observent avec attention le théâtre des marionnettes médiatiques algériennes. Mais son appel au « régime algérien à appliquer la charia […] en exécutant publiquement » Kamel Daoud a valu à Abdelfatah Hamadache une notoriété dépassant les frontières de son pays. Il faut dans ce contexte relever l’opinion d’Ali Belhadj, l’ex-numéro deux du FIS – qui continue à ce jour d’être poursuivi par les autorités algériennes –, demandant à Hamadache immédiatement après sa sortie « de s’expliquer et de dire en quelle qualité il pouvait juger (5) ». Il ajoutait que « s’il est possible de rappeler les principes religieux, par contre, personne ne peut juger » : selon Belhadj, « il n’appartient qu’au seul Dieu de juger qui est musulman et qui ne l’est pas ». Il désavouait ainsi clairement les propos de l’imam salafiste.

Ce prédicateur obscurantiste brutalement surgi des limbes par un discours très provocateur a en tout cas efficacement refocalisé l’attention des médias à l’étranger et en Algérie sur la « menace islamiste ». Tous les éléments d’une opération de guerre psychologique étaient ainsi réunis. Une intrigue mince, mais un procédé efficace. L’acteur principal, un obscur imam sans écho ni audience qui attaque un auteur francophone et laïque, complètement inconnu de ses ouailles potentielles, mais relativement célèbre en France. Le scénario est éprouvé et porte la signature du DRS. Pourquoi, avec ce type d’initiative, ce service a-t-il entrepris aujourd’hui de renouer avec des modes de désinformation et d’« action psychologique » déployés dans les années 1990 pour mener à huis clos, mais avec de puissants relais étrangers, sa guerre d’« éradication » de la « menace islamiste » et de la démocratie ?

Le régime d’Alger instrumentalise l’islamisme pour masquer un bilan désastreux et assurer la transition au sommet

L’enjeu, cette fois, n’est pas de masquer un coup d’État et une guerre civile derrière une prétendue menace millénariste : il s’agit plus trivialement de créer les conditions les plus propices à la transition qui se prépare à Alger. Le pays est en effet à la veille de recompositions complexes et d’inévitables changements, inhérents à la nature même d’un régime politique usé dont les principaux dirigeants – pour la plupart très âgés – ne sont plus en état de tenir les commandes. La paralysie durable de la vie politique, aggravée par l’ossification du système dans un contexte global peu favorable – la chute des prix pétroliers est un facteur négatif de plus –, inquiète les principaux alliés extérieurs du régime, avant tout désireux d’éviter des ruptures brutales préjudiciables à leurs intérêts économiques mais également sécuritaires. Un potentiel de tensions et de déséquilibres exacerbé par l’état de santé du chef de l’État, très affaibli après son énième hospitalisation en urgence à Paris, le 16 décembre 2014.

L’image internationale du régime – qui a oublié la sale guerre des années 1990 ? –, pourtant servie au mieux par un extraordinaire silence médiatique et le bâillonnement de facto des voix discordantes, est désormais très atteinte. Publiquement « contraints dans leur expression » pour reprendre l’éloquent aveu d’un ancien Premier ministre français (Lionel Jospin en septembre 1997 (6)), nombre de responsables français et européens n’hésitent pas, en privé et off the record, à critiquer sévèrement leurs homologues algériens. Sans qualités reconnues, hors leurs capacités de nuisance, ces derniers apparaissent pour ce qu’ils sont : des partenaires par défaut dans la guerre éternelle contre le terrorisme. Sur ce terrain où la propagande est une arme de guerre, le DRS possède une expertise reconnue : les coups tordus sont une incontestable spécialité maison. Qui a oublié les « commandos médiatiques » des années 1990 débarquant en Europe pour prêcher la bonne parole des « démocrates-putschistes » d’Alger en guerre contre des islamistes barbares dirigés par d’étranges émirs, marchand de volaille ou carrossier automobile ? Qui a oublié les assassinats atroces d’intellectuels attribués « naturellement » à de sanguinaires djihadistes ? C’est souvent après coup que nombre de « spécialistes » ont réalisé, sans le reconnaître pour autant, que les auteurs de ces crimes abjects ne se recrutaient pas uniquement dans les rangs des fanatiques religieux et que les commanditaires restaient hors de portée. À ce jour, de troubles zones d’ombre recouvrent encore les meurtres que le journaliste Saïd Mekbel, lui aussi tué par des assassins anonymes en décembre 1994, attribuait au chef de la police politique secrète, le général-major Mohammed Médiène, dit « Toufik » ( 7).

En décembre 2014, c’est pour occulter la réalité nue de son échec généralisé, économique, social et politique, que le régime réactive des extrémistes en réserve depuis des années. En témoigne notamment la réapparition médiatique de l’ancien chef de l’Armée islamique du salut (AIS), Madani Mezrag, autrefois considéré comme un terroriste, dont on apprend qu’il a été autorisé à organiser une « université d’été » dans le djebel en août 2014. Ainsi que, probablement, l’étrange assassinat en Kabylie du randonneur français Hervé Gourdel, le 24 septembre dernier. La remise au devant de la scène de cette mouvance islamiste sous contrat avec le DRS a pour but de signifier aux étrangers, mais aussi aux Algériens, que la seule alternative à la « barbarie islamiste » est le régime en place, garant exclusif de modération et d’équilibre.

Comme dans les années 1990, des groupes islamistes supervisés par le DRS s’en prennent, pour l’instant verbalement, à des représentants des courants « laïques et modernistes » afin de créer un climat de tension et de distribuer les rôles dans une pièce où les enjeux réels de contrôle du pouvoir et la rente sont soigneusement dissimulés. La contradiction religieux/laïques est instrumentalisée et mise en scène pour faire diversion et leurrer l’opinion internationale. L’affaire Hamadache-Daoud participe très clairement de ce scénario.

Notes

1. Reproduite dans l’article du journal online proche du pouvoir, « Un imam salafiste appelle à condamner à mort Kamel Daoud », TSA, 16 décembre 2014.

2. Sur le parcours d’Ahmed Chouchane, on peut se reporter à son audition lors du procès en diffamation engagé à Paris, en juillet 2002, par l’ancien ministre de la Défense algérien, le général Khaled Nezzar, contre l’ex-lieutenant Habib Souaïdia : « Audition de l’ex-capitaine Ahmed Chouchane, à la requête de la défense », in Habib Souaïdia, Le Procès de La Sale Guerre. Algérie : le général-major Khaled Nezzar contre le lieutenant Habib Souaïdia, La Découverte, Paris, 2002.

3. Ahmed Chouchane, Le Livre de la crise algérienne. Un témoin au cœur des événements [en arabe], 2012, p. 122.

4. Voir Algeria-Watch, « Vingt ans après: 13 novembre 1994 : massacre à la prison de Berrouaghia », 13 novembre 2014.

5. « Ali Belhadj se démarque de Hamadache », KalimaDZ, 18 septembre 2014.

6. José Garçon, « Algérie : Jospin fait aveu d’impuissance. Pour le Premier ministre, un processus de démocratisation est indispensable », Libération, 16 septembre 1997.

7. Voir Algeria-Watch, « Vingt ans après : décembre 1994, l’assassinat de Saïd Mekbel, le journaliste qui avait dû “avaler ce qu’il sait” », 3 décembre 2014.