Rachid Tlemçani: «Le discours de Bouteflika confirme qu’il n’y a pas une volonté politique de sortie de crise»

Rachid Tlemçani. Politologue

«Le discours de Bouteflika confirme qu’il n’y a pas une volonté politique de sortie de crise»

El Watan, 18 avril 2011

Rachid Tlemçani tente d’analyser le contenu du discours prononcé, vendredi dernier, par le chef de l’Etat. Il note d’abord que ce discours est déconnecté de la réalité algérienne. Selon lui, les révisions des textes, en particulier la Constitution, ne suffisent pas pour enclencher une transition démocratique et, de ce fait, le pouvoir vient de rater le rendez-vous de l’histoire. Le politologue relève également l’absence d’agenda précis pour la mise en œuvre de ces «réformes».

– Après un silence de plusieurs mois, le président Bouteflika a prononcé, vendredi, un discours dans lequel il clarifie sa conception «des réformes politiques» qu’il avait lui-même annoncées. Quelle est votre première appréciation ? Ce discours est-il à la hauteur des attentes d’un changement politique ?

Le président Bouteflika a prononcé un discours à la nation, tant attendu par les Algériens ainsi que par les investisseurs étrangers et les pouvoirs kleptomanes arabes. Les Algériens avaient souhaité, en réalité, entendre leur Président au lendemain des émeutes de janvier dernier. Mais en vain. Bouteflika ne semble réagir ni à la pression de l’opinion publique ni aux groupes financiers de l’économie de bazar et encore moins aux conjonctures internationales. Il a préféré clairement rendre publique sa feuille de route à l’occasion du 2e anniversaire de son 3e mandat. Par un tel choix, son message est clair : «Je ne suis pas responsable de la crise politique.» Il n’a pas rejoint ses concurrents potentiels, Ahmed Ouyahia et Abdelaziz Belkhadem, qui ont affirmé qu’il n’y a «pas de crise politique, mais seulement une situation sociale critique». Les Algériens ont finalement découvert un homme visiblement très éprouvé physiquement et affaibli par la maladie, sa voix était inaudible par moments, ses gestes lents et ses yeux rivés sur son texte. Un discours dont le montage technique (son et image) ne fut pas facile à réaliser. Un discours lu sans conviction apparente, sauf peut-être de «rester en fonction jusqu’au terme de son mandat et au-delà si Dieu lui prête vie», comme le suggère le FLN. On était loin de voir l’homme énergique et fougueux comme ce fut le cas lors de la campagne électorale de 1999, seul face à 6 candidats coriaces, une campagne pendant laquelle il avait promis «fierté et dignité» à un peuple qui venait d’en découdre avec le terrorisme. Une image émouvante et saisissante, celle d’un homme en fin de règne, «trahi par un entourage sans scrupules et un peuple ingrat». Cette image est mise de surcroît en exergue par un discours au contenu en deçà des attentes du peuple ainsi que des groupes politiques gravitant à la périphérie du pouvoir. Ces derniers s’attendaient à un changement profond du gouvernement. On dit souvent qu’on ne change pas une équipe qui gagne. Mais l’équipe au pouvoir a perdu les batailles devant conduire le pays à la modernité et au progrès social. Certains se voyaient déjà ambassadeurs, ministres ou walis… Les luttes de sérail sont devenues plus inextricables ces derniers temps. C’était «un mandat de trop», disent certains.

Quant à la population, elle a attendu impatiemment, tout l’après-midi, ce discours comme durant la période du règne de Boumediène. Elle fut également déçue. Une large opinion s’attendait, au regard du mouvement de protestation qui a surgi au lendemain de sa 3e élection avec plus de 90% des voix, à une démission, comme Liamine Zeroual l’avait fait, ou du moins à un changement du régime politique. Tout compte fait, le président de la République, au lieu de présenter un projet de société pour marquer, entre autres, le 50e anniversaire de l’Indépendance nationale, a annoncé des réformes politiques. Il s’est seulement contenté d’annoncer des révisions de textes, comme si le pays avait besoin de nouveaux textes. Les lois en vigueur sont piétinées par le législateur lui-même et les liges du Pouvoir. Un discours déconnecté de la réalité des Algériens, particulièrement de la jeunesse, et de la géopolitique mondiale. Un non-événement dans un contexte exceptionnel (local, régional et international). Il n’y a pas de volonté politique sérieuse de sortir de la crise, mais de gérer la crise par la ruse et la duperie. Une fois encore, le Pouvoir a raté sa rencontre avec l’histoire, à l’instar des grands hommes qui ont contribué à façonner l’histoire de leur nation.

– Le président Bouteflika a annoncé la révision des textes fondamentaux. Quelle est la logique interne à laquelle obéissent ces réformes ? Ces révisions sont-elles suffisantes pour enclencher la transition démocratique ?

Il a finalement annoncé ses réformes, qualifiées par son entourage de «profondes» et même de «révolutionnaires» pour certains : la révision constitutionnelle, des lois sur les partis politiques, sur les ONG, l’information, sur la gestion des collectivités locales et sur la condition de la femme. Un arsenal législatif et juridique en perspective s’apparentant à une mini-révolution législative, comme ce fut le cas pour la sphère économique sous le règne de Chadli Bendjedid. On connaît aujourd’hui les résultats de cette «révolution économique» : un immense gâchis ! Tout ce changement de textes fondamentaux est annoncé sans une participation réelle des citoyens à l’heure de la «délocalisation» de la prise de décision dans le monde. Ce «lifting» démocratique superficiel a pour but ultime de gagner du temps pour se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible. La consigne donnée d’ailleurs aux pouvoirs kleptomanes, avant qu’il ne soit trop tard, c’est de se mettre à l’abri du vent de liberté qui souffle trop fort dans la région. Chaque clan ou groupe d’intérêt tente de mettre en place une nouvelle configuration politique, entre-temps.
Un des enjeux-clés des réformes politiques est la normalisation sécuritaire du champ politique et médiatique pour éviter tout «dérapage» dans le nouvel ordre sécuritaire en gestation.

Comme autre élément important, le président de la République a évoqué le travail parlementaire et législatif. A cet effet, il compte «demander au Parlement de réviser l’ensemble de l’arsenal législatif sur lequel reposent les règles de l’exercice démocratique». Il n’est nullement disposé à dissoudre l’APN. Une assemblée-croupion décriée pourtant par des groupes parlementaires. Elle sera en charge de légiférer sur les nouveaux textes devant mettre en place de nouveaux mécanismes institutionnels, d’une «nouvelle République». Pour cela, il aurait fallu afficher sa disposition à consolider le processus démocratique en ordonnant expressément à la tutelle, par exemple, d’agréer les partis politiques, les ONG ou les syndicats autonomes qui attendent leur sésame depuis des années. En un mot, le déverrouillage de la sphère politique et médiatique est un préalable à toute tentative sérieuse de réforme du régime politique, de l’intérieur ou de l’extérieur.
Autre point important : une commission sera chargée d’amender la Constitution. Quels sont ses membres ? Aucune précision. Selon toute vraisemblance, cette commission aura pour objectif ultime d’avaliser un texte trituré dans les arcanes du pouvoir. Le code communal, en discussion actuellement au Parlement, est une parfaite illustration de cette méthode de travail.

– Dans son discours, le Président a répondu à une partie des revendications des journalistes, à savoir la dépénalisation des délits de presse. Mais il a clairement refusé l’ouverture du champ audiovisuel. Qu’en pensez-vous ?

La dépénalisation des délits de presse n’est plus dissuasive à l’heure des réseaux sociaux et des journaux en ligne. En temps réel, on peut diffuser tout ce qu’on souhaite. Mais l’enjeu médiatique véritable n’est pas la dépénalisation, mais l’ouverture de l’audiovisuel au capital privé. Sur cette question, il y a un fort consensus au sein du pouvoir. On pense que les constantes nationales seront remises en cause. Le discours officiel est tellement déconnecté du vécu des Algériens que le pouvoir a jugé utile de pallier à ce problème en créant d’autres chaînes de TV, de radio et quotidiens. La chaîne publique, face aux évènements qui secouent aujourd’hui le monde entier, s’est discréditée une fois de plus. L’objectif ultime des médias publics n’est plus de diffuser une information plus crédible mais d’amplifier un discours idéologique. Quant aux émissions de divertissement et culturelles diffusées aux heures de grande écoute, elles tendent tout simplement à faire passer les Algériens pour des débiles. L’ouverture de l’audiovisuel est la seule alternative permettant de tirer vers le haut le secteur public. Le pouvoir n’est pas encore prêt à lâcher du lest.

– Quelle est votre appréciation de la réaction de la communauté internationale par rapport à ce discours ?

Je pense que ces réformes seront soutenues par la communauté internationale, y compris l’Arabie Saoudite qui a réussi à occuper la chaise vide du leadership du monde arabe. Si l’Algérie, pays pivot, tombe selon la théorie des dominos, c’est toute la région qui risque de basculer dans une nouvelle direction. La France n’a pas tardé à exprimer son soutien aux réformes algériennes. En marge d’un colloque sur «Le printemps arabe» organisé par son ministère à Paris, le ministre des AE a estimé que les réformes annoncées la veille par le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, vont «dans la bonne direction». Quant aux Américains, la visite de plusieurs hommes à Alger dénote clairement qu’ils ne sont pas en marge du processus en cours.

Madjid Makedhi