Sansal a évoqué un antisémitisme algérien spontané et naturel

Sansal a évoqué un antisémitisme algérien spontané et naturel

Questions juives à l’algérienne

Par Mohamed Bouhamidi, La Tribune, 24 avril 2008

Fallait-il éluder ou examiner, après le bruit fait par Sansal sur un antisémitisme algérien spontané et naturel, l’existence d’une question juive à l’algérienne ? Commençons par le moment historique concerné. Toute la littérature, déjà abondante, mais en voie de prendre du volume avec un réveil des mémoires communautaires qui avait besoin de temps pour s’affirmer, situe son discours dans la période coloniale. C’est la période historique où la présence juive en Algérie, déjà ancestrale, millénaire pour certains, va connaître avec la colonisation des transformations radicales dans son statut et dans ses relations avec la population indigène dont elle faisait partie. La colonisation va bouleverser ses rapports à la terre, ses rapports à la culture, ses rapports à la langue, ses rapports aux coutumes, et tous les écrits s’accordent à dire que la césure s’organise autour du décret Crémieux. C’est une véritable ligne de fracture qui va «laïciser» la communauté juive, restreindre les consistoires à la seule vie religieuse, ramener dans ses bagages des rabbins français qui prendront souvent le dessus sur les rabbins locaux, et ouvrir aux membres de cette communauté les portes d’un ascenseur social qui les distinguera des musulmans d’Algérie en en faisant des Français à part entière. Cette ascension sociale se traduira par une lente et longue séparation d’avec la communauté musulmane sur le plan de l’identité sans pour autant annuler les multiples et séculaires rapports sociaux et culturels encore imbriqués dans l’usage répandu de la langue arabe et le partage des zones d’habitation. Mais, enfin, la rupture fondamentale était faite : les juifs se considéraient désormais français même dans les moments les plus forts de la tourmente du gouvernement de Vichy et de l’abrogation du décret Crémieux. En 1942, l’avocat André Karsenty, qui préside le comité d’entraide d’Oran, créé comme ceux des autres régions du pays pour aider les juifs exclus en masse par le gouvernement de Vichy de l’enseignement, de l’administration ou de l’exercice des professions libérales, écrit : «Nous ne voulons ni d’un Etat national juif ni d’un séparatisme ou même d’un particularisme, quel qu’il soit : profondément français, intensément français, nous conservons le même attachement à l’idée française, à la communauté française.» L’allusion à un Etat national juif vise le travail souterrain mené par deux émissaires du mouvement sioniste chargé de convaincre des juifs d’Algérie, du Maroc et de Tunisie à émigrer vers la Palestine et qui réussirent quelques embarquements clandestins. En 1941, Jaques Shapira s’écrie en réaction à l’abrogation du décret Crémieux : «Nous sommes Français et nous crions bien haut que, si un statut juridique se transforme, il n’est du pouvoir de personne de modifier le sentiment profond qui nous unit à notre pays, à sa pensée, à ses morts.» Les racines politiques, idéologiques et culturelles qui expliquent le futur exode de masse des juifs en 1962 sont déjà là et pas dans les distorsions faites aux faits par les futurs défenseurs d’une Algérie multiethnique. La communauté juive se sentait française dans l’âme au-delà de ce que le régime de Vichy lui faisait déjà subir. Pourtant, cette loyauté et cette identification à la France n’épargneront pas à cette communauté les pires épreuves de l’antisémitisme et cherchera à réunir les moyens de résister à travers les comités d’entraide, la relative renaissance de la vie religieuse, le regroupement autour des rabbins mais aussi dans l’intégration aux réseaux de résistance qui passeront à l’action le 8 novembre 1942 et dont une haute figure sera José Aboulker, étudiant en médecine, chef des réseaux d’Alger et plus tard membre du Conseil de l’ordre de la libération, commandeur de la Légion d’honneur, compagnon de la libération.
Les juifs d’Algérie ont donc bien subi la ségrégation, l’antisémitisme, les mesures et la politique anti-juive. Certains ont connu les camps, d’autres l’interdit professionnel, les enfants et les ados ont été exclus des écoles et des lycées. Le gouverneur général a mis sous séquestre des biens juifs. L’antisémitisme et la politique anti-juive sont indubitables. Mais qui en sont les promoteurs et les auteurs ? Mireille Attias, dans Une histoire juive d’Oran, nous en donne quelques clés. La première ligue anti-juive est créée en 1871 pour écarter les juifs des élections comme le leur permet le Senatus Consulte de Napoléon III. D’autres ligues suivent, rassemblant la gauche, et aboutissent à l’élection du pharmacien Gobert auquel succédera dans cette veine anti-juive le docteur Molle en 1902 qui fera campagne pour le boycott des commerçants juifs. Dans le Petit Oranais on peut lire quotidiennement cette profession de foi signée Luther : «Il faut mettre le soufre, la poix et s’il se peut le feu de l’enfer dans les synagogues et aux écoles juives, détruire les maisons des Juifs, s’emparer de leurs capitaux, etc.» Les ligues anti-juives évoluent en Unions latines et domineront la vie politique de l’Oranie. A la mort du docteur Molle, Michel Parès lui succèdera. Mireile Attias nous apprend qu’il se met au service de Mussolini. La crise économique aggrave la situation et l’auteur nous apprend que d’immenses croix gammées ornent la ville d’Oran. Un abbé, Lambert, prend le relais et prêche «la mobilisation générale contre les juifs». Mais cette réalité oranaise est celle de toute l’Algérie. Partout sur le territoire fleurissent dans le milieu pied-noir ces thèses racistes. Vous chercherez en vain l’existence d’un courant politique algérien prônant cet antisémitisme.
Sous Vichy, cet antisémitisme va s’exacerber. Les légions en seront le cadre le plus approprié pour la politique de renaissance nationale vichyste. Elles présentent l’avantage d’avoir établi des statiques qui nous permettent de comparer l’attraction des thèses racistes sur les pieds-noirs et sur les musulmans. Appréciez les chiffres : en moyenne générale, 36% des Européens adhèrent aux légions (38% pour le département d’Alger et 42% pour le département d’Oran). Ces taux indiquent le rapport des légionnaires à leur groupe social. Les Européens sont massivement vichystes et antisémites puisqu’ils ont la langue et l’instruction pour comprendre le message pétainiste. Les musulmans, membres des légions, ne représentent que 4,5% des indigènes (7,5% pour l’Oranie et 3,5% pour le département de Constantine). Quelle est l’attitude des chefs politiques musulmans qui influent sur les comportements des militants et des sympathisants ? Quelques notables choisis par l’administration française pour la seconder dans la gestion du pays et quelques cercles maraboutiques ont soutenu le maréchal et la politique vichyste. Mais à regarder de près, ce sont bien des supplétifs de l’administration dont ils reflètent les vues bien qu’ils ne reflètent pas les vues des populations indigènes qui abhorraient ces Arabes de service. Il nous reste à voir ce qu’il en est dans le mouvement national. Chez les leaders religieux d’abord puisqu’ils traçaient les lignes de conduite entre communautés. Jacques Cantier nous apprend que cheikh El Okbi refuse la ségrégation et qu’il déclare le 1er novembre 1940 : «Nous savons d’ailleurs que l’avenir de l’Algérie est dans sa fusion avec la France. Catholiques, israélites et musulmans, nous sommes tous ses fils, nous avons à travailler ensemble à sa grandeur.» L’auteur nous apprend qu’il continue à se faire soigner chez son docteur Loufani, membre de l’entraide juive, et que de nombreux élus musulmans dénoncent le piège de l’antisémitisme qui consiste à détourner les Algériens de leurs véritables revendications.
Ferhat Abbas, d’abord, qui s’opposa fermement aux illusions de quelques membres de la fédération des élus qui croyaient pouvoir faire avancer quelques revendications, ne veut pas d’une égalité par le bas, et le docteur Bendjelloul manifeste sa solidarité aux populations juives. Jacques Cantier nous apprend aussi que Messali Hadj, contacté avant son procès de 1951, rejette catégoriquement les appels de l’antisémitisme. Il répond à l’officier chargé de le convaincre : «L’abolition du décret Crémieux ne peut être considérée comme un progrès par le peuple algérien. En ôtant leurs droits aux Juifs, vous n’accordez aux musulmans aucun droit nouveau. L’égalité que vous venez de réaliser entre musulmans et juifs est une égalité par le bas.»
Pour les biens sous séquestre, nous notons les mêmes comportements. Il existe bien une lettre d’un notable, agent de l’administration, se plaignant d’un accès insuffisant des musulmans à la gestion et au mandat de ces biens, mais la majorité des musulmans en situation de prétendre à ces biens vont refuser la sollicitation de l’administration et ne porte pas candidats à ce «privilège», particulièrement à Constantine.
Que reste-t-il de cet antisémitisme des Algériens à l’examen des faits ? Rien ou presque. C’est même un déni de vérité que de transformer des attitudes majoritairement solidaires en prétendue adhésion à la politique anti-juive et au nazisme. Cette idéologie raciste et meurtrière n’aura exercé d’attrait que sur une infime partie de la population algérienne. Non seulement c’est un déni de vérité mais c’est une distorsion de la vérité et de l’essence de l’antisémitisme qui porte avant tout atteinte aux Juifs eux-mêmes. Le docteur Costa, antisémite militant, cité par Jacques Cantier, nous donne la clé de ce qu’est l’antisémitisme : «Ne confondons pas race et religion. Un nègre converti n’en reste pas moins nègre», p. 332 de son livre l’Algérie sous Vichy. Dans leurs rapports aux juifs, les musulmans algériens en étaient restés aux vieilles controverses médiévales sur la supériorité des religions respectives des uns et des autres. Sujets des empires musulmans multiethniques, multiculturels, multilinguistiques et multiconfessionnels, juifs, chrétiens et musulmans n’en finissaient pas de s’affronter sur la vraie foi. Rien ne les autorisait à passer des joutes religieuses à l’idée des races puisqu’ils étaient aussi bien chrétiens et musulmans d’une même race le plus souvent comme en Palestine ou au Liban aujourd’hui. L’hostilité religieuse restait du domaine du marquage religieux et c’est bien cela qui explique l’absence de pogrom dans les pays arabes. Les causes matérielles relatives à la domination économique n’existaient pas et le non-passage de la famille patricienne au capitalisme n’avait pas mis ces empires devant les problèmes nés des bouleversements induits par le capitalisme. Ce sont bien ces bouleversements capitalistes qui ont favorisé la naissance d’un anti-judaïsme d’un type nouveau, complètement différent du marquage religieux. Avec les théories fumeuses sur la race qui vont atteindre leur apogée meurtrière avec le nazisme naît l’antisémitisme moderne, c’est-à-dire une théorie qui voulait donner une «assise scientifique» à la domination blanche et ce racisme a frappé tout le monde : Noirs, Arabes, Asiatiques qui «sont» par nature sales, voleurs, syphilitiques, menteurs, sans instance morale, livrés à leurs instincts sexuels, etc. etc. Ces théories racistes retrancheront aux juifs quelques-uns de ces caractères et lui en rajouteront un autre adapté aux causes du racisme : l’art inné du complot et de la finance. D’éminents docteurs et d’éminents spécialistes produiront tout au long de la deuxième moitié du 19ème siècle et pendant la première moitié leurs «études» sur la taille des crânes, sur les apparences des criminels, des Arabes, des Noirs, des Juifs.
Comme ils étaient loin nos pères de ce racisme. Analphabètes, écrasés par leur condition de colonisés, entravés par leur recherche permanente de la survie, ils vivaient encore dans leur imaginaire le marquage religieux. Ils n’avaient aucune idée de ce qui se tramait dans la tête instruite de leurs dominants. Ils seraient d’ailleurs encore plus étonnés des ruses idéologiques que nos maîtres d’hier sont capables d’inventer au nom du passé pour nous préparer les traquenards du présent et nous cacher les pièges subtils et impitoyables des nouvelles dominations. M. B.