Algérie: Quelle solidarité?

ALGÉRIE : QUELLE SOLIDARITÉ ?

Commission socialiste de solidarité internationale (CSSI) www.troubles-cssi.tk

Genève, février 2006

Tout est là : la peine et l’exploit, l’exploité, l’exploiteur, Et il y a toujours des exploiteurs, et il y en a de plus en plus, Et il y en a aussi de moins en moins, et il ne tient qu’à nous qu’il y en ait moins Et plus du tout. Tout est là : La faim aux dents d’agneau et celle aux dents de loup Et l’espoir aux dents de lionceau. Je n’ai rien renié. Sur le rempart avec mon peuple, Je maintiens un brin de jeunesse, comme du jasmin, pour le regard. Ne soyons pas aveugles, allons. Ce n’est pas la torche de joie, Mais il y a tout de même à l’horizon Une rougeur.

(Jean Sénac)

INTRODUCTION

Face aux massacres commis en Algérie, nous avons d’abord réagi par des sentiments : l’horreur qu’ils nous ont inspiré, la haine et le mépris que nous ont inspiré leurs responsables, quels qu’ils soient, la compassion ressentie pour les victimes. Mais nous ne pouvons ni ne voulons nous contenter de ces sentiments : la compassion vaut certainement mieux que l’indifférence, mais elle n’est qu’une humanisation de l’impuissance quand elle ne débouche pas sur la solidarité.

Quelle solidarité avec l’Algérie et le peuple algérien avons-nous à développer ?

Plusieurs questions sont ici posées en une seule, qui méritent d’abord d’être clarifiées, et exigent ensuite des réponses, dans la mesure où il ne saurait être question de régler la  » question algérienne  » à la place des Algériennes et des Algériens.

Le  » dialogue entre le pouvoir et les islamistes La proposition d’un  » dialogue  » politique entre le pouvoir algérien et les islamistes algériens est régulièrement avancée (par les islamistes comme par le pouvoir) comme une  » solution politique  » à la crise. Il faut donc rappeler que – l’islamisme algérien n’est pas réductible au FIS, aux GIA, à leurs surgeons et à leurs succédanés : son histoire est bien plus ancienne que la crise actuelle, il est l’une des composantes constitutives du mouvement national algérien depuis que celui-ci existe, c’est-à-dire depuis qu’il a été accouché par le colonialisme ; – l’  » islamisme  » a été, depuis la fin des années soixante et le début des années septante, l’un des contenus de la politique menée par le pouvoir en place (y compris celui régnant depuis 1992). La Constitution algérienne érige d’ailleurs l’islam en religion de l’Etat. Un texte comme le Code de la Famille, dans sa version initiale comme, encore largement, dans sa version actuelle, exprime également une conception islamiste des rapports entre les genres -or ce texte n’a pas été imposé par le FIS mais par le FLN, dans le cadre du système de parti unique : – des ministres islamistes siègent au sein du gouvernement algérien, sans interruption depuis la proscription du FIS ; – des contacts, des discussions, des tractations et des négociations ont eu lieu sans interruption entre le pouvoir, ou certains clans du pouvoir, et les organisations islamistes illégales, y compris des organisations armées (comme l’Armée islamique du salut). Même après la dissolution et l’interdiction du FIS, le pouvoir a négocié avec des représentants du FIS ou de certains courants du FIS. L’armée a négocié avec le  » bras armé  » du FIS, l’AIS, et obtenu de celle-ci d’abord une trêve, puis son autodissolution, en échange de l’impunité de ses chefs et de ses membres. Plusieurs chefs islamistes ont appelé à soutenir, lors d’élections ou lors de débats sur des projets de  » réconciliation nationale « , le pouvoir en place, et plus particulièrement l’actuel président Bouteflika. Enfin, dans le cadre de la  » réconciliation nationale « , l’impunité a pratiquement été assurée aux chefs, aux cadres et aux membres des groupes islamistes armés ayant accepté de déposer les armes.

Il s’avère donc qu’une véritable alliance islamo-conservatrice s’est dessinée depuis des décennies, dès la présidence de Houari Boumediene, au sommet de l’Etat algérien, alliance fondée sur une division politique du travail destinée à sauvegarder le système en place en accordant à l’islamisme la maîtrise de l’appareil idéologique d’Etat en échange du maintien sans conteste de l’appareil répressif d’Etat dans le giron de la hiérarchie militaire. Un  » dialogue  » avec l’islamisme se tient donc depuis très longtemps, Il n’a ni évité, ni réduit la violence. Il l’a même parfois exacerbée, y compris en la provoquant entre islamistes, et en attisant les règlements de compte entre groupes armés (islamistes ou non). La seule composante islamiste algérienne exclue du dialogue (du moins pour autant qu’on le sache et qu’on puisse en juger par les résultats dudit  » dialogue « ) fut la composante salafiste, personnifiée par l’ancien  » numéro 2  » du FIS, Ali Benhadj et par le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat). Quant aux GIA, aucun « dialogue » n’était possible avec eux -ce qui n’exclut pas la possibilité de leur manipulation, compte tenu à la fois de leur éclatement en groupes de plus en plus autonomes les uns des autres, du caractère particulièrement odieux de leurs pratiques et de la dérive à la fois mafieuse et pathologique de leur comportement.

Dans ces conditions, le  » dialogue  » que nous avons à soutenir est essentiellement un dialogue politique entre le pouvoir en place et l’opposition démocratique, c’est-à-dire les partis politiques qui ne sont issus ni de l’ancien système de parti unique, ni des manipulations du pouvoir, ni de la mouvance islamiste. A ce dialogue politique doit s’ajouter un dialogue social impliquant la répudiation de l’héritage de l’ancien système autoritaire, fondé ( » à la soviétique « ) sur de multiples organisations  » de masse  » (de l’UGTA aux organisations nationales de jeunes, de femmes, de paysans, d’étudiants, d’anciens combattants, d’enfants d’anciens combattants, d’enfants de  » martyrs  » etc…), toutes contrôlées par le FLN, lui-même contrôlé par la hiérarchie militaire et les services spéciaux. Ces organisations couvraient tout le champ social. Celles qui subsistent, et les héritières de celles qui ont disparu, ne doivent plus être favorisées, ni considérées autrement que comme des organisations sociales  » comme les autres « . Le pluralisme doit être la règle dans le champ social, en particulier dans le mouvement syndical. Il doit également s’imposer dans le champ culturel et devenir la règle de l’expression artistique et culturelle.

Les massacres

De toutes les questions qui se posent à propos de l’Algérie,  » qui tue qui ?  » est sans doute la plus piégée. Le seul fait de la poser, sans encore y donner la moindre réponse, est d’ailleurs dénoncé comme le signe d’une alliance au moins  » objective  » avec les terroristes. La question est en ces termes ( » Qui tue qui ?  » mal posée : si l’on est en droit de se demander qui tue ? pour qui tue-t-on ? pourquoi tue-t-on ?, il n’y a guère de doute sur qui tue-t-on ? : dans leur écrasante majorité, les victimes des massacres sont des Algériennes et des Algériens anonymes, pauvres, vivant à la périphérie des grandes villes, souvent dans les zones où le FIS avait obtenu ses meilleurs résultats lors des élections  » interrompues  » de 1991 (et des élections municipales précédentes). Ces victimes là, qui forment le plus grande part des 200’000 morts et  » disparus  » de la  » décennie noire  » n’ont bénéficié de l’attention médiatique qu’une fois massacrées.

Quant à savoir Qui tue ?, il ne fait guère de doute que la plupart des massacres de civils ont été le fait de groupes armés islamiques, ou réputés tels, d’abord parce que ceux-ci les ont par avance justifiés dans de nombreux textes authentifiés comme émanant bien d’eux, ensuite parce que des témoignages répétés, concordants et crédibles de rescapés des massacres font état de la présence, dans les rangs des massacreurs, de membres connus des groupes armés islamistes. Mais répondre à la question Qui tue ? ne donne encore aucune réponses aux questions pour qui tue-t-on ? et pourquoi tue-t-on ? La question n’est pas de savoir si les GIA ont tué -il n’y aucun doute à ce sujet- mais qui ils sont, qui les commande, et le cas échéant qui les manipule. Les GIA n’ont jamais eu ni commandement unique, ni direction politique, ni projet politique décelable. Ils ont rapidement éclaté en une multitude de groupes autonomes les uns des autres, parfois rivaux, et de plus en plus voués au racket et au pillage. On notera par ailleurs que les groupes armés islamistes disposant à la fois d’une direction politique et militaire, et détenteurs d’un projet politique (l’AIS, le GSPC) n’ont, pour autant qu’on le sache, commis aucun massacre de population civile, et se sont attaqués presque exclusivement à des membres des forces armées et policières, et à des représentants du pouvoir en place, quoique la définition qu’ils ont donné de cette  » représentation  » fût suffisamment large pour qu’y furent inclus par exemple des écrivains et des journalistes d’opposition.

Enfin, les massacres de population civile n’ont pas été les seules formes de violence de la  » décennie noire « . D’une part, des catégories sociales précises ont été  » ciblées  » pour ce qu’elles représentaient, et pour les positions qui y étaient majoritairement défendues (les intellectuels, les artistes, les journalistes) ; d’autre part, de nombreuses victimes l’ont été soit de règlements de compte et d’affrontements entre groupes armés islamistes (notamment entre les GIA et l’AIS), soit d’affrontements entre les groupes armés islamistes et les milices locales crées, ou contrôlées, par le pouvoir en place. Ces milices ont elles-mêmes commis des massacres de civils, par vengeance ou au prétexte de priver les groupes islamistes de leurs soutiens (avérés, du moins dans les premières années ’90) au sein de la population.

La multiplicité des groupes armés (islamistes ou non), l’armement de la population civile par le pouvoir, la dérive mafieuse des GIA (et de plusieurs milices anti-islamistes) suggèrent fortement que les GIA n’ont pas été les seuls à perpétrer des massacres de civils. Certains de ces massacres apparaissent comme des opérations de représailles contre des hameaux ou villages suspectés de soutenir les GIA, d’autres s’inscrivent vraisemblablement dans le cadre de pures pratiques mafieuses de racket et de pillage, voire de spéculation ou de captation foncière, d’autre encore comme les conséquences du conflit ouvert entre les GIA et l’AIS, d’autres enfin comme des provocations de groupes infiltrés ou manipulés par les services spéciaux -rien en revanche ne permettant à ce jour de confirmer sans conteste la thèse selon laquelle des massacres de population civile auraient été directement commis par les forces de sécurité. Rien non plus, d’ailleurs, ne permet d’attribuer au FIS la responsabilité de massacres commis dans des régions qui étaient ses bastions électoraux, sur des populations qui avaient massivement voté pour lui en 1991, et qui avaient souvent activement soutenu l’AIS dans les premières années de la  » décennie noire « . La question de la manipulation des tueurs reste donc posée.

Pour le président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH), Ali Yahia Abdennour, répondant à la question Qui tue qui ?,  » tout le monde tue et tout le monde peut être tué  » en Algérie. Mais pour le compte de qui tue-t-on, et pourquoi ? C’est pour répondre précisément à cette question que plusieurs organisations internationales de défense des droits humains (Amnesty International, Human Rights Watch, la Fédération internationale des droits de l’Homme, notamment) ont réclamé avec insistance la mise en place d’une commission internationale d’enquête sur les massacres et les violations des droits humains en Algérie. Cette demande a été avec non moins d’insistance rejetée par les autorités algériennes (et la plupart des partis politiques, y compris certains partis réputés -à titre parfois contestable-  » d’opposition « ) au nom de la souveraineté nationale et du refus de l’  » ingérence étrangère « . Il nous importe d’abord d’affirmer qu’il ne saurait y avoir de solidarité concevable sans ingérence, mais qu’aucun Etat n’a la moindre légitimité pour intervenir dans les affaires d’un autre Etat, les Etats les plus concernés par la crise algérienne (la France en tête) étant sans doute les moins  » légitimés  » à y intervenir. Si l’ingérence est constitutive de la solidarité, il s’agit bien de l’ingérence du mouvement de solidarité lui-même, et des organisations indépendantes qui le constituent. Cela étant, le discours rituel tenu par le pouvoir algérien sur le  » refus de l’ingérence  » est d’autant moins acceptable que l’Etat algérien (outre qu’il ne repugne pas à s’  » ingérer  » dans la politique intérieure de l’ancienne puissance coloniale) est tenu par les accords internationaux qu’il a signés d’accepter que les organisations internationales dont l’Algérie est membre puissent s’assurer sur place du respect de ces accords, y compris dans le domaine des droits humains. Par ailleurs, la solidarité avec le peuple algérien et avec le mouvement démocratique algérien implique forcément une  » ingérence  » dans la crise algérienne, puisqu’elle vise à renforcer certains acteurs de cette crise face à d’autres, et qu’elle fait donc un choix -politique ou éthique- entre ceux qui en Algérie méritent d’être soutenus et ceux qui en Algérie doivent être combattus. Toute  » commission internationale d’enquête  » n’est certes pas acceptable a priori, et il faut que soient clarifiés le mandat et la composition d’une telle commission avant que de pouvoir se prononcer sur sa légitimité. En tout état de cause, une commission internationale d’enquête ne peut être à la fois efficace et légitime que si elle est totalement indépendante des Etats, composée de personnalités elles-mêmes indépendantes et insoupçonnables de partialité à l’égard de quelque acteur que ce soit de la crise algérienne, et disposant en Algérie même des moyens et de la liberté d’action nécessaires à l’accomplissement de son mandat. Une telle commission n’est donc concevable que si les Algériens eux-mêmes l’acceptent -et il s’agit moins ici d’obtenir l’accord du pouvoir en place que le soutien de la société et de l’opinion publique algériennes.

La responsabilité du pouvoir algérien

Si la responsabilité directe des forces de sécurité dans les massacres de population civile n’est pas avérée, il n’en est pas de même de la responsabilité générale et de la responsabilité politique du pouvoir civil et militaire algérien. La première responsabilité du pouvoir est d’avoir successivement provoqué, perdu et finalement annulé les élections de 1991 : cette provocation a abouti à la victoire du FIS, cette annulation a plongé l’Algérie dans la violence. S’agissant de la politique  » sécuritaire « , un choix délibéré a été fait, de ne pas risquer de pertes significatives dans les rangs de l’armée et des forces policières lors d’interventions rapides contre les groupes armés fauteurs de tueries collectives, lors même que certaines de celles-ci se perpétraient à proximité presque immédiate de postes ou de casernes des forces de sécurité. L’instruction semble avoir été donnée aux forces de sécurité de ne pas intervenir de nuit sans un ordre exprès du plus haut niveau de la hiérarchie, ordre impossible à obtenir dans un délai suffisamment bref pour empêcher les massacres. Des témoignages répétés de rescapés font en outre état d’un choix délibéré de  » laisser les islamistes se massacrer entre eux « , les villages ayant été la cible de tueries collectives étant presque toujours des villages sympathisants de l’une ou l’autre composante islamiste, civile ou armée. Des réponses du genre  » vous avez voté pour le FIS, vous n’avez que ce que vous méritez « , données par des responsables militaires ou policiers aux habitants des villages venus solliciter une protection ou des armes, ont été fréquemment rapportées par ces habitants.

En tout état de cause, le droit de la population à la sécurité et le droit des personnes à la vie n’ont pas été assurés par l’Etat, qui en est le garant. Il est certes impossible de se prémunir totalement d’une attaque terroriste, et l’expérience de ces dernières années enseigne largement qu’aucun Etat, fût-il le plus puissant (le plus riche, le mieux structuré, le mieux doté en forces de sécurité efficaces) n’est en mesure de garantir une sécurité absolue à l’ensemble de sa population, mais dans le cas de l’Algérie, tout indique qu’une partie de la population a été délibérément laissée sans protection, et qu’en tous cas des massacres collectifs ont été perpétrés à portée de voix des forces de sécurité sans que celles-ci n’intervinssent. Il s’agit là d’un choix délibéré : celui de concentrer la capacité de protection et d’intervention de l’Etat sur une  » Algérie utile  » en laissant le reste du pays sans autre protection que celle que la population sera en mesure d’assurer elle-même, quitte à créer de nouveaux groupes armés, officieux, et à leur fournir les armes nécessaires à ce qui parfois ressemblera plus à des règlements de comptes qu’à l’autodéfense de la population : les milices armées par le pouvoir (ou s’armant elles-mêmes avec l’accord du pouvoir) se sont d’ailleurs rendues coupables de ce que le droit international définit comme des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité : enlèvements, exécutions, meurtres collectifs, pillages etc…

La défense du droit d’asile

La défense du droit d’asile est une et indivisible : nous ne pouvons exiger à la fois que l’on ouvre les portes de nos pays aux réfugiées et réfugiés algériens et exiger que l’on expulse de nos pays, vers l’Algérie ou ailleurs, les Algériens qui nous déplaisent -au risque de les envoyer à la torture ou à la mort. Nous ne nous battons pas pour que les islamistes algériens réfugiés en Suisse soient expulsés de Suisse, mais pour que leurs adversaires algériens puissent aussi entrer en Suisse. Les autorités algériennes, mais également des voix au sein du mouvement démocratique algérien et du mouvement de solidarité avec l’Algérie à l’étranger, ont fréquemment mis en cause la présence de responsables islamistes dans des pays européens -dont la Suisse- et les liens de certains de ces responsables avec les courants les plus radicaux de l’islamisme algérien -les courants salafistes, voire des groupes armés. Il est en effet de notoriété publique que des responsables et des réseaux islamistes algériens se sont installés et ont été implantés en Europe. Il était inévitable que tel fût le cas : il n’y a pas d’exemple d’un mouvement armé (usant ou non du  » terrorisme « ) actif dans un pays donné, qui ne se soit pas doté de structures à l’étranger, structures chargées de lui procurer des fonds, voire des armes, et de diffuser sa propagande. Les islamistes armés algériens, de ce point de vue, ne sont pas différents des nationalistes armés algériens de la période de la guerre de libération. Il serait cependant faux et dangereux d’attribuer à ces réseaux et à ces exilés la capacité d’avoir maintenu en Algérie une violence et un terrorisme qui, sans eux, auraient été rapidement réduits. Le gouvernement algérien lui-même a finalement reconnu que la violence politique en Algérie, y compris dans la forme paroxystique et pathologique qu’elle a fini par prendre, avait des causes endogènes. Attribuer la persistance de cette violence (et du  » terrorisme « ) à la présence à l’étranger d’hommes et des réseaux censés en être les grands ordonnateurs relève non d’une  » analyse concrète de la réalité concrète  » mais de la  » théorie du complot  » (étranger, de préférence) et de la « conception policière de l’histoire ». Au surplus, les massacres et la plupart des attentats ont été commis par des méthodes et des moyens ne faisant appel à aucune sophistication : les  » terroristes  » algériens n’ont pas besoin de  » réseaux européens  » pour faire exploser des bombonnes de gaz remplies de clous, bricoler des mortiers artisanaux, scier les canons de fusils de chasse, voler les kalachnikovs des forces de sécurité ou commettre des massacres à coups de hache, de pioches, de couteaux et de marteaux.

Il importe en outre de se garder de la tentation de l’amalgame : tout islamiste n’est pas un terroriste et la proscription du FIS par le pouvoir algérien a  » grossi  » le nombre des exilés de très nombreux militants et cadres islamistes qui, tout islamistes qu’ils sont, ne peuvent être tenus pour responsables des actes des GIA, sauf à ouvrir un procès en « culpabilité collective » du même genre que celui qui fait de tout militant communiste le co-responsable des crimes de Staline et le complice des gardiens du Goulag. Le discours officiel algérien sur la présence en Europe d’islamistes  » radicaux « , voire de responsables du  » terrorisme « , doit enfin être relayé ici avec une prudence extrême, compte tenu à la fois des doutes que l’on peut légitimement concevoir sur les catégories juridico-policières utilisées par les services algériens, des menaces qui pèsent sur le droit d’asile et des restrictions apportées à la possibilité d’immigration des Algériens. On n’a jamais trouvé, en effet, de meilleur argument pour refuser d’accueillir des femmes et des hommes fuyant une situation de violence, que celui qui consiste à mettre en exergue l’exception délictueuse pour en faire une règle : l’  » islamiste algérien  » prend dans se discours la même place que le  » dealer albanais  » ou le  » racketteur kurde « . Qu’un tel discours soit tenu par la droite xénophobe, voire par les autorités chargées de mener une politique d’asile la plus restrictive possible, est dans l’ordre des choses politiques. Qu’il ait quelque écho au sein même du mouvement de solidarité a par contre de quoi inquiéter. La solution à la crise algérienne est certes politique, mais elle présuppose l’arrêt des violences et des violations massives des droits humains -autrement dit : la renonciation à l’usage de la violence pour faire prévaloir ses choix sur ceux des autres. Aucune « solution politique » crédible ne peut naître dans les conditions actuellement imposées au peuple algérien. Une telle solution est en outre, évidemment, l’affaire des Algériens eux-mêmes, et d’eux seuls. La tâche des mouvements de solidarité n’est pas de proposer à la place des Algériennes et des Algériens des  » solutions  » à la crise qu’ils vivent, mais de soutenir celles et ceux qui, organisations et individus, combattent en Algérie pour que le fragile processus démocratique né il y a plus de vingt ans aboutisse enfin à la constitution d’une société pluraliste, respectueuse des droits de la personne humaine et dotée d’institutions politiques réellement démocratiques débarrassées à la fois de l’héritage de l’autoritarisme militaire et de la bureaucratie du parti unique et de la menace du totalitarisme religieux.

Notre position

– Nous condamnons sans hésitation, sans nuance et sans circonstance atténuante l’usage, par qui que ce soit, y compris par l’Etat, de moyens  » terroristes « , et soutenons tout ce qui peut mettre fin à cet usage, ce qui ne saurait être le cas d’un  » contre-terrorisme  » qui ne serait que le reflet du  » terrorisme  » qu’il prétend combattre en usant des mêmes méthodes que lui.

– Nous attendons des forces politiques islamistes, et des milieux islamistes présents en Suisse, qu’ils expriment cette même condamnation du  » terrorisme « , y compris de celui pratiqué par des groupes armés se revendiquant de l’islamisme, et qu’ils appellent tous les groupes armés islamistes actifs en Algérie à déposer les armes. Nous concevons cette exigence comme une condition préalable à tout dialogue politique, y compris celui que nous pourrions mener dans nos pays avec les personnes et les mouvements islamistes. Nous reconnaissons également, et par là même, la légitimité de poser cette exigence comme une condition de tout dialogue politique en Algérie avec les organisations islamistes interdites ou les personnes pouvant les représenter.

– Nous attendons de l’Etat algérien qu’il assure lui-même, dans le respect du droit des personnes, la protection de la population civile et qu’il soit totalement mis fin à la délégation de cette responsabilité fondamentale de l’Etat à des milices qui ne sont que des groupes armés supplémentaires. Nous constatons que l’Etat algérien se révèle parfaitement capable de réduire la violence pendant les campagnes électorales et le déroulement des scrutins auxquels il attache de l’importance, et de la proscrire des zones dont il privilégie la protection. Nous le considérons donc comme parfaitement en mesure d’assumer ses responsabilités de manière permanente, et dans tout le pays.

– Nous attendons de tous les acteurs de la crise algérienne, à commencer par les acteurs étatiques, le respect des droits humains. Nous condamnons le recours à la torture, aux exécutions sommaires, aux  » disparitions  » et aux exactions contre la population civile, quels qu’en soient les auteurs. Nous soutenons par conséquent les demandes de création et d’envoi en Algérie d’une commission d’enquête internationale sur les violences et les violations des droits humains, cette commission devant être composée de personnalités indépendantes ou de représentant-e-s d’organisations non-gouvernementales, à l’exclusion de toute représentation d’Etats ou d’organisations gouvernementales. Cette commission doit avoir toute liberté d’investigation, de déplacement et d’expression en Algérie.

– Nous exigeons de nos propres gouvernements qu’ils accordent le plus largement possible l’asile aux réfugiées et réfugiés de la violence, qu’ils accordent le plus largement possible des permis de séjour temporaire et qu’ils élargissent les critères d’octroi du droit d’asile politique aux personnes menacées par des groupes armés non-étatiques. Nous exigeons de nos propres gouvernements qu’ils sursoient à toute expulsion vers l’Algérie de personnes condamnées en Algérie tant que l’Algérie n’a pas aboli la peine de mort et conformé sa législation et ses pratiques judiciaires, policières et pénitentiaires aux normes internationales.

– Nous soutenons le mouvement démocratique algérien, et en particulier, d’une part les organisations sociales indépendantes de l’Etat et des partis politiques (mouvements autonomes de femmes, de jeunes, syndicats autonomes, mouvements culturels), d’autre part le mouvement socialiste algérien, représenté par le Front des forces socialistes. Nous appelons en particulier au respect des libertés syndicales et à la fin du monopole de l’UGTA, ainsi qu’au respect du pluralisme linguistique et culturel de l’Algérie, nation à la fois berbérophone, arabophone et francophone.