Interview de Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur

Jean Daniel, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur au Quotidien d’Oran

La «santé» de Bouteflika, les maladies de l’Algérie…

par Entretien Réalisé Par: Kamel Daoud et Abdou Benabbou, Le Quotidien d’Oran, 22 mai 2007

La voix basse, un peu éteinte mais le regard encore vif, l’homme qui n’aime pas qu’on le qualifie de «…monument…» raconte : ce qu’il a retenu de tout un siècle au coeur du monde arabe, ses années de voisinage avec Abdelaziz Bouteflika, sa vision d’un siècle mort, d’un siècle à venir et ses humbles espérances de voir l’Algérie et le monde arabe renaître, non pas avec des réformes impossibles, mais avec une école humaniste, des enfances libérées des prises d’otages idéologiques et des «…ouvertures…» sur l’Autre, loin des camisoles de l’histoire immédiate. Entretien.

 

Le Quotidien d’Oran : En dehors de la raison de votre invitation officielle par la Bibliothèque nationale, qu’est-ce qui explique réellement votre périple en Algérie cette fois-ci ?

Jean Daniel : J’apprécie la question parce qu’elle me permet de mettre les choses au point. Ce déplacement … cette fois-ci parce que j’ai déjà eu des déplacements avant quand j’ai été nommé docteur honoris causa à l’université d’Alger… est venu après deux mois de sollicitations par le directeur général de la Bibliothèque nationale pour donner une conférence sur mon livre publié sous le titre «…Avec Camus…» avec comme sous-titre «…Pour résister à l’air du temps…». J’ai longtemps remis à plus tard ma réponse, sachant qu’avec l’âge je suis énormément invité mais que je me déplace beaucoup moins. Le but de ce dernier voyage en Algérie était donc uniquement pour donner une conférence sur ce thème. Le hasard a voulu que cette date me convienne parfaitement : je devais donc revenir en France avant les élections législatives algériennes et donc pouvoir assister là-bas, à la passation des Pouvoirs. Assister en tant que spectateur s’entend. C’est donc lors de mon séjour algérien que j’appris, par le biais du directeur de la Bibliothèque nationale, que j’étais désormais l’invité personnel du président de la République, Abdelaziz Bouteflika. Le directeur de la BN ne pouvait que bien accueillir la nouvelle sachant qu’il disposait d’un budget vraiment limité et cela s’est traduit pour moi par un cadre d’accompagnateurs et quelques facilités de déplacement et de visites. J’eus par la suite l’honneur de déjeuner avec le Président de la république, en compagnie de mon ami depuis 30 ans ou plus Lakhdar Brahimi …le premier couscous que j’ai pris à l’occasion de mon premier retour en Algérie c’était chez la mère de celui-ci… en présence de Cherif Rahmani et d’une conseillère économique à la présidence. Un déjeuner qui a été programmé le surlendemain de mon arrivée. Par la suite, et parce que l’occasion m’était enfin donnée, j’ai visité Oran. Là, vous ne pouvez pas partager l’enchantement d’un homme qui n’est plus jeune, qui retrouve avec émotion des souvenirs et des traces. Cette ville d’Oran qui est tellement franco-espagnole, qui est tellement plus marquée, beaucoup plus qu’ailleurs, dans la continuité et dans la décomplexion. J’ai eu cette impression que les gens sont tellement fiers de ce passé et avaient tellement intégré cette période de leur histoire, que j’ai trouvé qu’il s’agissait d’une réussite … de ce côté là, plus qu’ailleurs dans le pays. Si j’avais entendu quelqu’un me dire ça il y a seulement quelques jours, j’aurais ris. Je peux dire que c’est ce qui m’a frappé, au bout de ma très petite expérience, c’est que ailleurs, sauf dans quelques villes, lorsque vous allez à Tipaza par exemple, vous entendez parler de Camus ou des grecs comme si c’étaient des arabo-musulmans d’Algérie et c’est faux. Un état d’esprit réservé aux archéologues et aux guides qui m’ont parfois expliqué à moi algérien comme si je ne l’étais pas, ce passé et comme si je ne l’avais jamais vu. Cet état d’esprit de complexe, ou de distance avec le passé, je ne l’ai pas ressenti à Oran. C’est donc ma première réaction et elle est extrêmement «…heureuse…». A côté de ceci, et pour finir sur ce chapitre de réactions, j’ai trouvé, et plus que ce qu’offre la Casbah d’Alger, des trésors architecturaux à Oran qui sont en danger car si on ne s’y prend pas très vite, la restauration va être de plus en plus difficile. Il y existe des quartiers qui sont inappréciables, tout près à être restaurés et tout près à être «…défaits…». Cette ville est si riche en places, en rues, en entrelacements, en monuments et en immeubles que je suis prêt à faire n’importe quelle campagne, partout où il le faut, pour lancer et aider des politiques de restaurations urgentes. Pour paraphraser le nouveau président français, Nicolas Sarkozy, je dois dire que «…c’est une de mes priorités…».

 

Q.O.: Pour revenir un peu à vos rendez-vous algérois, vous avez parlé de souvenirs retrouvés. Vous avez retrouvé quels souvenirs avec le président de la république ?

J. D.: Ecoutez, je l’ai dis plusieurs fois, c’est un homme pour qui j’ai beaucoup de respect. Pendant sa «…traversée du désert…» je m’intéressais beaucoup à son parcours et à ses réflexions. A sa vision sur la politique internationale et pas seulement sur le monde arabe. Les rares fois où je l’ai rencontré à ces moments là, je l’ai trouvé assez «…riche…». Et c’est à ces moments là d’ailleurs, que j’ai compris qu’il fait partie de ces personnalités arabes qui n’ont pas de postes mais qui sont souvent sollicitées par les autres gouvernements. Je peux illustrer ce cas avec l’exemple de Yasser Arafat qui parce qu’il n’avait pas d’ancrage chez lui, était beaucoup sollicité pour des arbitrages. Reste qu’à mon avis personnel, celui-ci n’avait pas une vision internationale profonde qui «…déborde…» sur des géographies comme celle de l’Asie par exemple. Contrairement à Bouteflika et surtout avec son discours d’ouverture, lorsqu’il est revenu aux «…affaires…», et qui pour moi était tout ce dont je pouvais rêver. Je me souviens approximativement de cette phrase, lors de son passage à Paris, et juste après la fin des embrassades, où il disait «…mon rêve, c’est d’intégrer toutes les composantes historiques, ethniques et géographiques de ce qui a fait l’Algérie…».

Et aussitôt, cela a été développé par un discours qui visait à «…accepter…» tous les envahisseurs, tout les colonisateurs, des romains et jusqu’aux espagnols et aux français bien sûr, avec toutes les composantes berbères ou même chrétiennes…etc. Il y avait donc une «..ouverture…» formidable. Je me souviens que j’avais dis à ce moment là que Bouteflika était sur le chemin d’une vraie séparation de l’Eglise et de l’Etat pour faire le parallèle. J’étais peut-être très candide à cette époque mais…. Et puis le personnage a beaucoup évolué par la suite mais ne semble pas avoir évolué dans la fidélité. Nous avons eu tout de même des rapports de confiance, avec de rares rencontres, une fois l’an peut-être, des rapports que j’apprécie énormément. C’est ce que je pense. Car je pense surtout que personne ne peut me compromettre et surtout à mon âge. Alors, et pour revenir à ce déjeuner, j’ai donc discuté avec un homme et échangé des avis car je parle presque autant que lui. Mais pour être plus précis et pour me mettre à votre place professionnelle, et après m’être inquiété lors d’un premier voyage sur sa santé, je peux dire que je l’ai retrouvé beaucoup mieux ! Beaucoup plus équilibré dans son corps. La chose qui m’a frappé, c’est qu’il était beaucoup plus calme. Avant, lorsqu’il parlait, il avait l’habitude d’accompagner ses propos de gestes, un peu incantatoires quelques fois, alors que lors de cette dernière rencontre, il donnait l’image d’une très grande sérénité. Calme et sérénité. J’ai trouvé qu’il était conscient des difficultés de son pays. J’ai trouvé qu’il était conscient de son destin. Et j’ai trouvé, et là c’est purement subjectif et purement personnel, qu’il avait envie de remuer un petit peu les énergies de son pays par ce qu’il me semblait comprendre que son gouvernement était en-deçà de ses attentes du point de vue de la rapidité, de l’efficacité, et c’est une impression, encore une fois, personnelle. Il se pourrait donc, et là c’est le journaliste qui parle, qu’il y ait des changements après les élections, comme de tradition. Qu’est-ce qui m’a frappé d’autres ? Difficile de cerner car c’est d’abord un échange que nous avons eu, mais il y a eu aussi ce constat qui a été moins négatif sur un sujet qui a été discuté avec beaucoup d’humour et une distance, presque seigneuriale, pour parler de «…pacte d’amitié…» comme il l’a fait. Je me souviens lui avoir répondu que je vais vous décevoir car ce pacte je n’y ai pas cru. «…Personnellement je n’y ai pas cru…». Je lui ai dis que moi si j’avais été diplomate, jamais je n’aurai «…travaillé…» pour un pacte d’amitié de ce genre. Et je lui ai répondu que pour cela j’avais plusieurs raisons : d’abord, et premièrement, j’ai une formule, qui n’est pas de moi bien sûr, mais que je répète pour dire «…il n’y a pas d’amour, il y a des preuves d’amour…». Il n’y a donc pas d’amitié mais des preuves d’amitié. Des preuves qu’il faut donner tous les jours sinon, au moindre accroc, ce pacte est réduit en miettes. J’ai par ailleurs expliqué que la deuxième des choses est que ce que vous proposez aujourd’hui comme pacte d’amitié, dans un moment où vous avez nettement, et à mon avis, l’envie de remobiliser le sentiment national, du fait de problèmes soit intérieurs soit extérieurs, des problèmes que pose la Réconciliation, et du fait que …et là c’est un mélange de lui et de moi… vous êtes peiné de voir les jeunes générations, et qui sont la grande majorité en Algérie, déposséder l’histoire algérienne de la passion des gens comme nous, et là je dis nous parce que j’ai accompagné la Révolution algérienne, une majorité qui ne songe qu’à partir, et donc à ce moment là, s’il faut proposer un pacte d’amitié, il faut d’abord restaurer le sentiment national. Et là, je me souviens, qu’il m’a semblé qu’il approuvait davantage mon analyse, mon «…astuce…». En vérité, je crois qu’il était assez content que les Français commettent cette gaffe sur la colonisation «…positive…», car il éprouvait le besoin de remettre les choses à leur place et de montrer à son peuple que l’Algérie c’était l’Algérie et qu’il ne fallait pas que l’on joue avec son orgueil. Voilà.

 

Q.O.: Lors de vos rencontres à Alger, vous avez fait un constat très sévère sur l’état des lieux de la presse française durant la campagne présidentielle dans votre pays, mais en tant que véritable «…monument…» de la presse, comment vous accommodez votre vision d’une presse algérienne qui doit être libre avec votre amitié avec le président de la république algérienne qui a une vision très peu généreuse sur ce métier en Algérie ?

J.D.: Je n’aime pas le mot «…monument…» car un monument ne bouge pas. Pour répondre à votre question, je dis que je suis d’abord quelqu’un de fidèle. Et la fidélité doit s’accommoder de l’évolution des deux amis. Moi je n’ai jamais désavoué ma fidélité quand quelqu’un change. Par ailleurs, je reviens sur une formule que j’ai prononcé lorsqu’on m’a remis la toge de docteur honoris causa à l’université d’Alger, une formule où je dis que «…vous pouvez compter sur une gratitude infinie qui n’est compensée que par une vigilance tout aussi infinie…». Comment je comprends l’attitude médiatique de Bouteflika ? D’abord il faut savoir que je n’ai jamais, sauf une fois, discuté avec le président de cette question, sauf une fois à l’époque de l’incarcération d’un journaliste algérien, Mohammed Benchicou, occasion à laquelle j’avais saisi le président par lettre, il y a deux ans. Pour tout vous dire, j’ai fait une déclaration il y a trois jours où j’ai dis que la liberté de la presse algérienne, est assez grande, quoique l’on dise, et la situation semble avoir évolué par rapport à ces années là où l’on parlait de procédés indirectes, financiers, pour étrangler un journal ou provoquer sa fermeture. Je ne pense pas vous apprendre une vérité que vous connaissez mieux que moi, mais vous me demandez mon impression et je vous la donne : elle est plutôt positive. Comment le président Bouteflika apprécie cette nouvelle liberté ? Je n’en sais rien.

 

Q.O.: Mais vous en tant que professionnel, quel est votre jugement sur l’état de la presse algérienne?

J.D.: … très inégale. Je trouve El Watan bien fait. Mais je trouve aussi que les articles dans la presse française sont trop courts et ceux d’El Watan trop longs. Et puis si vous osez écrire dans votre propre journal des éloges sur le journal, ce qui risque d’être une flagornerie sans pareil, je vous dirais que je trouve très agréable de vous lire. (rires)

 

Q.O.: Si on essaye un peu d’élargir les propos de cette discussion, vous êtes un «…point de jonction…», vous développez un grand humanisme mais on a aussi l’impression que le monde se fait sans nous, dans le bon sens ou dans le mauvais sens, cela reste à discuter. Mais du point de vue de votre grand humanisme et de votre extraordinaire expérience, quelle est votre vision sur le monde ? Quelle est votre vision sur les futurs rapports entre l’Algérie et la France ?

J.D.: Je vais commencer, si vous permettez par autre chose. Quelque chose qui me tient à coeur et qui explique que c’est moi qui ai insisté pour organiser cet entretien. Il y a en effet trois choses qui me tourmentent en Algérie comme si c’était, et comme c’est un peu, mon pays. Je vous ai parlé plus haut de la restauration et qui est l’une de mes priorités. La seconde priorité, et sur laquelle j’ai insisté lors de ma conférence sur Camus, avec des propos pour dire que il n’y a pas de civilisation pour une société qui n’aime pas, qui ne protège pas, qui n’éduque pas, qui ne prépare pas ses enfants. C’est valable pour l’Algérie mais aussi pour le reste du monde. Vous m’avez interrogé sur ma vision ? elle est celle du constat d’un monde qui est en train de supprimer l’enfance. L’enfance est supprimée lorsqu’on donne des armes aux enfants, lorsque ces enfants sont fauchés par les mines, en Angola, au Mozambique, en Amérique Latine…etc. L’enfance est supprimée lorsque les enfants sont sacrifiés, lorsqu’on trouve un sens à leur mort. L’enfance est niée lorsqu’on s’attaque à cet état d’innocence précaire, entre parenthèses sacré, et qui est le signe profond de la civilisation. C’est un problème ardu parce que en méditerranée, c’est une pratique évidente que d’entourer l’enfance par un sens profond : cela a commencé avec Abraham et son sacrifice. Alors pourquoi les enfants ? Pas seulement parce qu’on les envoie à la mort en pensant qu’ils auront un meilleur sort et que c’est une preuve d’amour ultime, mais parce que, plus terre à terre, les programmes scolaires sont la chose la plus importante pour moi par exemple pour commencer à les sauver. Il y a une excellente et impressionnante étude qui a été faite, si mes souvenirs sont bons, par l’un des co-fondateurs du The Economist, qui est pour moi l’un des meilleurs journaux du monde. Cette étude, menée par un certain nombre de chercheurs, portait sur une comparaison des programmes scolaires dans certains pays, en particulier les pays de la méditerranée. Parmi les conclusions, et dans certains pays arabo-musulmans, il n’y avait qu’un seul pays qui «…sortait…» du lot, il s’agit de la Tunisie. A cause des réformes lancées il y a des décennies. Pour ma part, j’ai vu des programmes scolaires et des degrés de formation dans des orientations très politiques, religieuses ou très obscurantistes au Maroc moins en Algérie curieusement ou en Palestine où c’est un peu normal et où il est enseigné qu’il faut tuer non pas l’israélien mais le Juif alors que pour les israéliens, la méthode est biaisée, car ils n’invitent pas à tuer mais racontent l’histoire d’une manière qui a ses conséquences sur l’esprit des enfants. Ceci est donc extrêmement important parce qu’il s’agit de notre avenir mais aussi de l’avenir des enfants. C’est à dire un enseignement qui va fixer leurs façons de se conduire car, aujourd’hui, il ne faut pas s’étonner de voir des enfants devenir des soldats et parler de l’éventualité de la mort et du meurtre avec une facilité déconcertante. La réforme des programmes scolaires me préoccupe tellement que j’en ai fait part au président Bouteflika qui m’a répondu que justement il avait demandé un rapport sur cette question. Par la suite, Réda Malek me confirma cette question mais m’avoua ne pas avoir de nouvelle sur ce rapport depuis cette date.

La troisième urgence est qu’en ce moment vous avez un divorce de plus en plus grand entre l’évolution de la société civile et le gouvernement et les institutions en général. Reste que ce n’est pas une malédiction algérienne. Bien sûr comparaison n’est pas raison, mais il y a seulement un an, en France, il y a eu la publication d’une dizaine de livres, fait par les meilleurs sociologues, les plus «…sophistiqués…», sur le déclin de la France, sur le retour à l’individualisme, sur le désenchantement de la politique, des prévisions pessimistes sur tout ce que les élites pourraient faire, une incapacité de l’imagination autre sur le lendemain et, brusquement, et en un seul moment, tout est «…tombé…». Tout a brusquement changé en France jusqu’au point de faire dire que la politique a brusquement rajeunie, qu’elle s’est réconciliée avec le peuple français. Le nouveau tableau est celui d’une extrême-droite qui s’effondre, d’une participation de 83%, d’une consultation où personne n’a parlé de fraude électorale, d’adversaires de la dernière présidentielle qui se sont félicités, le tout dans l’esprit d’une volonté de réussir une révolution culturelle. Ségolène Royal et Sarkozy ont compris qu’il fallait réenclencher un vrai sentiment national et ont fait campagne sur ce thème. Tout cela ressemble, un petit peu et en gros, en «…adapté…», à ce qui se passe ici en Algérie. Cela conduit à penser qu’il faut se donner la possibilité d’une espérance. Il y a un redressement possible même si quelques fois il est plus facile de croire que l’on est vraiment au fond du puit, que l’on ne peut rien faire.

Je vous ai fait cette digression pour vous montrer quels étaient les dangers énormes de l’individualisme, de la désertion de la politique, de l’écart entre la société et les institutions et, de l’autre coté, la possibilité d’espérer. Car pour revenir à mon exemple, ce qu’il y a de meilleur en France peut servir à l’Algérie. D’ailleurs, je n’ai pas rencontré un algérien qui n’avait pas vu le débat entre Royal et Sarkozy. C’est une chose formidable. Non pas parce que les algériens et les français sont proches ou parce qu’ils se sont sentis concernés mais parce que pour les algériens il s’agissait de dire «…voilà ce qu’est la démocratie…!». Les algériens ont regardé le débat avec amusement, un peu comme on regarde un match, mais aussi avec un sentiment d’envie comme je l’ai bien ressenti. Pour revenir à la France, je peux en parler avec d’autant plus d’aise que ce n’est pas mon candidat qui a gagné mais cela s’est passé d’une manière réconfortante avec un état d’esprit qui faisait contre-pied à cette période où on ne savait plus ce qu’était un français et où on ne savait plus quels étaient les repères. Je ne vois pas pourquoi cela n’aurait pas lieu dans un pays comme l’Algérie. Quels que soient les handicaps.

 

Q.O.: Mais il n y a pas le même poids des archaïsmes. L’islamisme n’a pas le même poids ici comme en France.

J.D.: Evidemment il n’y a pas les mêmes problèmes comme je le disais au départ. La comparaison est valable seulement au niveau de l’espérance à tirer d’une situation que l’on croit compromise. Je ne sais pas si Dieu donnera de la vie et de l’énergie aux actuels dirigeants et en particulier au président pour donner un coup-de-pied dans la fourmilière. Le changement, et c’est vrai, a des limitations et l’une de ces limitations, c’est que sa légitimité la plus grande pour Bouteflika c’est celle de la réconciliation et du référendum. C’est de cela que le président Bouteflika tire sa force. Il me faut dire aussi que la réconciliation signifie beaucoup pour moi car j’ai perdu beaucoup d’amis … j’ai perdu cinq amis écrivains et intellectuels durant les années 90. Je me dis qu’il fallait arrêter ça. Je me souviens que Bouteflika m’a dit, à propos des éradicateurs, qu’il n y a que les gens qui n’ont pas vécu la guerre et qui n’ont perdu personne qui ne sont pas partisans de la réconciliation. On comprend, alors, que les attentats du 11 avril à Alger ont été un coup terrible pour cette légitimité. Mais même isolé, le président continuera toujours à avoir cette légitimité référendaire. A la limite, une légitimité progressive. Surtout après les dernières législatives. Car pour le moment, il est le représentant élu de tout un peuple, là où les autres ont dû affronter des électeurs indifférents. Vous avez cependant raison de dire que certaines questions ne se posent pas ailleurs qu’en Algérie.

 

Q.O.: Dans cette vision du monde, quel serait le futur des relations entre la France et l’Algérie ?

J.D.: Quel que soit ce que vous appelez «…vision du monde…», cela peut être interprété par le sens à donner à la «…globalisation…» dont nous sommes soit les bénéficiaires, soit les victimes car il y a des bénéficiaires même parmi vous. Pour moi, avec des pays comme la Chine en particulier ou l’Inde, étant donné leur poids démographique, leur expérience technologique, leur savoir faire technique, leur rapidité d’avancer surtout pour les chinois, se posent des éléments tout à fait nouveaux pour l’économie mondiale, pour l’évolution des sociétés par exemple. Pour certains pays de la méditerranée, par exemple, l’appel à l’aide chinoise est un appel, à la fois, précieux puisqu’on en a besoin en urgence mais aussi encombrant dans la mesure où les chinois s’installent dans la durée. Ils exportent ce qu’ils font eux-mêmes. C’est à dire qu’ils sont bénéficiaires de tous les côtés. Et cette situation pose de vrais problèmes. En plus de cela, il y a ce constat à faire sur des remontées de nationalisme à cause de «…la babelisation…» des langues, de l’absence des frontières, à cause de l’Internet et de la communication. Une situation qui, curieusement, au lieu de créer des citoyens du monde, fait revivre les nationalismes. Conclusion : dans un certain sens qui n’est pas cynique, on peut dire qu’à l’époque «…pandémonium…», américano-soviétique, le monde était soumis à des dominations inhumaines mais l’équilibre des sociétés était plus grand. Autre exemple : l’impérialisme irakien disparaît, ce sont les chiites, les sunnites et les kurdes qui reviennent. Tito disparaît et c’est la guerre de Bosnie. Et je dirai même, pour faire une incidence, que aujourd’hui tout est à comprendre dans la différence qu’il y a entre un Kouchner et un Vedrine, par exemple. Pour le premier «…il faut aller partout où ça va mal…», ainsi, il a été en Bosnie dans des conditions discutables ou discutées en tout cas et que pour l’Irak, il n’avait qu’une seule obsession, la question Kurde parce que ses amis kurdes avaient été gazés avec cette conclusion que le mal absolu était Saddam Hossein et la Guerre d’Irak était justifiée par ce massacre. Pour Vedrine, il s’agit de penser simplement que «…_comme ça ne peut pas bien se passer, il ne faut pas le faire…», pour l’Irak comme ailleurs. A l’intérieur de tout ça, il y a les relations entre la France et l’Algérie qui n’ont pas bougé. L’histoire, la géographie, le partenariat, la richesse algérienne en hydrocarbures qui rend jaloux les français, le nombre des souvenirs, les liaisons etc… pèsent encore. Aujourd’hui, vous avez même une curieuse revanche de l’histoire qui fait qu’il y a plus d’algériens en France qu’il n’y avait de français en Algérie à l’époque de la colonisation. Une chose à laquelle on ne pense pas assez. Il y a aussi la fameuse expression des «…ennemis complémentaires…» qu’il ne faut pas oublier. On est condamné à vivre ensemble, en Algérie et en France. Il y a beaucoup de français qui reviennent en Algérie et ce n’est pas une boutade. Par ailleurs, si on ouvre les frontières, la proportion des algériens, candidats au départ vers la France sera énorme malgré les problèmes dans les banlieues, malgré l’injustice, la discrimination…._ Cela ne décourage personne. Ce qu’il y a à retenir, c’est que le monde est condamné à assister à des flux migratoires incontrôlables. C’est peut-être l’une des marques de l’avenir la plus importante. On ne voit pas pourquoi des gens qui n’ont rien, ne vont pas aller frapper à la porte des gens qui ont quelque chose. Et ils le font massivement, brutalement, quelques fois au prix de leurs vies. Les boat people vont revenir et ce n’est pas l’union entre les pays européens pour des projets de frontières particulières qui va y résister. Nous sommes tous concernés. Je ne vois pas pourquoi vous n’auriez pas, vous, un problème malien. Les flux migratoires sont quelque chose avec quoi il va falloir faire «…un nouveau monde…». Curieusement pour le moment, les nations qui restent «…pures…» -et je déteste ce mot- sont des nations rares. La France devient un pays mélangé, un pays de brassage, de métissage etc…, un pays qui change avec, aujourd’hui, une femme d’origine maghrébine à la tête d’un ministère fort, celui de la Justice. Pour le détail, j’ai même fait ce constat de la femme algérienne qui, dans les universités, prend sa revanche éclatante sur la société etc…

 

Q.O.: Pour revenir à Camus ?

J.D.: Camus était quelqu’un qui était fasciné par l’Islam et c’est pour cette raison qu’il en avait peur. Camus ne croyait pas à une Algérie laïque contrairement à moi. Il disait «…vous allez voir, c’est à l’échelle humaine, ce qui fait le ciment de la Révolution c’est l’Islam…». Je l’interrogeais à cette époque sur ses raisons et il répondait que «…moi j’ai appris à connaître les algériens…». Il disait que cette religion était la seule qui avait ce caractère fusionnel, équilibrant, répondant à toutes les questions, donnant l’impression de la bonne conscience. Elle offrait une formidable vision de Salut. Au moment où on y pensait, c’est lui qui avait prédit le problème religieux en Algérie contrairement à moi.

 

Q.O.: C’est une analyse qui pousse aussi à revenir sur des actualités similaires dans le monde arabe, comme le problème Palestinien, l’Irak…etc.

J.D.: Vous savez, le problème palestinien est le problème sur lequel j’ai le plus écrit dans ma vie. Un éditeur qui a compulsé mes chroniques sur quarante ans de ce conflit, m’a fait part d’une remarque dramatique en observant que ce que j’ai écrit il y a dix ans est toujours valable. Il avait été frappé par l’immobilité de l’Histoire. Mis à part quelques parenthèses avec les présidents américains Carter et Clinton, il n’y a presque rien eu de nouveau. Pour moi, il faut partir du plus simple au plus compliqué. Le plus simple c’est que je suis véritablement indigné devant la tragédie des Palestiniens entre eux. Un fratricide entre des gens qui mènent le même combat, qui partagent la même histoire. J’avais eu la même indignation lors de la guerre entre l’Irak et l’Iran. Vous voulez mon impression ? La voici : tout se passe comme si l’on ne pouvait parler de meurtre que lorsqu’il s’agit de meurtre sur des étrangers à l’Islam et que le crime entre frères était une chose tout à fait naturelle. Pour cette tragédie, je ne suis pas optimiste et j’ai toujours été partisan d’une intervention internationale, d’une «…internationalisation…» du conflit pour dégager une solution. Les Arabes ont tous des problèmes chez eux, raisons de leur immobilisme.

 

Q.O.: Vous pensez que les algériens se souviennent de Camus, en dehors des cercles d’initiés ?

J.D.: Non. Je pense cependant que Camus est toujours d’actualité. Au moins pour quelques raisons : il s’est déjà posé des questions sur la violence, sur les enfants…etc. Il est l’auteur d’une pièce de théâtre qui rappelle l’histoire d’un groupe de nihilistes russes, en 1905, qui préparait des attentats en mettant une bombe dans la carrosse d’un dirigeant de l’époque. Ils se sont cependant rétracté au dernier moment parce que dans le véhicule, il y avait des enfants. Aujourd’hui, c’est parce qu’il y a des enfants que l’on va mettre des bombes.